B. LES TRANSFERTS DE CHARGES ET LA MODIFICATION DES COMPÉTENCES

Sous réserve des quelques exceptions présentées précédemment, les transferts de charges et la modification des compétences d'une personne publique font partie des cas « classiques » d'irrecevabilité226(*). Toutefois, les aménagements qui ont pu être apportés concernant les collectivités territoriales ainsi que le nombre d'initiatives parlementaires les concernant justifient de leur consacrer un développement particulier.

1. L'irrecevabilité des transferts de charges

De nombreuses initiatives parlementaires ayant trait aux collectivités territoriales prévoient des transferts de charges, que ce soit entre l'État et les collectivités ou entre différentes strates de collectivités.

Au regard de la recevabilité financière, un transfert de charge ne consiste en effet pas en une modification de la répartition d'une charge mais en la création d'une charge pour une personne publique, compensée par la diminution d'une autre charge pour l'autre personne publique concernée. Or, la rédaction de l'article 40 de la Constitution prohibe cette compensation et prohibe toute création ou aggravation d'une charge publique. Cette dernière s'apprécie en effet à l'échelle de chaque personne publique, en l'espèce de chaque strate de collectivités territoriales, et non « toutes administrations publiques confondues ».

Dès lors, les initiatives parlementaires prévoyant de tels transferts sont en principe irrecevables, selon une jurisprudence constante à l'Assemblée nationale comme au Sénat, sous réserve des quelques exceptions jurisprudentielles développées par les commissions des finances des deux chambres afin de favoriser l'initiative parlementaire, dans le respect des exigences constitutionnelles.

a) Les transferts de charges entre l'État et les collectivités territoriales

En application du principe énoncé ci-dessus, les amendements transférant le financement d'une dépense de l'État - ou des administrations de sécurité sociale - aux collectivités territoriales sont irrecevables. C'est sur ce fondement qu'ont été déclarés irrecevables des amendements prévoyant que les agents de la fonction publique hospitalière nommés dans des fonctions de directeur d'établissements d'aide sociale à l'enfance soient automatiquement détachés dans des cadres d'emplois équivalents de la fonction publique territoriale, ce qui revenait à transférer la rémunération de ces personnels aux collectivités. Que ces amendements prévoient une compensation par l'État ne change rien à la création de la charge qui en résulte pour les collectivités.

Symétriquement, les amendements transférant à l'État une charge publique incombant aux collectivités territoriales sont irrecevables. Tel fut le cas, par exemple, d'un amendement prévoyant que l'État prenne en charge le coût des accompagnants d'élèves en situation de handicap (AESH) sur l'ensemble du temps périscolaire, alors que cette prise en charge relevait alors des communes227(*). De même, des amendements parlementaires prévoyant de transférer le financement du revenu de solidarité active (RSA) d'un département à l'État ont été déclaré irrecevables.

Le transfert de charges peut également prendre une forme moins visible, celle du transfert d'une structure coûteuse, c'est-à-dire la création d'une structure au sein d'une collectivité « compensée » par la suppression d'une structure aux missions identiques au sein de l'État, ou inversement. Le président de la commission des finances a ainsi déclaré irrecevable un amendement proposant, pour la défense contre les incendies, de substituer au Centre national de la propriété forestière, qui était un établissement public de l'État, les associations syndicales autorisées, auxquelles peuvent participer des collectivités territoriales.

b) Les transferts de charges entre collectivités territoriales

Ces règles trouvent également à s'appliquer aux transferts de charges entre catégories de collectivités territoriales. À l'instar du raisonnement retenu pour les transferts entre l'État et les collectivités territoriales, ces initiatives ne sont pas analysées comme une modification de la « répartition » de la charge mais comme la création ou l'aggravation d'une charge publique.

Cette règle trouve son fondement dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans une décision de 1976228(*), celui-ci indique que la ressource destinée à compenser la diminution d'une ressource publique doit, en particulier, « bénéficie[r] aux mêmes collectivités [...] que [celles] au profit [desquelles] est perçue la ressource qui fait l'objet d'une diminution ». Si la compensation ne peut se faire au niveau des collectivités dans leur ensemble, c'est bien que l'article 40 doit s'apprécier à un niveau inférieur, pour la perte de recettes publiques comme pour la création ou l'aggravation d'une charge publique.

En revanche, la jurisprudence de la commission des finances229(*) considère que la charge - ou la perte de recettes - n'a pas à être appréciée collectivité par collectivité, ce qui serait dans les faits souvent impossible, mais par strates de collectivités : régions, départements et bloc communal. Ce raisonnement par strate se justifie notamment par le fait que les collectivités de même catégorie bénéficient des mêmes recettes et des mêmes charges et sont donc, d'un point de vue juridique, affectées de la même manière par une initiative parlementaire.

Dès lors, en application de cette jurisprudence favorable à l'initiative parlementaire, les transferts de charge ne sont irrecevables au regard de l'article 40 que s'ils interviennent entre des collectivités appartenant à des strates différentes et non au sein d'une même strate de collectivités.

Ont ainsi été déclarés irrecevables des amendements ouvrant, aux collectivités territoriales et à leurs groupements, la possibilité de prendre en charge la rémunération des sapeurs-pompiers volontaires en arrêt de travail, en lieu et place des services départementaux d'incendie et de secours (SDIS). Une telle faculté revenait en effet à transférer aux communes une charge supportée par les SDIS, lesquels sont principalement financés par des contributions départementales. À l'inverse, un amendement prévoyant un transfert de personnel entre des communes et des EPCI a été déclaré recevable.

Concernant les structures de coopération locale - qu'il s'agisse des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), des syndicats de communes, des syndicats interdépartementaux ou des syndicats mixtes -, elles s'analysent comme des démembrements des collectivités qui en sont membres. La commission des finances estime donc que ces structures doivent être considérées comme relevant de la strate de collectivités qui les composent. Il en découle l'existence d'un « bloc régional », d'un « bloc départemental » et d'un « bloc communal » - ce dernier regroupant communes et EPCI - au sein desquels les transferts de charges sont admis. À l'inverse, lorsqu'un syndicat mixte regroupe des collectivités de strate différente, les transferts de charges entre un tel syndicat et ses membres sont irrecevables.

C'est ainsi que le président de la commission des finances a déclaré irrecevable un amendement parlementaire permettant aux syndicats mixtes ouverts de verser des fonds de concours à leurs membres pour financer le développement d'équipements publics locaux de distribution d'électricité, puisque cela revenait, pour les régions membres titulaires de la compétence, à faire porter une partie des charges publiques qui en découlent aux autres membres, dont des départements et des blocs communaux.

Distinction entre syndicat mixte ouverts et fermés

Lorsqu'il examine une initiative parlementaire portant sur des syndicats mixtes, le juge de la recevabilité financière prête une attention particulière à son fonctionnement.

Au sein des syndicats mixtes, il convient de distinguer ceux dont la composition est limitée à des collectivités du seul bloc communal (syndicats mixtes « fermés ») et ceux qui sont également « ouverts » à des collectivités territoriales ou à leurs groupements d'autres strates, voire à d'autres établissements publics (y compris les chambres de commerce et d'industrie territoriales, d'agriculture, de métiers, etc.).

Les syndicats mixtes fermés (article L. 5711-1 du code général des collectivités territoriales [CGCT]) sont soumis aux dispositions applicables aux syndicats de communes. Le régime applicable aux syndicats mixtes ouverts est quant à lui défini aux articles L. 5721-2 et suivants du CGCT.

Source : commission des finances

2. Un traitement différencié des modifications des compétences des collectivités

Les compétences sont analysées comme des charges pour les personnes publiques - État comme collectivités - auxquelles elles sont attribuées230(*). Dès lors, les règles « classiques » de la recevabilité financière sont applicables de plein droit aux initiatives parlementaires ayant trait aux collectivités territoriales.

a) La création de compétences

De manière récurrente, les amendements octroyant ou étendant les compétences des collectivités territoriales sont considérés comme irrecevables, puisqu'ils créent ou aggravent une charge publique.

Un amendement prévoyant de permettre à toutes les collectivités territoriales de pouvoir participer au financement des établissements publics et privés d'enseignement du premier et du second degré est donc irrecevable, dans la mesure où les compétences « école élémentaire » et « école secondaire » sont aujourd'hui clairement réparties, entre les communes (premier degré), les départements (collège) et les régions (lycée).

Il convient de noter que le fait qu'une compétence a pu, par le passé, être attribuée à une strate de collectivités ne rend pas recevables les amendements parlementaires visant à rétablir l'exercice de cette compétence par les collectivités concernées. C'est ainsi que le président de la commission des finances a dû déclarer irrecevables de nombreux amendements déposés lors de l'examen du projet de loi 3DS prévoyant soit d'abroger la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite loi « NOTRe »)231(*), soit de rétablir la clause générale de compétence pour les départements et les régions232(*).

Seuls peuvent être considérés comme recevables les amendements se bornant à préciser une compétence déjà exercée par une collectivité ou, pour le bloc communal, déjà exercée dans le cadre de la clause générale de compétence. Avant que la compétence en matière de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (Gemapi) ait été attribuée aux intercommunalités233(*), le juge de la recevabilité financière avait ainsi déclaré recevable un amendement attribuant cette compétence aux EPCI. Cette appréciation s'était appuyée sur plusieurs critères : la compétence n'était alors attribuée à aucune catégorie de collectivité, le bloc communal disposait de la compétence générale et, dans les faits, les ouvrages étaient principalement entretenus par les communes et les EPCI.

b) Les transferts de compétences

Par analogie avec les règles précédemment exposées sur les transferts de charges, les transferts de compétences entre l'État et les collectivités territoriales sont par principe irrecevables, quel qu'en soit le sens.

À l'instar d'une charge, un transfert de compétences s'apprécie juridiquement à l'échelle de la personne publique qui la reçoit, peu important si, en contrepartie, elle reçoit une compensation ou ne verse plus de dotation compensatrice. Dès lors, sont irrecevables les amendements qui visent à transférer à l'État la prise en charge des mineurs non accompagnés, alors que cette compétence relève aujourd'hui des départements, au titre de l'aide sociale à l'enfance. Symétriquement, le président de la commission des finances a déclaré irrecevable un amendement ouvrant la possibilité aux départements de demander à exercer la compétence « médecine scolaire », exercée par l'État.

Les transferts de compétences entre collectivités sont également irrecevables. Toutefois, selon le même principe qu'évoqué précédemment, et dans une logique favorable à l'initiative parlementaire, le juge de la recevabilité financière considère là-aussi comme recevables des amendements prévoyant un transfert de compétences au sein d'une même strate de collectivités. Ainsi :

- un amendement prévoyant de revenir sur le transfert obligatoire de la compétence « eau et assainissement » des communes à certains EPCI a été déclaré recevable, le transfert se déroulant à l'intérieur du bloc communal ;

- un amendement prévoyant que certains conseils départementaux exercent la compétence de promotion du développement économique en lieu et place des régions a été déclaré irrecevable. Le transfert de compétences proposé avait en effet lieu entre deux strates de collectivités.

Il convient de noter que des amendements qui s'affranchissent de la logique des « blocs » de collectivités constituent également des transferts de compétences. Sont donc contraires à l'article 40 de la Constitution les amendements qui proposent :

- que les collectivités soient libres de se répartir entre elles leurs compétences ;

- que l'ensemble des compétences soient transférées à l'échelon inférieur, sauf dessaisissement de la collectivité concernée (clause de subsidiarité générale) ;

- ou encore que toutes les collectivités puissent devenir des collectivités à statut particulier, pour exercer des compétences relevant aujourd'hui de plusieurs strates.

Les transferts de compétences entre collectivités peuvent revêtir des formes moins évidentes, notamment lorsqu'ils se produisent par l'intermédiaire d'une structure commune ou par la fusion de plusieurs collectivités de différents niveaux. Plusieurs cas peuvent être distingués :

- un amendement autorisant une région et des départements à intégrer une métropole. Les métropoles sont en effet une forme d'EPCI et elles exercent de plein droit des compétences relevant des communes membres. L'intégration d'un département dans une métropole revient donc à confier à ce dernier des compétences rattachées au bloc communal, ce qui rend l'amendement irrecevable ;

- un amendement parlementaire fusionnant une métropole et des départements est également irrecevable, suivant la même logique. En revanche, et depuis l'évolution jurisprudentielle intervenue au mois de juillet 2020, il est loisible au législateur de fusionner plusieurs départements par exemple, dans un objectif de rationalisation budgétaire ;

- enfin, un amendement prévoyant de transférer des compétences entre membres d'un syndicat mixte ouvert est irrecevable. Le raisonnement est le même que pour le transfert de charges, le juge de la recevabilité s'attachant à regarder si le syndicat mixte est fermé ou ouvert (cf. supra).

c) Les délégations de compétences

La délégation de compétences se distingue du transfert de compétences dans la mesure où la compétence relève toujours, juridiquement, de la collectivité délégante. De plus, la collectivité qui reçoit la délégation n'engage pas ses propres deniers, mais agit pour le compte du délégant.

Pour le juge de la recevabilité financière, il convient dès lors simplement de se demander si la collectivité délégataire pourra raisonnablement exercer cette charge sans moyens supplémentaires, ce qui revient à apprécier la délégation de compétence à l'aune des critères retenus pour apprécier une « charge de gestion »234(*).

A ainsi été déclaré irrecevable un amendement prévoyant que la Collectivité de Corse puisse déléguer à des EPCI l'ensemble des compétences qui relevaient jusqu'alors du département. Au regard de l'étendue de la délégation, celle-ci aurait nécessairement impliqué la mobilisation de moyens supplémentaires par les EPCI et se serait traduite par l'aggravation d'une charge publique pour le bloc communal.

S'agissant d'une délégation de compétence de l'État à une collectivité territoriale235(*), elle serait recevable sous les deux conditions cumulatives suivantes :

être prévue par le droit existant. Il ne serait dès lors pas possible d'excéder le champ des délégations permises par la loi. Pour mémoire, toute délégation de compétences ne peut habiliter les collectivités territoriales à déroger à des règles relevant du domaine de la loi ou du règlement, et aucune délégation ne peut relever « de la nationalité, des droits civiques, des garanties des libertés publiques, de l'état et de la capacité des personnes, de l'organisation de la justice, du droit pénal, de la procédure pénale, de la politique étrangère, de la défense, de la sécurité et de l'ordre publics, de la monnaie, du crédit et des changes ainsi que du droit électoral »236(*) ;

relever de la charge de gestion, c'est-à-dire pouvoir être exercée à moyens constants par la collectivité délégataire.

Pour résumer

Une irrecevabilité, sauf exceptions, des initiatives transférant
une charge ou modifiant les compétences d'une collectivité

· Les amendements transférant le financement d'une dépense de l'État aux collectivités territoriales ou à leurs groupements sont irrecevables, et inversement.

· Les transferts de charges entre strates de collectivités sont également irrecevables au titre de l'article 40, à l'exception des transferts au sein d'un même niveau de collectivité, notamment au sein du bloc communal, entre les communes et les établissements publics de coopération intercommunale.

· L'attribution d'une nouvelle compétence est assimilable à une charge et ne peut donc être opérée par la voie parlementaire. Le transfert d'une compétence d'une collectivité à une autre est également contraire à l'article 40, sauf s'il a lieu au sein d'une même strate de collectivités.

· Les délégations de compétences entre collectivités sont autorisées à condition que la collectivité délégataire n'ait pas à mobiliser de moyens supplémentaires pour les exercer. Il en va de même pour une délégation entre l'État et une collectivité, à condition de surcroit d'en respecter le cadre légal.


* 226 Pour la jurisprudence de portée générale, se reporter au II.A.2.d et f de la première partie.

* 227 Cette prise en charge a depuis été transférée à l'État par la loi n° 2024-475 du 27 mai 2024 visant la prise en charge par l'État de l'accompagnement humain des élèves en situation de handicap durant le temps de pause méridienne.

* 228 Conseil constitutionnel, décision n° 76-64 DC du 2 juin 1976, op. cit.

* 229 Au Sénat comme à l'Assemblée nationale.

* 230 Pour davantage de détails, se reporter au II.A.2. d de la première partie.

* 231  Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République. L'adoption de cette loi a par exemple conduit à transférer la compétence « transports » des départements aux régions.

* 232 La clause générale de compétence est un principe selon lequel une collectivité territoriale dispose d'une capacité d'intervention générale dès lors qu'il existe un intérêt public local et qu'elle n'empiète pas sur une compétence exclusive de l'État ou d'une autre collectivité territoriale. La clause générale de compétence a été abrogée pour les régions et les départements par la loi précitée n° 2015-991 du 7 août 2015.

* 233  Loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles.

* 234 Pour davantage de détails, se reporter au II. A.3.b de la première partie.

* 235 Le cadre général des délégations de compétences entre l'État et les collectivités territoriales est défini par l'article L. 1111-8-1 du code général des collectivités territoriales (CGCT). Des délégations spécifiques sont également prévues pour les métropoles (article L. 5217-2 du CGCT) et pour la métropole du Grand Paris (article L. 5219-1 du CGCT).

* 236 Article L. 1111-8-1 du code général des collectivités territoriales.

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