II. LA SOCIÉTÉ COMMERCIALE, NOUVEL ELDORADO DU FOOTBALL
La création d'une société commerciale est présentée par la LFP comme une opération de sauvetage des clubs après la pandémie de covid et la restitution de ses droits par Mediapro. L'ouverture à un fonds d'investissement a en effet permis de compenser, au moins temporairement, le manque à gagner engendré par la baisse des droits TV par rapport aux prévisions budgétaires construites à partir des montants de droits promis par Mediapro, les clubs ayant imprudemment commencé à indexer leurs dépenses sur leurs prévisions de recettes futures.
A. UNE OPÉRATION DE SAUVETAGE DES CLUBS
Le départ de Mediapro a entraîné un manque à gagner considérable pour la LFP, qui est venu s'ajouter à celui subi directement du fait de la pandémie de covid-19, la France étant le seul grand championnat où la compétition a été interrompue en cours de saison.
1. Des clubs en péril ?
La défaillance d'un diffuseur est un événement rare. Quelques précédents existent, notamment en Angleterre, où le groupe ITV Digital, qui avait acheté les droits de l'English football League (c'est-à-dire des divisions inférieures à la Premier League) en 2002 a, par la suite, fait défaut, entraînant la faillite de quatorze clubs professionnels. On peut aussi citer les cas de Setanta Sports en 2009 (au Royaume-Uni) ou encore de Kirch Media en 2002 (en Allemagne).
En France, la saison 2019-2020 a subi le choc de l'arrêt du championnat et de l'arrêt subséquent des versements de droits TV, de recettes matchs, etc.
L'État a alors mis en place plusieurs dispositifs de compensation :
Ø des aides à la billetterie, estimées à 75 millions d'euros sur trois exercices (soit 36 % des compensations billetterie) ;
Ø un dispositif de réduction de charges, incluant le chômage partiel, l'exonération de charges et l'aide aux coûts fixes, représentant en tout environ 520 millions d'euros ;
Ø un recours de la plupart des clubs à un PGE (Prêt Garanti par l'État) pour plus de 550 millions d'euros au total ;
Ø le recours de la LFP à un PGE en mai 2020 (225 millions d'euros) pour compenser l'absence de versement de droits TV.
L'État a donc pris en charge l'essentiel des effets immédiats de la pandémie. Cependant, il n'était pas tenu de compenser les conséquences du retrait du diffuseur, d'autant que ce départ s'expliquait par des raisons plus structurelles que conjoncturelles, la justification par le covid étant insuffisante. Pour faire face aux impayés de Mediapro, la LFP a souscrit un emprunt à court terme de 120 M€ auprès de la banque JP Morgan.
Or, après la défection de Mediapro, les droits audiovisuels ont sensiblement baissé par rapport à ce qu'ils étaient au cours du cycle précédent (663 M€ contre 748 M€). L'impact de cette baisse non négligeable a été amplifié par le fait que les clubs avaient prévu des revenus dépassant le milliard d'euros et qu'ils avaient commencé à engager les dépenses correspondantes pour la saison 2020-2021, qui devait être la première saison d'une ère nouvelle pour le football français.
Comme l'a indiqué Jean-Marc Mickeler, président de la Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG), lors de son audition, la survie des clubs était en jeu : « les déficits cumulés des saisons 2019-2020, 2020-2021 et 2021-2022 s'élèvent à 1,6 milliard d'euros. C'est pourquoi je parle de « survie ». Pour la saison 2019-2020, les pertes s'élèvent à 270 millions d'euros, pour 2020-2021, elles atteignent 685 millions d'euros, et pour 2021-2022, elles sont de 601 millions d'euros. Ces chiffres tiennent compte des aides d'État, des droits de substitution et des abandons de comptes courants significatifs réalisés par les actionnaires de l'époque »19(*).
De fait, le football français a connu deux saisons très difficiles. Une forte baisse du résultat net total de la Ligue 1 et de la Ligue 2, après opérations de mutation, a été observée. La conjoncture a exacerbé une situation où la majorité des clubs présentent de toute façon structurellement un déficit d'exploitation, plus ou moins compensé, chaque année, par les revenus provenant des opérations de mutation, c'est-à-dire des transferts de joueurs.
Ainsi, en 2019-2020, le résultat net cumulé Ligue 1+Ligue 2 (-270 M€) correspond à un résultat hors mutations de -1,2 Md€. En 2020-2021, ce résultat net (-685 M€) correspond à un résultat hors mutations de -1,3 Md€.
Les clubs produisent ainsi structurellement un déficit d'exploitation de l'ordre de 1,2 Md€ chaque année.
RÉSULTAT NET (LIGUE 1 + LIGUE 2), M€
Source des données : DNCG (résultat net y compris mutations)
La pandémie et le départ de Mediapro ont eu, pour les clubs professionnels, quatre conséquences majeures :
- des pertes cumulées de 1,6 Md€ sur trois ans ;
- un doublement de l'endettement qui est passé d'environ 500 millions d'euros à plus d'un milliard d'euros ;
- une division par deux des fonds propres ;
- un manque à gagner de 530 M€ par an pour les clubs de Ligue 1, compte tenu de l'accord avec Amazon par rapport à ce qui était prévu avec Mediapro.
Compte tenu du déficit d'exploitation structurel des clubs, les actionnaires jouent un rôle crucial dans le modèle économique du football professionnel.
On observera toutefois que les apports d'actionnaires (capitaux propres et comptes courants d'actionnaires) ont baissé au cours des saisons 2020-2021 puis 2021-2022, par rapport à leurs niveaux élevés des trois saisons précédentes. Ces apports ont à nouveau augmenté en 2022-2023.
En définitive, la situation post-2020 n'a pas entraîné de faillites de clubs. Les clubs de football sont-ils « too big to fail » (trop gros pour faire faillite), ou plutôt, « too small to fail » (trop petits pour faire faillite)20(*) ? Un club de football peut-il faire faillite, compte tenu de son importance socio-économique, considérée au regard des montants financiers relativement modestes en jeu ?
Entre 1975 et 2019, on recense 45 faillites de clubs professionnels, ayant entraîné la rétrogradation et la perte du statut professionnel, dont seulement deux en Ligue 1 : s'agissant du Stade Brestois en 1991 et du SC Bastia en 2017. Les clubs relégués finissent généralement par remonter dans les divisions supérieures, comme ce fut le cas pour les clubs de Brest, de Bastia, mais aussi de Strasbourg et de Grenoble (après des dépôts de bilan en 2011 pour ces deux clubs).
Compte tenu de l'importance historique des Girondins de Bordeaux, on peut espérer une trajectoire similaire, à la suite du dépôt de bilan récent (juillet 2024), et ce malgré l'échec de la revente de ce club au groupe américain Fenway.
Certes, les clubs ne meurent jamais, ou très rarement, mais leur survie peut avoir un coût important pour la collectivité et se faire au prix de transformations profondes, au risque d'une perte d'identité, en cas de reprise par des fonds internationaux ou d'intégration à un groupe multipropriétaire.
2. Une quête d'« argent frais »
Au moment de la crise de la fin 2020, l'idée de recourir à la création d'une société commerciale n'était pas nouvelle. Elle était en circulation depuis un moment.
Cette idée n'impliquait pas nécessairement une levée de capital auprès d'un fonds d'investissement :
Ø Premier League, la société commerciale responsable de la gestion du championnat de première division anglais, n'a pas ouvert son capital à un investisseur financier. Seuls les clubs en sont actionnaires, sous le contrôle de la fédération anglaise (Football association) ;
Ø En Allemagne, DFL e.V (Deutsche Fussball Liga e.V) est une association qui regroupe les clubs de première et deuxième division, dont la branche commerciale est constituée sous forme de société à responsabilité limitée (DFL GmbH). Tout comme Premier League, cette société n'a pas ouvert son capital à un investisseur financier.
En France, le départ de Mediapro a créé l'opportunité de mettre en oeuvre ce projet dans une double dimension : création d'une société commerciale et partenariat avec un investisseur financier.
Afin de permettre à la LFP d'accroître ses ressources, le rapport de nos collègues Jean-Jacques Lozach et Claude Kern sur la gouvernance du football professionnel21(*) de 2017 proposait de « permettre à la LFP, si elle le souhaite, de créer une filiale sous forme de société commerciale pour négocier les droits audiovisuels et les autres recettes commerciales, la ligue restant compétente pour répartir le produit des ventes et exercer ses compétences régaliennes ».
Ce projet était principalement motivé par le souci de simplifier la gouvernance de la Ligue :
« La structure associative de la Ligue peut, à cet égard, constituer un inconvénient puisque la gouvernance associative rend souvent difficile la prise de décision et que le secret des délibérés dans ce type de structures n'est pas nécessairement respecté par tous les acteurs ».
Le rapport de nos collègues préconisait, dès lors, une évolution sur le modèle du championnat allemand, avec la création d'une filiale chargée de négocier les droits commerciaux.
Le rapport précité de notre collègue député Cédric Roussel aboutissait, en 2021, à une proposition un peu différente, cohérente avec le texte de la proposition de loi pour « démocratiser le sport en France » adoptée à l'Assemblée nationale en mars 2021. Cette proposition était, ici, explicitement motivée par une possible entrée d'« argent frais » :
« Lors de l'ensemble de nos auditions liées à cette mission d'information, nous avons chaque fois interrogé nos interlocuteurs sur les intérêts et les objectifs recherchés par la création d'une société commerciale par la Ligue en vue de l'exploitation et la gestion des droits.
La réponse majoritairement reçue a été d'une part un meilleur cadre organisationnel rendant plus efficace la commercialisation des droits TV sportifs et d'autre part l'opportunité, à l'occasion de cette création, d'ouvrir le capital à des investisseurs privés en échange d'une rentrée d'argent « frais » - comme précisé par Javier Tebas, Président de la Liga - permettant d'accompagner davantage les clubs professionnels de football dans leur structuration et leur professionnalisation et, à terme, leur attractivité et leur compétitivité. »22(*)
Fin 2021, le championnat espagnol a en effet conclu un partenariat avec le fonds d'investissement CVC.
En France, l'appel à un fonds d'investissement est apparu comme une nécessité pour sauver le football français : « si tout allait bien, ce ne serait pas nécessaire »23(*), affirmait Vincent Labrune au Sénat en décembre 2021, lors d'une audition préalable à l'examen de la proposition de loi visant à démocratiser le sport en France.
D'après Jean-Marc Mickeler, président de la DNCG, « les aides de l'État ont été substantielles et ont joué un rôle crucial dans la survie des clubs. Cependant, ces aides n'auraient pas été suffisantes sans l'intervention des actionnaires existants notamment les fonds d'investissement déjà présents au capital d'un certain nombre de clubs, mais également sans la création de la société commerciale par la Ligue »24(*).
Les clubs n'avaient en effet pas attendu les premiers versements de Mediapro pour augmenter leurs dépenses. Avant même la signature définitive du contrat avec Mediapro, la masse salariale des clubs français avait augmenté de 400 millions d'euros. Par la suite, malgré les mises en garde de la DNCG, les clubs ont bâti leurs budgets sur les perspectives offertes par l'appel d'offres de 2018, sans garantie des recettes correspondantes. Le « milliard » d'euros de droits restait pourtant virtuel.
L'attribution des droits à Amazon a conduit à un manque à gagner de plus de 500 M€ euros par an pendant trois ans, soit environ 1,5 milliard d'euros : c'est précisément le montant levé, un an plus tard, auprès de CVC. L'objectif était de passer ainsi un cap difficile en attendant le retour à une normalité supposée.
S'il était concevable que le départ de Mediapro soit un accident, il était plus risqué de considérer que le montant obtenu auprès d'Amazon, quelques mois plus tard, l'était aussi.
C'est pourtant ce qu'a fait la LFP dans le plan d'affaires bâti pour monter l'opération avec CVC. Grâce aux fonds apportés par CVC, les clubs ont pu continuer à vivre sur l'illusion d'une ligue valant « un milliard », dans l'attente de l'appel d'offres de 2023, qui devait, d'après Vincent Labrune, et dans l'esprit de nombreux présidents de clubs, confirmer cette estimation.
3. Capital ou dette : une voie toute tracée
Le 10 décembre 2020, alors qu'une solution de sortie amiable était sur le point d'être trouvée, dans le cadre de la conciliation avec Mediapro, l'Assemblée générale de la LFP a adopté des modifications statutaires pour permettre la création d'une filiale commerciale. La LFP s'arrogeait ainsi la compétence d'« effectuer, directement ou indirectement, le cas échéant par le biais de structures tierces desquelles elle pourrait être membre ou associée, toutes opérations juridiques, financières ou commerciales en rapport avec son objet ». Conformément à l'article R.132-8 du code du sport, cette modification a été approuvée par un arrêté ministériel en date du 21 mai 2021, malgré les questions juridiques posées par l'introduction d'une telle « structure tierce », dont la forme juridique n'était pas précisée, au sein de l'architecture prévue par le code du sport et compte tenu de la subdélégation de service public de la Ligue.
Suite à l'élection de Vincent Labrune à sa présidence, la LFP avait été contactée par les banques d'affaires Lazard Frères et Centerview Partners France, qui lui ont proposé leur assistance dans l'étude des modalités d'une opération de levée de fonds pour faire face aux difficultés rencontrées.
D'après Jean-Michel Roussier, la banque Rothschild avait déjà étudié ce sujet de la société commerciale, avant l'arrivée de Vincent Labrune à la présidence de la LFP. Une étude aurait été remise en août 2020. Didier Quillot, ancien directeur général de la LFP, n'a pas confirmé cette information à la mission. Rothschild fut, un peu plus tard, conseil de CVC dans la réalisation du partenariat avec la LFP.
Les deux banques d'affaires ont d'abord travaillé séparément, à l'automne 2020, avant de joindre leurs efforts à compter de janvier 2021. Début 2021, la LFP a mandaté le cabinet Darrois Villey Maillot Brochier pour l'accompagner dans sa réflexion sur le plan juridique.
Pour combler son besoin de financement, la société commerciale de la LFP pouvait recourir à de la dette, à une augmentation de capital ou à une combinaison de ces deux options. La première option n'impliquait pas nécessairement la création d'une société commerciale, contrairement à la deuxième option.
Les deux options (dette ou capital) ont été maintenues ouvertes, au moins en apparence, jusqu'à l'automne 2021.
CAPITAL VS DETTE : AVANTAGES (+) ET INCONVÉNIENTS (-)
Capital |
Dette |
- Durée illimitée |
+ Durée limitée |
- Partage gouvernance et stratégie |
+ Contrôle gouvernance et stratégie |
+ Alignement des intérêts des partenaires |
- Risque si baisse des revenus - Risque si hausse des taux d'intérêt |
+ Pas de capital à rembourser |
- Remboursement capital et intérêts |
+ Opération considérée comme positive |
- Opération perçue négativement |
Toutefois, aucun établissement bancaire n'a été sollicité et aucun ne s'est manifesté pour fournir le 1,5 milliard d'euros recherché. Par la suite, CVC a néanmoins financé la moitié de son apport à l'opération avec la LFP par recours à l'endettement.
Présenter l'hypothèse d'un financement à 100 % par la dette était le meilleur moyen d'éliminer cette possibilité. Compte tenu du niveau d'endettement de la LFP et des clubs, l'hypothèse d'un recours à l'endettement, à hauteur de 1,5 milliard d'euros paraissait, légitimement, aberrante. La LFP s'était déjà endettée de 345 millions d'euros en 2020, après avoir souscrit un PGE pour faire face à l'arrêt du championnat (225 M€) et un emprunt à court terme auprès de l'établissement JP Morgan pour faire face au départ de Mediapro (120 M€).
Néanmoins, une solution aurait pu consister à monter un financement combinant endettement et apport en capital, afin de limiter la dilution subie par les clubs au capital de la société commerciale. Une telle combinaison aurait mérité d'être étudiée de façon approfondie, avec différents acteurs bancaires et financiers, afin d'être présentée en toute objectivité aux clubs.
Le 20 octobre 2021, une présentation à sens unique est faite au collège de Ligue 1 : la voie du recours à l'emprunt y est très rapidement évoquée, pour être écartée. La réflexion sur le calendrier et les modalités de l'opération de création d'une MediaCo en partenariat avec un fonds d'investissement est alors déjà très avancée. C'était déjà le sens de la modification de ses statuts par la LFP en décembre 2020.
En l'absence d'étude approfondie d'une solution mixte combinant dette et capital, un doute légitime subsiste sur les motivations du choix de recourir exclusivement à une augmentation de capital. Les dirigeants de la LFP avaient, objectivement, un intérêt personnel à ce choix qu'ils ont proposé par la suite au conseil d'administration, sans proposer d'alternative crédible. L'opération d'ouverture du capital à CVC a en effet justifié des bonus importants, qui auraient été probablement moindres si cette opération s'était accompagnée d'une augmentation de l'endettement de la Ligue.
* 19 Audition du 23 mai 2024.
* 20 L'Argent du football, vol. 1- L'Europe de Luc Arrondel et Richard Duhautois (éditions rue d'Ulm, 2022).
* 21 Rapport d'information n° 437 (2016-2017) de MM. Jean-Jacques LOZACH et Claude KERN, fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, déposé le 22 février 2017, « Muscler le jeu du football professionnel ».
* 22 Rapport de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale sur les droits de diffusion audiovisuelle des manifestations sportives, n° 4815, déposé le 15 décembre 2021.
* 23 Audition du 8 décembre 2021.
* 24 Jean-Marc Mickeler, président de la DNCG, lors de l'audition du 23 mai 2024.