C. LE CHOIX D'AMAZON : NOUVEAU PARI, NOUVEAUX RISQUES

1. Un manque à gagner considérable

En février 2021, le conseil d'administration de la LFP a attribué les droits précédemment détenus par Mediapro sur la fin de la saison en cours (2020-2021) à Canal+, pour 35 M€. Cette solution a été préférée à une reprise de l'activité de la chaîne Téléfoot en direct par la LFP. À ce sujet, Jean-Pierre Caillot, président du collège de Ligue 1 et du Stade de Reims, a affirmé : « nous avons accepté de brader à 35 millions d'euros la fin du championnat, pour redonner une chance à Canal+ et repartir sur des bases saines de négociation »6(*).

Néanmoins, une consultation de marché avait été lancée en janvier 2021 pour réattribuer les lots rendus par Mediapro en décembre 2020, et ces lots seulement, pour les trois saisons ultérieures.

Un rapprochement avec Canal+ était alors possible, mais ce n'est pas la voie qui a été suivie par la LFP.

Canal+ n'avait pas émis de proposition formelle de reprise des droits pendant la période de conciliation entre Mediapro et la LFP, en novembre-décembre 2020. Le groupe sollicitait l'organisation d'un nouvel appel d'offres global.

Lors du conseil d'administration de la LFP du 18 décembre 2020, Vincent Labrune indiquait que « malgré les difficultés, s'il faut se réjouir du dialogue apaisé, serein et constructif mis en place avec Canal+, il n'en demeure pas moins que les négociations futures seront extrêmement complexes avec les opérateurs intéressés ».

Le groupe Canal payait en effet très cher sa part de droits repris à beIN Sports (332 M€) et qui portait sur 20 % des matchs seulement. Le groupe jugeait cette situation inéquitable et manifestant un abus de position dominante de la part de la LFP, qui aurait dû, selon lui, résilier le contrat portant sur le lot 3. Le principal enchérisseur à l'appel d'offres de 2018 n'ayant pu tenir ses engagements, le déroulement de cet appel d'offres et son issue paraissaient, pour Canal+, pouvoir être remis en cause. Canal+ souhaitait que la LFP lance un nouvel appel d'offres global sur l'intégralité des droits, incluant le lot 3 racheté à beIN Sports.

La LFP n'a pas souhaité récupérer ce lot attribué trois ans plus tôt contre un montant de droits devenu particulièrement bienvenu pour soutenir les clubs dans les circonstances nouvelles.

L'Autorité de la concurrence a rejeté la saisine de Canal+ et validé l'approche de la LFP, considérant que le contrat portant sur le lot 3 était régulièrement formé et parfaitement exécuté7(*). Cette décision de l'Autorité de la concurrence a été confirmée en appel8(*). Canal+ a persisté dans ce que la LFP estime être une stratégie de harcèlement judiciaire, qui a abouti à 12 décisions au fond et en référé, rendues notamment par le Tribunal de commerce de Paris, l'Autorité de la concurrence, la Cour d'appel de Paris et le Tribunal judiciaire de Paris (concluant toutes au bien-fondé de la position de la LFP).

Le volet judiciaire du conflit entre Canal+ et la LFP, s'agissant de l'attribution des droits de la Ligue 1 à Amazon le 11 juin 2021, n'est pas éteint.

Le 25 septembre 2024, la Cour de cassation a en effet rendu deux arrêts :

Ø Le premier arrêt9(*) est défavorable à Canal+. Il porte sur le litige initié par Canal+ auprès de l'Autorité de la concurrence.

La Cour de cassation rejette le pourvoi de Canal+ contre l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 30 juin 2022, qui avait confirmé le rejet par l'Autorité de la concurrence des demandes de Canal+ ;

Ø Le second arrêt10(*) est, lui, favorable à Canal+ et à beIN Sports. Il porte sur le litige initié par ces deux sociétés auprès du tribunal de commerce de Paris.

La Cour de cassation annule l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 3 février 2023, qui avait confirmé le rejet par le tribunal de commerce des demandes de Canal+ et de beIN.

Elle reproche à la cour d'appel de Paris de s'être appuyée sur la décision précitée du 30 juin 2022, qui portait sur une décision de l'Autorité de la concurrence. D'après la Haute juridiction, « pour motiver sa décision, le juge ne peut se borner à se référer à une décision antérieure, intervenue dans une autre cause ». « L'Autorité [de la concurrence] s'étant, par sa décision, bornée à rejeter sa saisine faute d'éléments suffisamment probants, il n'en résultait aucune présomption, fût-elle-même seulement réfragable, que l'attribution de gré à gré à la société Amazon des lots restitués par la société Mediapro n'était pas constitutive d'un abus de position dominante sur le marché aval des droits de diffusion télévisuelle ». Par conséquent, il appartenait à la cour d'appel « d'examiner elle-même l'existence d'une discrimination tarifaire ».

Cet arrêt porte par définition sur des questions de droit et non sur les faits en cause. Ses motifs ne sauraient toutefois être assimilés à de simples « raisons de technique procédurale » comme le fait la LFP dans son communiqué du 27 septembre 2024.

La Cour d'appel de Paris devra en effet statuer de nouveau, sans pouvoir s'appuyer sur les décisions de sa chambre de régulation économique ni sur celle de l'Autorité de la concurrence.

Un nouvel arrêt d'appel, s'il était défavorable à la LFP, pourrait avoir des effets désastreux pour le football professionnel. Le groupe Canal+ évalue, en effet, son préjudice à environ deux tiers des montants acquittés pour le lot n° 3 pendant trois saisons (soit environ 670 M€).

Canal+ vs LFP : un feuilleton sur plusieurs saisons

Ø 19 janvier 2021 : lancement par la LFP d'une consultation de marché, à laquelle participeront Amazon, Discovery et DAZN, mais qui sera déclarée infructueuse en raison de la non-atteinte des prix de réserve fixés par la LFP.

Ø 26 janvier 2021 : saisine par Canal+ du tribunal de commerce de Paris. Rejet des demandes de Canal+ par jugement du 11 mars 2021. Confirmation de ce jugement par la cour d'appel de Paris le 3 février 2023. Annulation de la décision de la cour d'appel de Paris par un arrêt de la Cour de cassation du 25 septembre 2024.

Ø 29 janvier 2021 : saisine par Canal+ de l'Autorité de la concurrence. Rejet des demandes de Canal+ le 11 juin 2021. Confirmation de la décision de l'Autorité de la concurrence par la cour d'appel de Paris le 30 juin 2022. Rejet du pourvoi de Canal+ par un arrêt de la Cour de cassation du 25 septembre 2024.

Ø 11 juin 2021 : attribution à Amazon (de gré à gré) de 8 matchs hebdomadaires pour 250 M€ alors que Canal+ diffuse 2 matchs pour 332 M€ en vertu de l'appel d'offres de 2018.

Ø 2 novembre et 24 décembre 2021 : nouvelle saisine de l'Autorité de la concurrence sur l'attribution des droits à Amazon. Rejet le 30 novembre 2022. Pas d'appel.

Dans ce contexte conflictuel avec Canal+, la consultation lancée début 2021 a été infructueuse, les prix de réserve fixés par la LFP n'ayant pas été atteints. Ni Canal+ ni beIN Sports n'ont participé à cette consultation.

À la suite d'une procédure de négociation de gré à gré, les anciens lots de Mediapro ont été attribués par la LFP à Amazon le 11 juin 2021, pour 259 M€, dont 250 M€ pour la Ligue 1 et 9 M€ pour la Ligue 2. Amazon s'engageait, en outre, à payer les coûts de production des matchs (25 M€).

Par rapport au contrat signé quelques années plus tôt avec Mediapro, le manque à gagner pour le football français était considérable, de l'ordre de 530 M€ par an. Les droits domestiques s'élevaient, dès lors, à 663 M€ annuels, dont 624 M€ pour la Ligue 1. Ce montant était en baisse de 46 %, par rapport aux 1,154 Md€ anticipés par les clubs.

DROITS DOMESTIQUES ANNUELS (2019 À 2024)

Titulaire

Montant (M€)

Ligue 1 

 

Canal+ (via beIN Sports)

332

Amazon

250

Free

42

Total Ligue 1

624 M€

Ligue 2

 

beIN Sports

30

Amazon

9

Total Ligue 2

39 M€

Total Ligue 1 + Ligue 2

663 M€

2. Un pari sur les GAFA qui n'a pas porté ses fruits

Avec Amazon, la LFP choisissait, de nouveau, une solution inédite. Après Mediapro, le football français se tournait vers les GAFA11(*).

Amazon avait déjà manifesté son intérêt pour les droits sportifs français en achetant les matchs du soir du tournoi de Roland Garros en 2021 pour 15 M€, afin de les proposer dans le cadre de son service de streaming Amazon Prime video. À l'étranger, Amazon détenait déjà des matchs de NFL (football américain), de Premier League (en Angleterre) et de Ligue des champions (en Allemagne et en Italie).

Le montant du contrat obtenu par la LFP était loin de ce que les dirigeants de clubs estimaient être la valeur à long terme du football français. Certains d'entre eux faisaient toutefois le pari que l'arrivée des géants d'internet sur le marché des droits sportifs français permettrait d'en relancer la dynamique, la présence durable sur ce marché du diffuseur historique, Canal+, étant considérée comme acquise :

« C'est là où la solution proposée par Vincent Labrune est formidable. Elle permet d'associer le leader de demain tout en ayant la possibilité d'avoir Canal pour faire la transition », affirmait Jean-Michel Aulas, alors président de l'Olympique Lyonnais12(*). Attirer Amazon devait permettre d'élargir le nombre de téléspectateurs potentiels, grâce à un socle d'abonnés substantiel.

Jean-Michel Aulas a développé cette vision lors de son audition par la mission d'information : « Il faut dépasser l'histoire et plutôt partir des technologies, passer d'un système linéaire à une approche fondée sur internet, où chacun peut avoir accès à de multiples offres. La valeur est déterminée à un instant donné par le nombre d'utilisateurs potentiels d'un certain nombre de droits. Elle n'est évidemment pas du tout la même quand on parle de 1 million ou de 100 millions d'abonnés potentiels ».13(*)

En choisissant Amazon, les présidents de clubs ont vu une opportunité d'attirer les GAFA sur le marché des droits sportifs français. Ils ont minimisé le risque que la Ligue 1 ne soit pour Amazon qu'un produit accessoire, lui servant pendant quelques années à promouvoir en France son activité principale, à savoir la livraison gratuite, associée à un service de streaming (Prime video). Ils ont aussi probablement voulu sanctionner, ou au moins challenger Canal+, tout en sous-estimant la capacité du diffuseur historique à rebondir en proposant d'autres contenus. Ils n'ont pas pleinement mesuré que le football français pourrait avoir davantage besoin de Canal+, à long terme, que l'inverse.

Lorsqu'Amazon était titulaire des droits du football, les matchs étaient accessibles aux abonnés Prime (7 €/mois ou 70 €/an), moyennant un coût supplémentaire (le « pass Ligue 1 » à 15 €/mois ou 99 €/an). Le parc d'abonnés aurait atteint 1,8 million.

Amazon espérait consolider son implantation en France en popularisant les services Prime grâce à la Ligue 1. Cette approche limitait les perspectives de partenariat de long terme, d'autant que l'exploitation de la Ligue 1 s'est révélée déficitaire. Le cabinet NPA Conseil estime que la diffusion de la Ligue 1 a engendré, pour Amazon, des pertes directes de l'ordre de 250 M€ sur deux saisons. Le « pass Ligue 1 » n'a pas démontré de capacité à attirer en nombre de nouveaux abonnés vers Amazon Prime14(*). Le géant américain du commerce en ligne s'est retiré après trois saisons.

La couverture de la Ligue 1 par Amazon a été jugée plutôt positivement en raison de sa relative accessibilité financière, mais aussi de sa qualité technique et éditoriale. Force est de constater, toutefois, qu'Amazon n'était pas le partenaire de long terme dont le football avait besoin.

D'après Cyril Linette, « en passant de Canal à Prime Video, les audiences avaient déjà été divisées par 5 ». Par la suite, « en passant de Prime Video à DAZN, elles sont devenues marginales »15(*).

La visibilité de la Ligue 1 auprès du public ne semble pas constituer une priorité pour les présidents de club. La valeur du produit à moyen terme en dépend pourtant.

3. Un divorce acté avec Canal+

L'offre d'Amazon était préférée à une offre conjointe de Canal+ et de beIN Sports. Dès l'annonce de l'attribution des droits, le 11 juin 2021, Canal+ a annoncé se retirer de la diffusion de la Ligue 1, démentant ainsi la possibilité d'un nouvel écosystème concurrentiel fructueux pour le football français qui aurait associé le principal acteur historique et les géants internationaux du numérique.

Vincent Labrune a affirmé devant la mission d'information que ce choix était d'abord celui des présidents de club : « Un président de la Ligue ne dirige pas seul (...) j'ai été confronté à un (...) principe de réalité : la panique des présidents de club, qui ont tout de suite priorisé le montant garanti »16(*).

Ø On peut toutefois regretter que le choix d'Amazon ait reposé sur une présentation peu équilibrée des deux offres concurrentes par la LFP, lors de la réunion du conseil d'administration au cours de laquelle cette décision a été prise. Dans cette présentation : les montants fixes proposés par Canal+ et beIN Sports étaient présentés comme conditionnés à des objectifs ;

Ø l'offre d'Amazon était comparée, non à l'offre globale de ses concurrents, mais uniquement à la part fixe de cette offre.

L'offre d'Amazon permettait d'atteindre, en cumulant l'ensemble des droits, un montant de 663 M€ annuel. Ce montant était comparé par la Ligue à celui obtenu grâce à la seule part fixe de l'offre Canal+/beIN (595 M€). Or l'offre Canal+/beIN comportait aussi une part variable, permettant d'espérer un montant de droits de 673 M€ en moyenne chaque année sur trois ans.

Considérer l'offre d'Amazon comme mieux-disante était donc discutable d'autant que le prix n'est pas le seul paramètre à considérer dans une telle négociation.

Échaudés par l'affaire Mediapro, les présidents de clubs ont considéré la part variable comme un risque majeur, une nouvelle épée de Damoclès pour le championnat français.

Le principe même d'une part variable a été rejeté. Aucune discussion approfondie n'a eu lieu à ce sujet17(*), notamment quant à la capacité à réaliser les objectifs qui conditionnaient le versement de la part variable.

Cette part variable s'établissait ainsi :

Ø 35 M€ la première année (2021-2022), si un parc moyen cible de 2,3 millions d'abonnés était atteint ;

Ø 96 M€ la deuxième année (2022-2023), pour un parc moyen cible de 3,9 millions d'abonnés ;

Ø 103 M€ la troisième année (2023-2024), pour un parc moyen cible de 4,2 millions d'abonnés. Ce nombre correspondait au parc d'abonnés de beIN Sports en 2018, année où la chaîne a diffusé la Coupe du monde de football.

Dans l'hypothèse où les objectifs étaient atteints, l'offre de Canal+/beIN assurait une large visibilité au championnat français et lui permettait de percevoir près de 700 M€ de droits en fin de cycle. Les objectifs étaient ambitieux, notamment la troisième année, mais pas inatteignables puisque beIN Sports comptait alors plus de 4 millions d'abonnés.

La prudence l'a emporté sur l'ambition.

Comme le note le procès-verbal du conseil d'administration de la LFP du 11 juin 2021, l'offre proposée par Canal+/beIN offrait « une exposition très qualitative de la Ligue 1 et de la Ligue 2 » tandis que celle d'Amazon était « à ce jour, à construire », à partir d'un parc d'environ 9 à 10 millions d'abonnés au service « Prime » d'Amazon, sans que les modalités du futur « pass Ligue 1 » ne soient très claires.

Pour reprendre les mots de Pierre Maes lors de son audition :

« Quand un acteur domine dans votre pays, vous faites en sorte que la relation commerciale soit fluide, ce qui n'exclut pas, bien sûr, quelques couacs ; mais on ne peut pas se mettre à dos l'opérateur principal qui, en plus d'être la principale chaîne de télévision payante, est incontournable dans la distribution (...). L'attribution des droits à Amazon a été une autre de ces décisions absurdes. On a lu qu'il aurait fallu être fou pour refuser Amazon, mais ce n'était pas le cas dès lors qu'Amazon payait le tiers du prix que s'était engagé à payer Mediapro ! Donc, entre 2018 et 2021, en trois ans, il a été acté que les droits valaient trois fois moins. On avançait qu'Amazon était un laboratoire, la Ligue 1 lui servant de test avant d'investir massivement. Aujourd'hui, on n'en entend même plus parler dans l'attribution des droits qui est en cours ».18(*)


* 6 Audition du 20 juin 2024.

* 7 Décision 21-D-12 du 11 juin 2021 de l'Autorité de la concurrence.

* 8 Arrêt de la cour d'appel de Paris du 30 juin 2022.

* 9 Cour de cassation, arrêt du 25 septembre 2024 sur le pourvoi n°22-19.57 (de Canal+).

* 10 Cour de cassation, arrêt du 25 septembre 2024 sur les pourvois n°D23-13.067 (de Canal+) et n° T23-14.828 (de beIN Sports).

* 11 Google, Apple, Facebook, Amazon : les géants du secteur numérique.

* 12 Le Progrès, 14 juin 2021.

* 13 Audition du 20 juin 2024.

* 14 NPA Conseil, 2 mai 2023.

* 15 Audition du 25 septembre 2024.

* 16 Audition du 26 juin 2024.

* 17 D'après le compte rendu du conseil d'administration de la LFP du 11 juin 2021.

* 18 Audition du 7 mai 2024.

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