C. LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE DES ENTREPRISES, EN MAL DE RENTABILITÉ IMMÉDIATE ?

1. Face au paradoxe d'une transition nécessaire, mais peu financée, mieux mobiliser les financements bancaires

Les entreprises entendues ont également exprimé leurs difficultés à financer même en partie, via le crédit bancaire, leurs investissements dans la transition écologique de leur activité. Pourtant, celle-ci repose en partie sur des investissements matériels comme l'acquisition d'une nouvelle flotte de véhicules, la réfaction des locaux, ou la conversion de l'équipement de production.

Mais les projets liés à la transition écologique sont encore souvent perçus par certains établissements bancaires comme des « investissements peu rentables » ou des dépenses difficiles à amortir. Comme ont pu l'exprimer certains dirigeants d'entreprise : « un investissement durable n'offre pas forcément une meilleure productivité, et augmente parfois même les coûts : les banques nous demandent comment nous allons compenser ces coûts pouvoir les rembourser à court terme ».82(*) Beaucoup ont formulé le sentiment que les critères d'instruction des demandes de prêt favorisent la rentabilité rapide des investissements mais négligent les transformations de long terme.

De ces auditions, il ressort un net paradoxe.

D'une part, les investissements durables sont plus difficiles à financer, à tout le moins par le financement bancaire, que les investissements productifs « classiques ».

D'autre part pourtant, les exigences de la réglementation se durcissent (verdissement des flottes professionnelles ; performance énergétique des bâtiments ; éco-conception ; caractéristiques environnementales...) ; les attentes en matière extra-financière se développent fortement ; et l'on sait que la performance écologique des entreprises jouera à court terme un rôle déterminant pour leur pérennité, leur compétitivité et leur accès au financement.

Tout l'enjeu est donc d'assurer aux entreprises les moyens de passer ce cap et d'enclencher le cercle vertueux de la transition.

Face à ces difficultés, une part croissante des entreprises se tourne vers le financement participatif, qui permet d'obtenir des prêts de la part de particuliers, selon des critères qui ne sont pas nécessairement ceux des établissements bancaires. En particulier, le crowdfunding permet aux entrepreneurs de valoriser la dimension « RSE » (responsabilité sociétale des entreprises) de leurs projets.

(Le crowdfunding est évoqué plus en détail au chapitre II, partie B, 4, b).

La contribution du prêt en crowdfunding au financement des TPE-PME

Selon les données collectées par la Banque de France, 1 745 entreprises ont fait appel à une plateforme de financement participatif pour obtenir un prêt en 2022, en hausse de 19 % par rapport à l'année précédente. Cela représente plus de 300 millions d'euros de prêts rémunérés et près de 2100 millions au total (incluant obligations, minibons...).

La Banque de France estime que la contribution du crowdfunding au financement des TPE, PME et ETI est « globalement modeste », car elle représente une part minoritaire des financements totaux, elle note néanmoins qu'il constitue « un outil permettant d'accéder à des financements rapides (en moyenne 173 000 euros en 2 jours), associé à une sélection rigoureuse des projets » (avec un taux d'accès d'environ 8,6 %). Les plateformes de financement participatif ont également contribué, à leur échelle, à déployer le prêt garanti par l'État (PGE) durant la crise sanitaire et la relance, ayant octroyé 180 PGE pour un montant de 12,3 millions d'euros.

Lors des auditions conduites par la mission d'information, il a été signalé que le financement participatif permet d'orienter des fonds vers des projets que les établissements bancaires seraient moins enclins à financer. Dans le cas de la « boîte à histoires » Lunii, par exemple, les banques étant réticentes à financer le hardware, tandis que la campagne de crowdfunding a été un véritable succès.

Ensuite, la campagne de financement participatif permet d'obtenir une première confirmation de l'attrait du public et des investisseurs pour le produit, témoignant de l'existence d'un marché. Elle peut jouer le rôle de « passerelle », en attirant d'autres investisseurs à plus grande force de frappe financière (établissements bancaires, investisseurs institutionnels...). Selon l'une des personnes entendues par les rapporteurs : « en France, le financement se concentre là où d'autres financent déjà. Le crowdfunding peut jouer un rôle déclencheur ».

Enfin, pour les investisseurs particuliers, le financement participatif offre la possibilité d'allouer son épargne, dans des proportions qu'il choisit, à des projets dont les caractéristiques économiques, sociales et environnementales correspondent à ses aspirations : il offre donc aux TPE et PME la possibilité d'atteindre facilement un public engagé en faveur du projet, gage de fidélisation.

Le financement participatif reste néanmoins, pour une entreprise, plus coûteux en moyenne que le financement bancaire classique, en raison d'une plus forte rémunération du risque pris par le particulier ou l'investisseurs, avec des taux compris entre 5 et 10 % selon Financement participatif France.

2. Dans le déploiement de la « finance verte », privilégier les logiques de transition à celles d'exclusions sectorielles

À ce titre, le virage vers une « finance verte », qui fait l'objet de nombreuses mesures ces dernières années, sera fondamental pour orienter plus efficacement les ressources financières vers les grandes transitions.

Mais les rapporteurs appellent à mieux intégrer, dans les politiques publiques, le caractère progressif de ces transitions, pour éviter de soumettre les secteurs en pleine mutation à des chocs de financement brutaux. Il semble d'autant plus nécessaire de le rappeler que se développe, notamment au niveau européen, une logique d'exclusion sectorielle qui frappe, par exemple, les entreprises opérant leur transition des énergies fossiles vers les énergies renouvelables ; ou encore le secteur de la défense.

Pourtant, de nombreuses entreprises françaises et européennes jouissent de positions fortes dans ces deux secteurs : fermer les canaux de financement sans leur permettre de mobiliser les ressources nécessaires à transformer leur activité serait un contresens économique, qui aurait des conséquences délétères sur l'emploi et la production de valeur.

La conversion de l'industrie automobile vers les motorisations électriques, par exemple, implique nécessairement de soutenir des constructeurs auparavant positionnés sur les véhicules thermiques ; tout comme le virage des transporteurs vers des mobilités moins carbonées impliquera un soutien transitoire. Il en va de même pour la réorientation des producteurs d'énergies fossiles vers la production d'énergies renouvelables.

Le financement de l'industrie de la défense a également fait l'objet d'alertes répétées, notamment au Sénat, qui a adopté en mars 2024 la proposition relative au financement des entreprises de la base industrielle et technologique de défense française.

Les entreprises de la défense, un financement indispensable mais difficile

Les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD), en particulier les PME, indiquent souffrir d'importantes difficultés d'accès au financement, dans un contexte géopolitique qui souligne pourtant la nécessité de réarmement des économies européennes.

Ces difficultés sont liées, d'une part, à l'accroissement soudain de la demande qui nécessite un fort investissement dans les capacités de production et engendre un grand besoin de trésorerie ; d'autre part, à certains effets d'exclusion de l'industrie de défense sous l'influence de récentes réglementations ou décisions politiques (plusieurs labels ont par exemple envisagé l'exclusion totale du secteur). Tant les entreprises installées qui augmentent leurs capacités que les pépites technologiques fortement innovantes et souhaitant se développer peinent à lever les fonds nécessaires.

Une proposition de loi sénatoriale relative au financement des entreprises de l'industrie de défense française, portée par Pascal Allizard et ses collègues, et adoptée par le Sénat en mars dernier, avance des solutions pour améliorer l'accès des entreprises de la BITD. Elle prévoit notamment (article 1) de flécher une partie des encours du livret A et du livret de développement durable et solidaire non centralisés auprès de la Caisse des dépôts et consignations vers le financement bancaire des entreprises de l'industrie de défense française (voir chapitre 1, I-B). Elle demande aussi à étudier la création (article 2) d'un produit d'épargne dédié au financement des entreprises de la défense. Enfin, elle appelle (article 2) à mieux tenir compte de l'enjeu du financement des entreprises de la défense dans les règlementations relatives aux critères ESG et dans la doctrine de la Banque européenne d'investissement (BEI).

Source : Travaux de la commission des finances sur la proposition de loi précitée ; réponses du Medef et du Comité Richelieu aux questionnaires transmis par la délégation

L'Association française des entreprises privées (AFEP) a souligné, devant les rapporteurs, les effets ambigus de ces réglementations, notamment de la réforme du label Investissement socialement responsable (ISR), ou encore du paquet bancaire européen qui impose aux banques d'établir des plans de transition et entraînera probablement une forte restriction de l'accès de certaines entreprises au financement bancaire.83(*)

Le Medef a d'ailleurs indiqué que l'on retrouve ce type de difficultés dans le cadre de l'accès à l'assurance export. Avec l'interdiction de toute aide au secteur des énergies fossiles, actée dans la loi de finances pour 2023, 68 PME françaises qui bénéficiaient auparavant d'une assurance export déployée par Bpifrance s'en sont vues exclues. Or, cette exclusion étant pour l'instant unique au monde, ces PME sont contraintes de se tourner vers des assureurs étrangers, qui leur demandent parfois en contrepartie d'être basées dans le pays prêteur : c'est donc un enjeu de souveraineté économique. Ainsi, l'entreprise Technip Énergies, qui transforme son modèle, a dû se financer auprès de concurrents de Bpifrance.84(*)


* 82 Propos tenus lors des auditions menées par les rapporteurs.

* 83 Réponses au questionnaire transmis par les rapporteurs.

* 84 Réponses au questionnaire transmis par les rapporteurs de la délégation.

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