PREMIÈRE PARTIE - LA GENÈSE DE LA SAISINE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL

Présidence : Denis Baranger

Professeur à l'Université Paris Panthéon-Assas

Mesdames et Messieurs,

Je suis honoré de présider cette première séance commémorant les cinquante ans de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel. Je remercie et félicite les organisateurs pour cette initiative opportune.

La première partie est consacrée à la genèse de la saisine parlementaire.

I. UNE RÉFORME LIBÉRALE ?

François Saint-Bonnet

Professeur à l'Université Paris Panthéon-Assas

Dans son projet de Thermidor an III, Sieyès avait imaginé que la minorité au sein des conseils pourrait saisir le jury constitutionnaire contre la majorité. Antoine Thibaudeau, célèbre contradicteur de Sieyès, s'y est fermement opposé, arguant qu'un tel système favoriserait les factions et serait destructeur de l'ordre social, et « ne pourrait convenir qu'à un peuple chez lequel il serait convenu que c'est la minorité qui a toujours raison ».

L'argument de Thibaudeau doit être compris dans un contexte où le jury constitutionnaire n'avait de compétence pour se prononcer que sur la régularité de l'adoption des normes, non sur leur constitutionnalité interne. Pour Thibaudeau, une majorité ayant déjà outrepassé ses compétences ne s'inclinerait pas devant la sentence d'un jury coopté.

Ce jury constitutionnaire de 108 membres aurait pu, à 55 voix (la moitié plus une), s'opposer à une loi votée par les conseils, soit 377 parlementaires (la somme de 251 pour le Conseil des Cinq-Cents et de 126 pour le Conseil des Anciens qui comporte 250 membres). Pour Thibaudeau, cette possibilité est irrecevable. Cela reflète sa conception de la Constitution comme simple mécanisme de régulation des conflits politiques, et non comme garante des droits fondamentaux.

La réforme de 1974 est d'une nature différente. Elle vise à offrir davantage de considération pour la minorité, et à garantir des droits et libertés, dans le contexte de la décision de 1971. L'article 2, qui finalement n'a pas prospéré, n'envisageait la saisine d'office que dans l'hypothèse où il y aurait une atteinte aux « libertés publiques » garanties par la Constitution.

Cette réforme revêt deux aspects du libéralisme : l'idée d'une lutte contre la tyrannie de la majorité et la protection des libertés constitutionnelles face à la loi. Toutefois, ces deux volets sont confondus dans les débats de 1974. Nous allons ici nous interroger sur laquelle des deux branches du libéralisme est le mieux servie par la réforme de 1974.

Étonnamment, la minorité de gauche a mal accueilli cette réforme en 1974, la percevant même comme une manoeuvre pour entraver par avance une future union de la gauche au pouvoir.

Les orateurs de la majorité, notamment le ministre Lecanuet, ont présenté cette réforme comme introduisant un supplément d'inspiration libérale dans les institutions politiques, visant principalement le respect des droits des personnes par l'État. Le statut accordé à l'opposition n'en serait que le moyen. Dans l'esprit du ministre, le cinquième des parlementaires de chaque Chambre est envisagé comme un groupe uni d'opposition, probablement socialiste ou communiste en 1974, et non comme une réunion d'individualités partageant la conviction que les libertés doivent prévaloir sur la puissance de la loi. L'idée dominante est celle de familles politiques homogènes d'opposition utilisant la saisine comme une arme politique plutôt que comme un outil de protection constitutionnelle.

L'opposition, elle, considère que l'alternance est préférable à la saisine minoritaire. Et que, par conséquent, cette question est indissociable de celle de la désignation des membres du Conseil constitutionnel.

L'argument d'une troisième chambre modératrice n'est pas évoqué. En admettant que le Conseil rende des décisions politiquement marquées, il pourrait atténuer les effets brutaux des alternances, empêchant une nouvelle majorité de sombrer dans l'excès de pouvoir pendant plusieurs années.

Le constat est qu'entre 1959 et 1974, le Conseil constitutionnel a été rarement saisi au titre de l'article 61. Le projet du gouvernement, qui envisageait d'ajouter la saisine d'office à la saisine minoritaire, vise à augmenter la fréquence des saisines.

Les inconvénients de l'autosaisine, notamment le risque de politisation du Conseil constitutionnel, ont probablement convaincu le ministre de ne pas défendre ardemment l'article 2.

Sur le terrain du libéralisme, cette réforme s'éloigne de la logique anglaise de Montesquieu dans laquelle le pouvoir de juger doit être invisible et nul. Nous ne sommes pas davantage dans une filiation directe avec les parlements d'Ancien Régime qui examinaient toutes les ordonnances et les édits au moment de leur enregistrement. Elle se rapproche d'un modèle où le pouvoir juridictionnel du Conseil constitutionnel fait contrepoids à l'alliance entre l'exécutif et le législatif grâce au phénomène majoritaire.

La minorité politique, ne pouvant peser sur le contenu de la loi, du fait du parlementarisme rationalisé, peut désormais indirectement garantir le respect des droits constitutionnels des citoyens.

La réforme de 1974 n'est donc pas libérale parce qu'elle offrirait un moyen de lutte contre la tyrannie de la majorité, elle est libérale dans le sens où elle permet un contrôle plus fréquent de la conformité constitutionnelle des lois par une saisine facilitée, renforçant ainsi les droits des citoyens face au risque de la toute-puissance de l'État. La minorité entretient ainsi un contact indirect avec les citoyens n'ayant pas voté pour la majorité.

Cette réforme constitue une formule intermédiaire entre le modèle antérieur à 1974, où les citoyens n'avaient aucun rôle, et celui de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC), où ils deviennent pleinement acteurs.

Denis Baranger. - Merci pour votre intervention. J'ai l'impression que le moteur de cette réforme n'est pas tant lié aux idées dominantes actuelles d'État de droit et de droits fondamentaux, qui ne semblent pas avoir été des opérateurs très présents dans la discussion.

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