II. LES OPPOSANTS À LA RÉFORME DE 1974

Philippe Blachèr

Professeur à l'Université Jean-Moulin Lyon 3

Mon intervention porte sur les opposants à la réforme de 1974, en se limitant à sa genèse. Même en prenant 1974 comme boussole, cette réforme a évolué entre le projet de loi initial déposé le 27 septembre et son adoption par le Congrès le 21 octobre. Deux volets ont été supprimés : la suppléance et la saisine d'office. De surcroît, cette réforme comporte plusieurs étapes.

Il est surprenant que les travaux commémoratifs se focalisent sur le Congrès du 21 octobre, qui correspond à l'étape de la révision, alors que la réforme comprend aussi l'étape de l'adoption de la loi organique, qui débute le 20 novembre au Sénat et se termine par la décision du Conseil constitutionnel rendue à titre obligatoire le 23 décembre 1974.

Au cours de ces deux étapes (la révision puis l'étape « organique »), on peut distinguer deux types d'opposants :

· Les « opposants du jour » (les 273 parlementaires qui ont refusé de voter la loi parlementaire lors du passage au Congrès) critiquent le contenu de la réforme, la jugeant incomplète.

· Les « opposants du lendemain », plus nombreux, s'expriment lors de l'étape « organique ». Ils contestent la nécessité d'une loi organique, préférant une approche coutumière pour aménager la saisine du Conseil constitutionnel.

Les opposants du jour considèrent la réforme comme trop étriquée d'une part, et mal articulée d'autre part. Ils estiment qu'elle n'est pas une priorité face aux enjeux du pays. La gauche semble peu intéressée par cette question constitutionnelle, car les Droits de l'Homme, la démocratie ou l'État de droit n'entrent pas encore dans l'agenda. L'affaire Soljenitsyne et le positionnement par rapport aux interventions de l'URSS chez ses voisins de l'Est révèlent une rupture entre certains intellectuels et les forces de gauche, préoccupation majeure des parlementaires et partis politiques concernés à cette période. La réforme n'étant pas d'actualité, les principaux leaders de l'opposition, dont François Mitterrand, ne s'expriment pas sur le sujet.

Cette réforme serait aussi étriquée, car elle contraste avec les propositions de loi antérieures des forces de gauche, notamment celle de Paul Coste-Fleuret en 1963 et celle déposée le 22 décembre 1972 à l'Assemblée nationale. Cette dernière visait à transformer profondément le Conseil constitutionnel en une véritable Cour suprême, inspirée du modèle italien, avec des compétences élargies et une composition différente. Pour cette raison, la réforme actuelle apparaît trop limitée, s'apparentant à une « Réformette » selon l'expression de Maurice Duverger.

Elle est également mal articulée par rapport aux droits du Parlement et aux droits de l'opposition. La gauche y voit un piège visant à entraver l'alternance politique. Néanmoins, les opposants à la réforme l'utiliseront rapidement. Dès le 15 janvier 1975, des parlementaires de la minorité de la majorité saisissent le Conseil constitutionnel pour la première fois. Par la suite, on comptera environ une dizaine de saisines par an.

Les « opposants du lendemain », issus de la majorité et de certains groupes d'opposition, critiquent le principe de l'écriture d'une loi organique, au motif que la saisine élargirait les compétences du Conseil constitutionnel au détriment des prérogatives des parlementaires.

L'opposition à l'écriture d'une loi organique s'exprime d'abord au Sénat, où Étienne Dailly va prononcer la première charge. Il argue que la saisine devrait être un acte individuel des parlementaires plutôt qu'un acte collectif, citant le précédent de 1960 pour la convocation d'une session extraordinaire du Parlement, où chaque député a envoyé sa demande individuellement à la Présidence. Il demande que cet usage soit transposé pour la saisine parlementaire. Il soulève également des préoccupations pratiques quant à la difficulté de réunir soixante signatures dans un court délai.

Ce discours sera repris de manière plus incisive à l'Assemblée nationale le 6 décembre.

Le député Pierre-Charles Krieg, rapporteur de la Commission des lois, a expliqué que celle-ci, à l'unanimité, a soulevé une question préalable contestant la nécessité d'écrire une loi organique. La Commission a préféré la coutume à la codification, estimant que le droit parlementaire requiert une entente entre le président du Conseil constitutionnel et les présidents des deux Assemblées.

Cette position révèle une scission entre deux approches du droit constitutionnel. On observe également l'émergence du droit constitutionnel jurisprudentiel dans le métadiscours analysant les pratiques constitutionnelles.

Jean Lecanuet a rapidement écarté la question de l'écriture de la loi organique, arguant que l'article 18 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958 codifie déjà les modalités de saisine des quatre autorités traditionnelles. Il était donc nécessaire de compléter cette disposition pour intégrer le droit de saisine accordé à soixante députés ou soixante sénateurs. C'est sans doute cette logique formelle qui emportera l'adhésion avec le vote de la loi organique.

Lors du débat sur la loi organique, de vives critiques ont été formulées sur l'avenir de la réforme. Jean Foyer, juriste et député, a soulevé deux problèmes majeurs. Le premier problème est matériel, et concerne la nécessité ou non de soixante signatures sur un même document pour valider la saisine. Derrière cet enjeu apparemment trivial se pose la question de savoir qui décide du mode d'emploi de la saisine. Le second problème porte sur l'objet de la saisine : faut-il une identité d'objet lorsque soixante parlementaires saisissent le Conseil constitutionnel ? Doivent-ils viser expressément le même article de la disposition législative qui fera l'objet d'une transmission au Conseil constitutionnel ?

Ces questions soulèvent des enjeux importants. Si le Conseil constitutionnel est limité par le périmètre de l'objet qu'on lui demande d'examiner, la saisine parlementaire s'apparente à un recours juridictionnel. En revanche, si le Conseil est libre d'apprécier la pertinence de la saisine, celle-ci devient un acte condition, ouvrant le contentieux constitutionnel et laissant le Conseil constitutionnel en freelance.

Cette séquence organique est très importante et montre bien que les opposants à la réforme de 1974 sont plus nombreux que les 273 parlementaires dont on parle bien souvent dans les commémorations.

La décision du Conseil constitutionnel du 23 décembre 1974 a validé la réforme. Le rapporteur Dubois a souligné que le Conseil constitutionnel « vient trouver sa récompense » et qu'avec l'extension de la saisine, ses compétences et attributions étaient considérablement élargies. Cette réforme constitutionnelle démontre que son impact tient moins au texte qu'aux usages qu'en font les acteurs du jeu politique.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page