III. LA SAISINE JUSQU'OÙ ? LES PROJETS D'AUTOSAISINE
Frédéric Rouvillois
Professeur à l'Université Paris Cité
L'histoire regorge de révolutions dans la révolution, comme en France où, trois ans après le 14 juillet, éclate la « révolution du 10 août 1792 ». Il en va de même pour l'histoire constitutionnelle, avec la « révolution du 29 octobre 1974 » concernant la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, et une autre révolution manquée et oubliée, mais bien plus radicale, celle de l'autosaisine du Conseil.
Le projet de loi constitutionnelle, dont l'article 1er prévoit qu'il pourra être saisi par une minorité de parlementaires, comporte à l'origine, un article 2 disposant que : « Le Conseil constitutionnel peut se saisir, dans le même délai, des lois qui lui paraîtraient porter atteinte aux libertés publiques garanties par la Constitution. ».
Le plus troublant figure dans l'exposé des motifs, qui précise qu'il est proposé de permettre au Conseil « de se saisir de lui-même de tout texte législatif dont il craindrait qu'il ne portât atteinte aux libertés publiques garanties par le Préambule ou le corps même de la Constitution. Ce pouvoir d'autosaisine, exceptionnel pour un organisme de caractère principalement juridictionnel, se justifie par la gravité particulière que peut revêtir, en ce domaine, toute méconnaissance des règles constitutionnelles ».
Ces deux révolutions relèvent au fond de la même logique libérale, celle que porte Valéry Giscard d'Estaing qui avait déclaré lors de son investiture : « De ce jour date une ère nouvelle de la politique française. » La saisine parlementaire avait déjà été évoquée avant l'adoption de la Constitution, notamment avec l'amendement Triboulet. L'autosaisine, en revanche, était une nouveauté plus perturbante, permettant de contrôler la conformité des lois aux libertés garanties par la Constitution, y compris celles du préambule.
Alors que la saisine parlementaire sera finalement assez facilement adoptée, l'autosaisine suscitera un débat nourri avant d'être finalement abandonnée par le Gouvernement. Je me concentrerai sur ce retrait et ses conséquences, dont on ne saurait par conséquent mésestimer l'importance dans l'histoire constitutionnelle de la Ve République.
Le Gouvernement a cédé rapidement sur ce qui était présenté comme l'élément le plus novateur et emblématique du projet. Pourquoi avoir renoncé aussi facilement ? La commission des lois de l'Assemblée a interprété l'autosaisine comme un dessaisissement du Parlement. Le rapporteur Pierre-Charles Krieg a jugé que l'autosaisine peut présenter « un caractère quelque peu choquant ». Après un débat serré, l'article a été repoussé par 15 voix contre 13.
L'Assemblée a suivi l'avis de la commission sans grande résistance du Garde des Sceaux, Jean Lecanuet, chargé de défendre le projet de loi. Il s'offusque néanmoins de l'alliance objective entre la gauche communiste et la droite gaulliste contre cette réforme, une alliance reconnue par Jean Foyer, président de la Commission des lois. Pour autant, Lecanuet ne semble pas vouloir poursuivre l'assaut : après quelques rapides passes d'armes, il s'arrête : « Un tel progrès du droit va, a` mon avis, dans le sens de la défense des libertés, et je souhaite que l'Assemblée l'accepte : mais je ne ferai pas de notre débat une affaire dramatique de l'histoire de nos institutions. ».
Après le rejet des dispositions relatives à l'autosaisine par l'Assemblée, la Commission des lois du Sénat refuse de réintroduire cette disposition dans le projet de loi constitutionnelle. Devant le Sénat, le garde des Sceaux affirme défendre le projet d'autosaisine pour la forme, sans réellement le soutenir. Le gouvernement cherche à faire oeuvre commune avec le Parlement et ne tentera pas d'imposer une idée qui semble mal accueillie.
À Versailles, le Premier ministre Jacques Chirac évoque le retrait sans émotion particulière de cette disposition, le gouvernement ne souhaitant pas aller à l'encontre des réticences du Parlement sur un point touchant à l'exercice du pouvoir législatif.
Pourquoi si peu de combativité ? La véritable raison de ce renoncement semble être la volonté giscardienne de faciliter pour l'avenir la révision de la Constitution et son adaptation permanente aux évolutions et au changement de la société par la révision parlementaire de l'article 89, alinéa 3. Cette consécration apparaît comme l'objectif principal de la révision, comme le reconnaît le garde des Sceaux devant le Sénat. Il rappelle que l'initiative du gouvernement vise à instaurer une pratique authentique de la révision constitutionnelle par voie parlementaire, afin d'éviter un blocage excessif des règles de la vie publique. Le gouvernement souhaite également apporter des garanties supplémentaires dans le sens d'une meilleure protection des droits et des libertés garantis notamment par le préambule de la Constitution.
L'élargissement de la saisine est conçu comme un moyen de réaliser cette consécration de la révision parlementaire. Certains parlementaires soulignent l'importance d'adopter cette réforme pour préserver la crédibilité du Parlement en tant que constituant. Etienne Dailly, président de la commission des lois, interprète ainsi les propos de Jean Lecanuet : « révisons, révisons bien, révisons mal, mais révisons, car, cou^te que coûte, il faut aller a` Versailles ».
Le garde des Sceaux insiste sur la nécessité d'éviter les modifications de l'article 61 qui retarderaient le processus de révision. C'est pourquoi le Gouvernement a renoncé à certains éléments relatifs à l'autosaisine, privilégiant la consécration du nouveau mode de révision constitutionnelle - que le président Valéry Giscard d'Estaing saluera solennellement, dans une allocution télévisée, le soir même de l'adoption de la révision par le Congrès.
De fait, pour ce qui est de la procédure de révision, celle d'octobre 1974 constitue un point de départ essentiel. Mais pour ce qui concerne plus particulièrement le Conseil constitutionnel, on peut avancer qu'il en fut de même du retrait de la procédure d'autosaisine.
Si le pouvoir de l'autosaisine avait été accordé, le Conseil aurait eu deux options : l'utiliser ou s'autolimiter. En cas d'utilisation, le Conseil aurait pu se saisir de toute loi susceptible de porter atteinte aux libertés constitutionnelles. Cela aurait probablement conduit à une perception du Conseil comme un juge politisé, imposant sa volonté au-dessus des pouvoirs élus démocratiquement. Les réactions suscitées dans les années 1970 et 1980 par la multiplication des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République permettent d'imaginer l'accueil d'une telle pratique.
Le Conseil constitutionnel, perçu comme un juge gouvernant, serait devenu une cible privilégiée de l'opposition et n'aurait probablement pas survécu à l'alternance de 1981. L'autosaisine aurait pu conduire au rejet de ce que le rapporteur Krieg avait appelé en 1974 « une greffe qui a réussi ».
À l'inverse, on peut imaginer que le Conseil, doté d'un pouvoir potentiel considérable, aurait été frappé d'inhibition. Cette humilité aurait pu s'étendre à l'ensemble de ses compétences, freinant le dynamisme et l'audace qui ont caractérisé son action dans les décennies suivantes. En somme, le fait de disposer d'un pouvoir aussi étendu aurait peut-être conduit le Conseil à l'humilité, et aurait pu lui éviter, paradoxalement, d'être perçu au terme de son évolution comme « un juge qui gouverne ».
Le refus de l'autosaisine a également empêché la mise en place d'une hiérarchie des normes constitutionnelles. L'exposé des motifs du projet de loi de 1974 indiquait que l'autosaisine aurait nécessairement conduit à une telle hiérarchie, les règles constitutionnelles relatives aux libertés occupant une place supérieure au sein du bloc de constitutionnalité. Le retrait de l'article 2 du projet de loi constitutionnelle conduit à laisser cette question dans l'incertitude.
Enfin, la non-adoption de l'autosaisine a conduit à réfléchir à un processus de substitution. En 1974, le député centriste Claude Gerbet justifiait l'autosaisine par l'absence de recours individuels directs dans le système français. C'est pourquoi « il apparaît logique et indispensable que, dans les cas les plus graves, c'est-a`-dire la violation des libertés publiques, le Conseil puisse se saisir lui-même ». Si l'on renverse le raisonnement, il apparaît tout aussi logique que, l'autosaisine ayant été refusée, on en vienne à réfléchir sérieusement à une saisine directe du Conseil, faisant de l'autosaisine un précurseur de la QPC.
Si l'autosaisine avait été établie en 1974, il n'aurait probablement pas été nécessaire d'ajouter une procédure supplémentaire pour répondre au besoin de censure des lois violant les libertés constitutionnelles. Par conséquent, la révision constitutionnelle de 2008 n'aurait vraisemblablement pas eu lieu, ou aurait pris une forme différente, étendant potentiellement l'autosaisine au contrôle a posteriori, mais la QPC, elle, n'aurait jamais été inscrite dans la constitution de 1958.