IV. DÉBAT
Denis Baranger. - Ces trois premières interventions ont permis de replacer la réforme de 1974 dans son contexte politique et intellectuel, mettant en lumière les différences majeures avec notre époque.
François Saint-Bonnet a souligné que les questions de droits fondamentaux n'étaient pas au coeur des préoccupations en 1974. On parlait plutôt de libertés publiques, reflétant un vocabulaire et des enjeux différents de ceux d'aujourd'hui. Il est important de ne pas projeter notre vision actuelle sur cette période.
Les autres intervenants ont rappelé que la question des droits fondamentaux et du contrôle de constitutionnalité n'a véritablement émergé qu'après 1980, notamment avec le rapport sur l'État et la démocratie. Auparavant, les débats étaient principalement d'ordre institutionnel, centrés sur le fait de ne pas laisser un adversaire politique préempter une alternance.
Les interventions ont mis en lumière le potentiel de la réforme en termes d'évolution institutionnelle et jurisprudentielle et ses implications pour l'avenir. Ces trois interventions ont été particulièrement pertinentes et opportunes. J'ouvre maintenant le débat à la salle pour les questions aux intervenants.
Un intervenant. - Est-ce que la révision de 2008, en fait, ne rend pas inutile celle de 1974 ?
Frédéric Rouvillois. - En reprenant l'exemple de 2014, on constate que les deux dimensions - l'autosaisine et la saisine parlementaire - sont utiles et complémentaires. Les perspectives diffèrent : la saisine parlementaire est individuelle, même si elle est filtrée par les juridictions suprêmes, et relève d'une logique distincte concernent notamment la nature de l'organe jugé. Ainsi, la réforme de 2008 n'a pas remis en cause l'importance et l'intérêt de la réforme de 1974.
Philippe Blachèr. - Pour répondre à cette question, il faut considérer l'évolution depuis 1974. Aujourd'hui, nous disposons de deux types de procédures : le contrôle préventif et la QPC. Depuis la mise en oeuvre de la QPC le 1er mars 2010, le Conseil constitutionnel tend à réserver le contrôle préventif à la régularité procédurale de la loi, laissant les questions de droits et libertés à la QPC. Cela crée une sorte de tri entre les vices de constitutionnalité procéduraux et substantiels.
On peut s'interroger sur la pertinence de maintenir le contrôle a priori dans un contexte où la QPC fonctionne efficacement, d'autant plus que peu d'États européens ont conservé les deux types de procédures. L'Allemagne, par exemple, n'utilise le contrôle préventif que pour les traités internationaux, et la Grèce l'a abandonné.
Si on examine la décision du 31 janvier 2024 sur la loi immigration, on s'aperçoit qu'elle illustre une tendance du Conseil constitutionnel de se concentrer sur les cavaliers législatifs sans contrôler les dispositions relatives aux droits et libertés. On peut donc se demander si les assemblées parlementaires ne pourraient pas assumer ce type de contrôle procédural en interne, laissant au Conseil constitutionnel le contrôle des droits et libertés via la QPC.
En tant qu'observateur, j'estime que l'abandon du contrôle préventif ne présenterait pas de risques majeurs.
Bruno Daugeron. - Je formule deux remarques et une question. L'analyse rétrospective de ces affaires est particulièrement pertinente. En évoquant le Conseil constitutionnel comme garant de l'ordre constitutionnel libéral, ayant progressivement édifié une charte constitutionnelle des droits et libertés, il faut souligner l'interprétation rétrospective de cette procédure, transformée en une histoire sainte. On ne peut en comprendre le fondement sans revenir aux propos tenus.
Ma deuxième observation porte sur le rôle crucial de cette réforme dans la construction de la notion d'opposition et de majorité. On sous-estime les débats sur ce concept de majorité, pourtant central et que j'ai évoqué, après Jean-Marie Denquin, dans l'ouvrage de Philippe Blachèr sur l'anniversaire de la Constitution. La réforme de 1974 contribue à forger l'idée d'un bloc politique constituant une opposition, qu'on souhaite saisir en tant que tel, et non comme des défenseurs individuels potentiels des libertés. Cette conception est frappante, avec peu d'exemples de parlementaires se saisissant d'une question indépendamment des clivages.
Enfin, je m'adresse à Frédéric Rouvillois : avez-vous constaté dans les débats une volonté explicite de laver l'affront de l'article 11 à travers cette réforme ? Ou s'agit-il simplement d'un désir de ne pas se sentir éternellement lié par une Constitution jugée trop liée à la personne et à l'action du général de Gaulle ?
Frédéric Rouvillois. - Dans la pensée de Giscard d'Estaing, relayée par Jean Lecanuet, on retrouve une dimension libérale, souvent associée à une tendance oligarchique ou épistocratique. Giscard d'Estaing, Lecanuet et leurs partisans expriment une certaine appréhension face à l'idée que la révision constitutionnelle, jugée de plus en plus nécessaire dans un contexte changeant, puisse être soumise au bon vouloir du peuple. Les expériences récentes n'étant pas concluantes, ils craignent les conséquences imprévisibles d'une telle approche.
L'article 11 en 1974 représente davantage un affront politique que juridique. Les débats de l'époque semblent avoir accepté l'idée que la procédure de l'article 11 constitue un moyen légitime de réviser la Constitution. Il ne s'agit pas tant d'une objection juridique à l'utilisation incorrecte de cet article, mais plutôt d'une méfiance politique à l'égard du référendum en général.
Denis Baranger. - Je suis entièrement d'accord avec Philippe Blachèr sur l'opportunité de rouvrir le débat sur le contrôle a priori. Il faudra étendre la discussion et remettre à plat la QPC, qui s'est révélée être un contrôle largement abstrait. Bien que je ne sois pas spécialiste du droit constitutionnel, si nous voulons repenser la question des contrôles, il faudra le faire de manière globale.
Aïda Manouguian. - Je vous remercie pour vos riches interventions. J'ai une question pour le professeur Frédéric Rouvillois concernant l'autosaisine du point de vue de la doctrine. Après la révision de 1974 élargissant la saisine, la doctrine s'est montrée très enthousiaste. Cependant, je n'ai pas trouvé de position doctrinale favorable à l'autosaisine à l'époque. On craignait une politisation accrue et un gouvernement des juges. Avez-vous identifié des auteurs allant dans le sens contraire ?
Concernant la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), je constate que parmi les évolutions du contrôle de constitutionnalité et du Conseil constitutionnel sous la Ve République, la QPC est peut-être la seule qui n'ait pas été accidentelle. La décision de 1971 résulte de l'orgueil blessé de son président, et celle de 1974 tient davantage à la volonté de réviser la Constitution par la voie parlementaire.
Enfin, sur la concurrence entre contrôles a priori et a posteriori, je m'adresse à Philippe Blachèr. Je remarque que le contrôle a posteriori n'a pas remplacé le contrôle a priori en pratique. Les saisines a priori persistent. Néanmoins, on observe un désintérêt croissant de la doctrine pour le contrôle a priori depuis l'instauration de la QPC, comme en témoignent les diverses célébrations et anniversaires qui se concentrent désormais davantage sur la QPC.
Frédéric Rouvillois. - Effectivement, la doctrine s'intéresse peu à la question de l'autosaisine du Conseil constitutionnel, tant avant qu'après les débats, car elle est perçue comme une problématique plus politique que juridique. Les arguments en faveur de l'autosaisine, développés par Lecanuet et ses partisans, sont essentiellement politiques. Ils avancent qu'elle garantirait mieux les libertés constitutionnelles et comblerait les lacunes potentielles de la saisine parlementaire. Paradoxalement, ils estiment que cela dépolitiserait le contrôle, contrairement à la saisine par les parlementaires qui est intrinsèquement politique.
À l'inverse, les opposants, dont Jean Foyer, ancien membre du groupe de travail constitutionnel et président de la Commission des droits, présentent des arguments juridiques solides. Ils soutiennent que l'autosaisine modifierait fondamentalement la nature du Conseil constitutionnel, le transformant en juridiction. Ils soulèvent également des questions pratiques, comme la nécessité d'une surveillance permanente de la loi, et des problèmes éthiques, tels que le risque que le juge constitutionnel soit juge et partie.
Cette divergence entre arguments politiques et juridiques explique le faible intérêt de la doctrine pour cette question, qui reste principalement du domaine politique.
Philippe Blachèr. - Je vais répondre sur l'articulation des deux contrôles. Un phénomène nouveau apparaît en QPC, qui est le fait que le Conseil constitutionnel est de plus en plus fréquemment saisi pour des lois très récentes. Or, à l'origine, la QPC était conçue pour examiner des dispositions législatives appliquées depuis plusieurs années.
Lors de l'état d'urgence, les parlementaires n'ont pas saisi le Conseil constitutionnel de la loi du 22 décembre 2015. Cependant, dès janvier, les associations de protection des droits fondamentaux l'ont fait, aboutissant à une première QPC en février. Ainsi, une loi à peine promulguée faisait déjà l'objet d'une QPC.
Cette situation confirme qu'il est possible de conserver les avantages d'un contrôle a priori tout en sollicitant rapidement le juge en QPC après la promulgation de la loi. Concernant la doctrine, je partage l'analyse de l'article de Julie Benetti sur la saisine parlementaire et son rapport à l'art du pouvoir.
Un intervenant. - Je m'adresse à Philippe Blachèr au sujet du contrôle a priori. Vous avez évoqué la possibilité de le supprimer compte tenu de l'efficacité de la QPC. Cependant, je m'interroge sur les risques que cela pourrait entraîner pour les droits et libertés des citoyens. Étant donné la frénésie législative actuelle et le nombre de textes potentiellement inconstitutionnels proposés, ne risquerait-on pas de laisser entrer en vigueur des lois fragilisant les droits des citoyens ? Vous avez mentionné la loi immigration de janvier 2024. Bien que le Conseil constitutionnel ait censuré l'existence de cavaliers législatifs, il ne s'est pas prononcé sur l'inconstitutionnalité du texte, alors que certains juristes ont soulevé des doutes à ce sujet.
Philippe Blachèr. - J'ai confiance en les assemblées parlementaires. Au Sénat, la majorité des lois votées sont conformes à la Constitution. Il ne faut pas considérer que, par principe, les lois seraient contraires aux droits et libertés et nécessiteraient un contrôle renforcé systématique. Mon propos n'était pas d'écarter toute possibilité de contrôler une loi par rapport à un droit ou une liberté, mais de questionner l'intérêt de maintenir un contrôle a priori si le Conseil constitutionnel n'examine pas les dispositions législatives votées par rapport aux droits et libertés, se contentant de procéder à un contrôle de régularité. On peut atteindre les objectifs de respect des droits et libertés par la QPC.