INTRODUCTION : LA FINANCIARISATION DE L'OFFRE DE SOINS, UN ENJEU NOUVEAU DANS LE DÉBAT PUBLIC

La financiarisation du système de santé est devenue un objet de débat public et un sujet d'attention des décideurs politiques. L'accélération des opérations de consolidation financière et capitalistique dans lesquelles sont engagés les opérateurs du soin est en effet porteuse d'enjeux multiples et complexes pour le système de santé, dont les autorités publiques commencent seulement à s'emparer.

Souvent associée à la marchandisation de la santé et à la privatisation du secteur, la financiarisation se distingue pourtant de chacune de ces notions. Elle désigne un processus par lequel des acteurs privés capables d'investir de manière significative, qui ne sont pas directement professionnels de santé, entrent dans le secteur des soins avec comme finalité première de rémunérer l'investissement consenti1(*).

Dans un contexte budgétaire contraint où le poids de la dépense de santé ne cesse d'augmenter, la financiarisation peut apparaître comme une réponse nouvelle aux besoins d'investissement et de financement du système de santé. Pour les investisseurs, le secteur de l'offre de soins représente un marché à la fois rentable et sûr, en raison de la croissance continue de la demande de soins et d'un financement largement garanti par la puissance publique. La financiarisation ne s'inscrit pas uniquement dans un horizon temporel de court ou moyen terme, la diversification des stratégies d'investissement pouvant conduire à poursuivre y compris des objectifs de long terme.

La financiarisation caractérise une transformation profonde du modèle d'organisation de l'offre de soins, d'un capitalisme dit « professionnel » dans lequel les professionnels de santé conservent la maîtrise des moyens de production et de l'évolution des cabinets et des cliniques, vers un capitalisme financiarisé où les investisseurs extérieurs prennent le contrôle financier et stratégique des sociétés. La financiarisation caractérise ainsi un transfert progressif de la propriété des moyens de production du soin à des acteurs financiers non professionnels qui acquièrent une influence grandissante dans la gouvernance des structures de soins. Elle s'appuie par ailleurs sur un mouvement de concentration de l'offre, particulièrement avancé dans le secteur de l'hospitalisation privée à but lucratif mais aussi, de manière plus récente, dans celui de la biologie médicale de ville.

Mesurée à l'aune des investissements financiers réalisés ces dernières années, la progression du phénomène est une réalité indéniable. L'accélération des opérations de fusions et acquisitions impliquant les acteurs du capital investissement dans le secteur des prestations de soins, en France et en Europe, est sensible depuis le début des années 20002(*). En France, entre 2014 et 2023, la santé est le troisième secteur ciblé par les acteurs du capital-investissement - toutes activités confondues3(*) - avec 18 % des montants investis pour un montant total cumulé d'environ 30 milliards d'euros, derrière l'industrie (26 % des montants investis) et le secteur des biens et services de consommation (22 %). Si l'offre de soins ne représente qu'à peine un cinquième du montant des investissement dans le secteur de la santé contre près des deux tiers (60 %) dans les sous-secteurs du matériel médical, des produits pharmaceutiques et des biotechnologies, segments d'activités plus rémunérateurs, la dynamique constatée témoigne de l'intérêt croissant des investisseurs.

D'abord concentrée sur les cliniques privées et les établissements médico-sociaux, la financiarisation s'étend désormais, en ville, à de nouveaux champs de l'offre et renforce son emprise dans des secteurs qui présentent des perspectives de rentabilité élevée. Le poids des investissements dans les laboratoires de biologie médicale s'est ainsi nettement renforcé à compter de 2018 ainsi que, plus récemment, dans les cabinets spécialisés et notamment, les cabinets d'imagerie et les centres de soins dentaires.

Le thème de la financiarisation de l'offre de soins tend à véhiculer des représentations idéologiques et des a priori souvent péjoratifs. Le terme, empreint d'une connotation négative dans le débat public, est contesté par des groupes financiarisés qui lui préfèrent d'autres formules : investissements financiers nécessaires au soutien de l'offre, consolidation financière, etc. La pénétration du secteur de la santé par des logiques financières s'accompagne d'un vocabulaire technique et de dispositifs juridiques et financiers relevant du droit des sociétés, auxquels les professionnels de santé et les autorités de régulation du champ sanitaire sont peu accoutumés.

Complexe et protéiforme, la financiarisation demeure mal appréhendée et suscite des craintes d'autant plus fortes que le phénomène semble échapper à toute supervision et à tout contrôle. Le risque d'une ingérence non régulée d'intérêts financiers déconnectés des enjeux de santé publique a par exemple conduit le conseil national de l'ordre des médecins (Cnom) à prendre une position forte appelant à l'arrêt total du processus de financiarisation4(*). Plus largement, des voix s'élèvent dans la sphère médiatique pour dénoncer un risque de « socialisation des risques » et de « privatisation des profits »5(*).

Tout en soulignant les risques qu'elle induit, l'assurance maladie constate que la financiarisation peut « parfois servir ou accélérer l'atteinte d'objectifs des politiques publiques, lorsque celles-ci nécessitent des investissements ou des restructurations importantes, à travers l'apport de capital privé dans le système de santé. Dans ce cas, qui n'est pas nécessairement le plus fréquent, si l'objectif final des acteurs financiers demeure la rémunération du capital investi, il peut être aligné de manière temporaire ou durable avec ces objectifs des politiques publiques et constituer un levier pour ces dernières. »6(*)

L'objectif à valeur constitutionnelle de protection de la santé publique comme le haut niveau de socialisation des dépenses justifient que la santé demeure un secteur commercial protégé, soumis à un encadrement de ses tarifs et à une régulation spécifique de ses activités. Or la financiarisation induit aujourd'hui des transformations profondes du paysage de l'offre de soins que les autorités sanitaires ne semblent pas en capacité de réguler. Elle modifie les rapports qu'entretiennent les acteurs, notamment dans le dialogue conventionnel avec l'assurance maladie, de même que les conditions de réalisation du soin pour les usagers. Elle conduit à s'interroger sur les modalités de régulation des dépenses de santé et la capacité à maîtriser la configuration de l'offre dans les territoires au regard des objectifs d'accès aux soins, de qualité et de pertinence des soins. La financiarisation vient ainsi percuter le principe d'indépendance des professionnels et l'équilibre de la gouvernance du système de santé.

Compte tenu de ces enjeux, la présente mission s'est attachée à dresser le bilan d'un phénomène qui s'étend et se renforce, mais revêt des formes hétérogènes selon les secteurs de l'offre concernée. Elle a examiné la diversité des déterminants qui contribuent à soutenir le phénomène de financiarisation, émanant tant des acteurs financiers que des régulateurs et des professionnels de santé. Enfin, elle s'est efforcée d'en objectiver les conséquences sur le coût et l'organisation des soins d'une part, sur les conditions d'exercice et de prise en charge des patients d'autre part.

Sur la base de ce diagnostic, eu égard aux risques avérés que comporte une financiarisation non maîtrisée pour les conditions d'exercice des professionnels de santé, l'organisation et la qualité des soins, les rapporteurs de la mission ont formulé 18 recommandations visant à la fois à réguler la financiarisation des structures de soins et à limiter ses conséquences indésirables. Ils jugent nécessaire la définition d'un cadre permettant de garantir la primauté des objectifs de santé publique sur les enjeux financiers.


* 1 Cette définition est similaire à celle retenue par l'assurance maladie et dans Y.Bourgueil, D.Benamouzig, chaire santé de Sciences Po, « La financiarisation dans le secteur de la santé : tendances, enjeux et perspectives », juillet 2023.

* 2 Angeli F, Maarse H., Mergers and acquisitions in Western European health care: exploring the role of financial services organizations. Health Policy. 2012 May ; 105(2-3):265-72.

* 3 Dans les statistiques de France Invest, la santé comprend les sous-secteurs suivants : fabrication de matériel médical, production de produits pharmaceutiques, officines pharmaceutiques, centres de soins et d'analyses (dont laboratoires), cabinets spécialisés (radiologie, odontologie, ophtalmologie, vétérinaire, etc...), cliniques privées, maisons de retraite, services à la personne, services dédiés (centres de recherche-développement, tests cliniques), biotechnologies, investissements dans la medtech.

* 4 Conseil national de l'ordre des médecins, « Le Cnom demande que des mesures soient prises rapidement pour stopper le processus de financiarisation », communiqué de presse, avril 2024.

* 5 F.Bourdillon, A.Grimaldi et M.Naiditch, « La financiarisation du système de soins n'est pas inéluctable », Le Monde, 8 janvier 2024.

* 6 Cnam, Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses. Propositions de l'assurance Maladie pour 2024, juillet 2023, pp. 197-206.

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