B. SORTIR DE L'IMPASSE ET METTRE EN PLACE UN CFD SUR LE PARC NUCLÉAIRE EXISTANT À UN PRIX SITUÉ ENTRE 60 ET 65 EUROS LE MWH

Alors que rien n'indique que la Commission européenne verrait d'un mauvais oeil l'introduction d'un tel dispositif en France, il est urgent d'appliquer ce modèle de régulation pour enfin parvenir à atteindre l'objectif de faire converger les prix de l'électricité en France avec la compétitivité incomparable des coûts de production de son mix électrique.

1. Rien ne permet d'affirmer que la Commission européenne demanderait une réorganisation structurelle d'EDF en contrepartie d'un CfD

Aujourd'hui, le seul argument avancé par EDF pour expliquer son changement complet de posture à l'égard du CfD est le risque que la Commission européenne exige, en contrepartie, des réorganisations structurelles du groupe. Cependant, aux yeux de la Commission d'enquête, cette explication est à la fois incohérente et insatisfaisante.

Incohérente d'abord car ce sujet n'est pas apparu en 2022. Il préexistait au changement de position d'EDF. Incohérente encore car, au contraire, les développements infra le démontrent, ce risque est moins fort depuis la réforme du marché européen de l'énergie de 2023 qu'il ne pouvait l'être avant. Insatisfaisante enfin car, malgré les demandes répétées de la commission d'enquête à l'ensemble des acteurs du secteur et, au premier rang desquels EDF, l'État et la Commission européenne, et malgré la consultation de documents confidentiels ayant trait à ce sujet, rien ne permet aujourd'hui d'affirmer que ce risque est réel. Aucun élément concret et probant n'a pu être porté à la connaissance de la commission d'enquête par ceux qui mettent en avant cet argument qui, au regard de sa sensibilité, a surtout l'allure d'un « épouvantail » commode. Cette question qui ne fait l'objet que d'allusions imprécises semble entourée d'un étrange mystère que personne n'est en mesure d'expliquer.

Il est certes avéré que, parce qu'elle suppose une garantie de prix au producteur (un prix plancher), une régulation sous forme de CfD serait considérée comme une aide d'État qui devrait être approuvée par la direction générale de la concurrence (DGCOMP) de la Commission européenne. Il est également certains que la position dominante d'EDF sur les marchés amont et aval de l'électricité en France conduirait la Commission européenne à être vigilante à son égard. Mais, en toute hypothèse, les aides qui seront demandées dans le cadre du financement du programme de nouveau nucléaire ou un éventuel besoin de recapitalisation du groupe en cas de prix bas prolongés seront également considérés comme des aides d'État et devront être négociées avec la DGCOMP et approuvées par la Commission européenne.

Récemment cependant, plusieurs éléments de contexte, des évolutions du droit de l'Union européenne ou encore des exemples étrangers, semblent au contraire aller dans le sens d'une approche particulièrement ouverte de la Commission européenne à l'égard d'un CfD sur le parc nucléaire existant d'EDF.

En premier lieu, l'approche de l'Union européenne à l'égard de l'énergie nucléaire a beaucoup évolué récemment. Cette nouvelle approche s'est largement traduite dans le droit de l'Union européenne. La réforme du marché européen de l'électricité en est le meilleur exemple. Cette réforme prévoit explicitement la possibilité pour les États-membres de mettre en place un CfD sur leurs moyens de production décarbonés existants. En pratique, la raison d'être de cette disposition est de s'appliquer au parc nucléaire historique français. Elle a été spécifiquement intégrée au texte, à la demande de la France, dans cette perspective. Certes, les contempteurs du CfD indiquent qu'il ne s'agit que d'une réforme de la réglementation sectorielle et qu'en revanche la réglementation relative aux aides d'État, qui est appliquée par la DGCOMP, n'a quant à elle pas été assouplie. Cette affirmation est exacte mais il ne peut être contesté que cette nouvelle réglementation change le contexte dans lequel la Commission européenne sera amenée à analyser le CfD et crée une réelle « présomption de compatibilité ».

Auditionné devant la commission d'enquête, Pierre Jérémie a ainsi déclaré : « selon les échanges que j'ai eus avec la Commission en 2023, le règlement Market design institue ce que l'on pourrait appeler une présomption de compatibilité : comme il existe une disposition dans le droit sectoriel permettant de recourir aux CFD, y compris sur le nucléaire existant à l'occasion des prolongations, la Commission devrait en tenir compte. Sans doute, les deux législations opèrent dans des champs séparés, mais il existe un lien de présomption entre les deux ». D'après ces éléments, il semble que la Commission européenne a bien admis que la nouvelle réglementation sectorielle créait une « présomption de compatibilité » en faveur d'une régulation sous forme de CfD appliquée aux actifs de production existants tels que le parc nucléaire historique français.

Un autre point, soulevé par plusieurs acteurs et souligné par la Cour des comptes comme par l'Autorité de la concurrence, plaide dans le sens d'une approche constructive de la Commission européenne. Celle-ci pourrait être amenée à considérer, comme elle l'avait fait pour l'Arenh, qu'un CfD a au contraire des effets « pro-concurrentiels » sur le marché français de l'électricité en réduisant la position dominante d'EDF et en favorisant la concurrence sur le marché aval de détail.

Cette position a notamment été développée par la Cour des comptes dans un rapport de 2022 sur l'organisation des marchés de l'électricité : « la concentration de la production nucléaire historique au sein d'EDF et son caractère non réplicable avaient été qualifiés, dans la décision de 2012 de la Commission sur les TRV198, de « défaillance de marché » et avait justifié la proposition de création de l'Arenh. Dans la mesure où cette situation n'a pas évolué, il est probablement possible de proposer une nouvelle intervention publique sur ce motif ». Cette interprétation a également été avancée par l'Autorité de la concurrence dans un avis rendu le 21 janvier 2019751(*) : « la France pourrait probablement soutenir qu'une régulation prolongée de la production électronucléaire en France est nécessaire au maintien de la concurrence sur le marché de détail tout en restant compatible avec les règles de fonctionnement du marché intérieur de l'énergie ».

D'autres acteurs du secteur de l'énergie ont également confirmé à la commission d'enquête que dans la mesure où les volumes d'électricité placés sous CfD seraient librement accessibles à l'ensemble des fournisseurs, cette modalité de régulation aura un effet positif sur la concurrence du secteur aval, c'est-à-dire sur le marché de détail. Cet argument jouerait très certainement en faveur de ce type de régulation aux yeux de la Commission européenne.

Des acteurs de la négociation européenne ont également indiqué à la commission d'enquête que, paradoxalement, l'opposition très résolue d'EDF en 2023 à l'option du CfD aurait même convaincu les services de la Commission européenne que ce mode de régulation était plutôt de nature à limiter la position dominante du groupe et à corriger ce qu'elle considère être des défaillances de marché en France. Un acteur direct des négociations avec la Commission européenne a ainsi pu indiquer à la commission d'enquête que « pour ceux au sein de la Commission convaincus de l'existence d'un problème concurrentiel sur le marché français que le CfD concourait à résoudre, l'opposition alléguée d'EDF à cette option servait de confirmation concrète de leurs convictions ». Toujours d'après cet acteur, cette situation explique peut-être les raisons pour lesquelles, au cours de premiers échanges exploratoires, la Commission européenne s'était montrée ouverte à la régulation du parc nucléaire français par un CfD.

Outre le CfD négocié et approuvé par la Commission européenne752(*) pour le projet Hinkley Point, un autre précédent, en Belgique, permet également de conforter l'hypothèse d'une mise en oeuvre d'un CfD sur le parc nucléaire en exploitation en France. Cet exemple est d'autant plus intéressant que Electrabel, détenue à 100 % par Engie occupe une position dominante sur le marché de la production d'électricité en Belgique comparable à celle d'EDF en France. Or, Electrabel a pu adosser à un CfD la prolongation de l'exploitation de réacteurs nucléaires en exploitation en Belgique sans que la Commission européenne ne lui demande de réorganisation structurelle.

Malgré ses demandes réitérées la commission d'enquête n'a jamais pu avoir à sa disposition d'éléments probants attestant le fait que la Commission européenne exigerait d'EDF une réforme structurelle de son organisation du type « Hercule » en contrepartie d'un CfD. Et comme nous l'avons vu la réorganisation structurelle du groupe prévue dans le cadre du projet « Hercule » n'était pas demandée par la Commission européenne mais souhaitée, dès l'origine du projet, par EDF et l'État et supposait un CfD. Rien ne permet donc de conclure que la mise en oeuvre d'une régulation sous forme de CfD supposerait la réplication d'une réorganisation structurelle de type « Hercule ».

L'évolution que demanderait très probablement la Commission européenne en cas de mise en oeuvre d'une régulation sous forme de CfD du parc nucléaire en exploitation est une séparation comptable entre les activités de production de ce parc et les activités de commercialisation d'EDF. Cette demande viserait à s'assurer que le soutien apporté à l'activité de production nucléaire en cas de prix de marché inférieurs à ses coûts de production ne soit pas utilisé, sous forme de subventions dites « croisées », pour améliorer la compétitivité des activités de commercialisation de l'opérateur sur le marché aval. Cependant, comme décrit supra, le modèle actuel de l'accord de novembre suppose déjà lui aussi une identification très précise et une transparence parfaite des flux concernant le parc nucléaire historique. Cette exigence avait même été introduite dans l'avant-projet de loi relatif à la souveraineté énergétique.

2. Le Gouvernement devrait mettre en oeuvre un CfD bidirectionnel garantissant à EDF et aux consommateurs un prix situé entre 60 et 65 euros par MWh

Compte-tenu de l'ensemble des faiblesses de l'accord conclu en novembre 2023 et de ses difficultés manifestes de mise en oeuvre, la commission d'enquête estime qu'il est urgent de sortir de l'impasse et de mettre en place une véritable régulation du parc nucléaire historique sous la forme d'un CfD.

Ce CfD devrait inclure l'ensemble de la production annuelle du parc nucléaire en exploitation à l'exclusion des volumes livrés dans le cadre de contrats de long terme.

Le détail du fonctionnement d'un CfD adossé à la production du parc nucléaire historique a déjà été expertisé par les services de l'État compétents et présenté dans plusieurs notes internes produites en 2022 et en 2023.

Les flux financiers générés par ce CfD devraient in fine être imputés aux consommateurs et non pas au budget de l'État. Ces flux transiteraient par un fonds de compensation, faisant l'interface entre les fournisseurs et EDF. Dès lors que les prix de marchés se situeraient en dessous du prix plancher, les fournisseurs alimenteraient ce fonds à hauteur de la différence constatée entre une moyenne des prix de marchés et le prix plancher du CfD. Inversement, en cas de prix de marchés supérieurs au prix plafond du CfD, le producteur alimenterait le « fonds CfD » qui reverserait les sommes considérées aux fournisseurs qui auraient l'obligation stricte de répercuter à l'euro près ce reversement à leurs clients. Ce dispositif ne serait pas optionnel et les fournisseurs devraient y souscrire pour pouvoir avoir accès à la production du parc nucléaire existant.

Le CfD devrait également inclure des dispositifs d'incitation à la performance permettant de garantir la productivité du parc nucléaire en exploitation.

Pour ne pas reproduire l'erreur de l'Arenh, les règles de fixation et d'évolution du prix pivot ou du corridor de prix de ce CfD devraient être définies dans la loi de façon très précise et mises en oeuvre par le régulateur de façon indépendante. Ces règles devraient s'appuyer sur une évaluation du coût comptable complet du parc nucléaire existant, sur le modèle de la méthode mise en pratique par la CRE, ainsi que, le cas échéant sur une estimation de la contribution d'EDF aux investissements nécessaires au programme de nouveau nucléaire. L'ajout d'une « brique » ayant pour vocation de couvrir tout ou partie de cette contribution de l'opérateur aux investissements nécessaires à la construction d'un nouveau parc de réacteurs EPR 2 pourrait à ce titre justifier le choix d'un corridor de prix ou d'un prix pivot sensiblement supérieur au coût complet comptable du parc existant.

En toute hypothèse, la commission d'enquête estime qu'il est légitime que ce CfD, et donc la compétitivité du parc nucléaire historique, puisse servir à financer le programme de nouveau nucléaire. Cette approche nécessite donc nécessairement :

- soit d'établir un corridor de prix qui pourrait se situer entre le coût comptable complet du parc existant calculé par la CRE, soit environ 60 euros par MWh, et un montant intégrant la couverture des investissements dans le programme de nouveau nucléaire à la charge d'EDF, montant qui pourrait ainsi avoisiner les 65 euros par MWh ;

- soit de fixer un prix pivot d'emblée supérieur aux coûts complets du parc en exploitation, à un niveau qui pourrait par exemple, en première approximation, se situer entre 60 euros par MWh et 65 euros par MWh.

Il ressort des échanges qui ont eu lieu lors des négociations de la réforme du marché européen de l'énergie que la principale crainte des États-membres, au premier rang desquels l'Allemagne, qui étaient opposés à l'idée d'un CfD sur le parc nucléaire français, était que le prix plancher de ce CfD soit fixé à un niveau trop bas et qu'il constitue une distorsion de concurrence indue au bénéfice de l'industrie française. Ces pays ne devraient pas voir d'un mauvais oeil l'intégration du financement du programme de nouveau nucléaire dans le calcul des prix de référence du mécanisme de régulation.

À terme, la commission d'enquête considère qu'il sera nécessaire d'intégrer l'ensemble des moyens de production décarbonés du mix électrique national dans ce dispositif de régulation sous forme de CfD, ce qui permettrait de rapprocher les prix de l'électricité du coût de production de plus de 90 % des centrales composant le mix national.

Une telle perspective donnerait aux consommateurs une grande visibilité sur le niveau de leurs factures et sur la compétitivité de long terme du prix de l'électricité en France. Seule une part extrêmement résiduelle du volume d'électricité consommée, essentiellement la mise en route de capacités thermiques pour répondre aux pointes de consommation, serait encore soumise aux aléas du marché, soit un maximum de 10 % à 15 % du prix total.

Pour s'assurer de son impact concret, la commission d'enquête suggère que la CRE réalise de façon périodique des évaluations de l'efficience de la régulation sous forme de CfD.

La commission d'enquête a étudié la possibilité et l'opportunité de mettre un terme anticipé au dispositif d'Arenh pour lui substituer dès 2025 une régulation sous forme de CfD. Cependant, compte-tenu du délai nécessaire à la conception de cette nouvelle régulation, et notamment à la détermination nécessairement très rigoureuse de la méthode de calcul et d'actualisation de son prix, ainsi qu'aux procédures de négociations avec la Commission européenne, il n'apparaît pas réaliste d'envisager qu'elle puisse être mise en oeuvre d'ici six mois. Par ailleurs, à très court terme, du fait de la baisse des prix de marché et compte-tenu de la valorisation de l'Arenh à 42 euros par MWh, une mise en oeuvre anticipé de la régulation pourrait se traduire par un effet inflationniste sur les prix payés par les consommateurs en 2025. Pour ces raisons, la commission d'enquête recommande que la nouvelle régulation du nucléaire historique sous forme de CfD entre en vigueur en 2026 après l'extinction du dispositif d'Arenh.

Recommandation n° 29

Destinataire

Échéance

Support/Action

Mettre en place un CfD sur le parc nucléaire historique fonctionnant au moyen d'un fonds de compensation géré par la CDC ou tout autre organisme et ayant vocation à être étendu à l'ensemble des moyens de production décarbonés.

État, EDF

2026

Législatif et règlementaire


* 751 Avis n° 19-A-01 du 21 janvier 2019 concernant un projet de décret relatif au dispositif d'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh).

* 752 Lorsque le Royaume-Uni faisait encore partie de l'Union européenne.

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