B. LA PROLONGATION DE LA DURÉE DE VIE DU PARC NUCLÉAIRE DOIT S'ACCOMPAGNER D'UNE OPTIMISATION DE SA PERFORMANCE
Si la prolongation de la durée de fonctionnement des réacteurs actuels est souhaitable, elle doit nécessairement aller de pair avec une augmentation substantiel de la performance du parc nucléaire historique.
1. Le constat sans appel d'une performance sensiblement inférieure à la moyenne mondiale et en forte dégradation
a) Une production annuelle en baisse très sensible depuis 2006
Après avoir connu la pire année de son histoire en 2022 en raison des indisponibilités de réacteurs dues au phénomène de corrosion sous contrainte (voir infra), la production du parc nucléaire d'EDF s'est relevée de 15 % en 2023 pour atteindre 320 TWh, un niveau restant cependant toujours très nettement inférieur à celui constaté en 2021 (361 TWh) et plus encore aux niveaux de production qui étaient observés avant la crise sanitaire et ce, même si l'on exclut de la comparaison la production des réacteurs de la centrale de Fessenheim qui ont été mis à l'arrêt en 2021.
Évolution de la production du parc nucléaire (2016-2023)
(en TWh)
Source : commission d'enquête, d'après les réponses d'EDF
Sans tenir compte des réacteurs de Fessenheim, la production du parc nucléaire en exploitation s'était ainsi élevée en moyenne à 375 TWh par an sur la période 2016-2019.
Depuis les pics constatés entre 2004 et 2006, la production annuelle du parc nucléaire historique est globalement orientée à la baisse, un phénomène qui s'est accéléré après 2015 et le lancement du programme de grand carénage. Entre 2006 et 2021, la production annuelle moyenne du parc nucléaire français s'est élevée à 404 TWh.
Évolution de la production nucléaire en France (1995-2023)
(en TWh)
Source : RTE, Bilan électrique 2023
Dans son Bilan électrique 2023, RTE constate ainsi que « la production du parc nucléaire a enregistré une baisse structurelle de sa production par rapport aux maxima atteints au début des années 2000. La fermeture des deux réacteurs de Fessenheim explique une partie de cette diminution, mais elle est loin d'en constituer la majorité : la baisse de la disponibilité du parc entre les années 2000 et l'année 2023 représente en effet l'équivalent de la fermeture de 14 réacteurs de 900 MW ».
b) Un facteur de charge particulièrement faible et en dégradation
Le facteur de charge (ou « Kp ») d'une installation de production d'électricité correspond au rapport entre sa production réelle et le maximum théorique qu'elle aurait pu produire sur une période d'un an au regard de sa puissance, c'est-à-dire la production qu'elle aurait générée si elle avait fonctionné toute l'année à pleine puissance. Le facteur de charge se décompose en deux dimensions :
- d'une part le coefficient de disponibilité (ou « Kd »), c'est-à-dire le pourcentage de la période considérée au cours de laquelle la centrale a fonctionné ;
- d'autre part le coefficient d'utilisation (ou « Ku »), c'est-à-dire, pendant la période où la centrale a fonctionné, le rapport entre sa production effective et la production qu'elle aurait généré si elle avait fonctionné à pleine puissance.
À titre d'exemple, un facteur de charge de 80 % pourrait en théorie correspondre à une centrale qui a fonctionné à plein régime 80 % du temps ou bien une centrale qui aurait fonctionné sans arrêt pendant toute la période à 80 % de sa puissance nominale.
D'après l'Association nucléaire mondiale (World nuclear association), dans le monde, depuis les années 1970, le facteur de charge moyen des centrales nucléaires a progressivement augmenté de 60 % à plus de 80 %, principalement porté par l'amélioration de la performance constatée sur les réacteurs nucléaires nord-américains. Même si ce constat peut être contre-intuitif, en moyenne, il n'est pas observé de dégradation systématique du facteur de charge au fur et à mesure du vieillissement des centrales.
La France présente un facteur de charge moyen de ses réacteurs nucléaires très nettement inférieur à la moyenne mondiale et à la plupart des pays disposant d'un parc nucléaire significatif. Ainsi, en 2019, avant les crises sanitaires et de corrosion sous contrainte, d'après l'Association nucléaire mondiale, le facteur de charge moyen observé sur le parc nucléaire français n'était que de 68,1 % contre plus de 90 % dans des pays comme les Etats-Unis, la Finlande, la Hongrie ou la Slovaquie.
Phénomène plus inquiétant, ce facteur de charge est en nette diminution puisqu'il atteignait encore 75 % seulement quatre ans plus tôt, en 2015. Cette baisse s'explique principalement par la chute du coefficient de disponibilité des centrales, passé de près de 85 % en 2006 à moins de 75 % depuis 2019. Elle a ainsi essentiellement pour origine l'allongement des périodes d'arrêts des réacteurs pour cause de maintenance.
Comparaison du facteur de charge moyen des réacteurs nucléaires par pays en 2019
(en % de la puissance installée)
Source : World nuclear association
c) Le rebond de la performance du parc nucléaire conditionne notre avenir énergétique à court et moyen terme
Alors que la consommation sera stimulée par l'électrification des usages, que de nouveaux réacteurs ne pourront pas être mis en service avant 2036 dans l'hypothèse la plus optimiste et que le développement des capacités de production renouvelables est sujet à de nombreuses incertitudes et pose par ailleurs des difficultés qui résultent de leur intermittence, la commission d'enquête estime qu'il est absolument impératif que la performance du parc électronucléaire français s'améliore substantiellement dans les années à venir. L'atteinte de nos objectifs climatiques et de réindustrialisation en dépendent. Dans cette perspective, l'État devra suivre de façon très rigoureuse, régulière et systématique, au moyen d'indicateurs quantitatifs précis, les progrès réalisés par EDF sur tous les aspects relatifs à la performance du parc électronucléaire national.
Dans son Bilan électrique 2023, RTE souligne l'importance de cet enjeu : « au cours de la prochaine décennie, l'enjeu est de retrouver des niveaux de disponibilité et de production supérieurs à ceux des dernières années, ce qui constitue un des leviers essentiels pour atteindre les objectifs industriels et engager la transition vers une économie décarbonée ».
Pour les années à venir, EDF a pris des engagements d'amélioration progressive de la production du parc nucléaire existant. Elle a indiqué à la commission d'enquête viser les objectifs suivants :
- entre 315 TWh et 345 TWh en 2024 ;
- entre 335 TWh et 365 TWh en 2025 et 2026.
À plus long terme, à horizon 2030, EDF a pour ambition de tendre vers un objectif de 400 TWh de production annuelle.
Dans ses réponses à la commission d'enquête, la DGEC a confirmé que, dans le cadre des travaux de planification qu'elle conduit, elle retient les hypothèses présentées par EDF et l'objectif d'un retour à un facteur de charge d'environ 75 % : « pour le reste de la décennie au-delà de 2026, la production du parc nucléaire existant, incluant le réacteur de type EPR de Flamanville, est estimée entre la cible d'une production minimale de 360 TWh retenue dans le cadre des travaux sur la Stratégie française énergie-climat (SFEC) et l'objectif managérial que se donne l'entreprise d'atteindre une production de 400 TWh d'ici à 2030 ».
2. Les raisons d'une performance en berne
Outre la perte structurelle de plus de 10 TWh par an liée à la mise à l'arrêt des deux réacteurs de la centrale de Fessenheim, plusieurs raisons expliquent le faible facteur de charge des réacteurs français et le déclin de la production du parc nucléaire depuis 2006.
a) Des travaux de maintenance exceptionnels dans le cadre du programme de grand carénage
La maintenance des réacteurs du parc nucléaire français (EDF)
La maintenance du parc nucléaire est effectuée en majeure partie lors des arrêts de réacteurs pour rechargement du combustible, qui ont lieu en moyenne tous les douze mois sur le palier 900 MW et tous les 18 mois sur les paliers 1300 MW et N4.
Le cycle de maintenance d'un réacteur se déroule sur dix ans, entre deux visites décennales avec une alternance d'arrêts pour simple rechargement de combustible et d'arrêts pour visites partielles :
- Les arrêts simples pour rechargement sont utilisés pour remplacer une partie du combustible et effectuer un niveau minimum de maintenance. Ces arrêts comptent 3 800 à 4 500 activités et sont planifiés sur une durée moyenne de 35 jours.
- Les visites partielles sont utilisées pour remplacer une partie du combustible et effectuer des opérations de maintenance. Ces arrêts comptent 10 000 à 11 500 activités et sont planifiés sur une durée moyenne de 90 jours.
- Les visites décennales sont utilisées pour remplacer une partie du combustible, effectuer des opérations de maintenance, opérer des modifications de l'installation correspondant aux réévaluations de sûreté, contrôler et tester les gros composants comme le circuit primaire ou l'enceinte de confinement. Ces arrêts comptent 15 000 à 20 000 activités et sont planifiés sur une durée moyenne supérieure ou égale à 180 jours.
De manière générale, il faut distinguer 2 types de maintenance : la maintenance préventive et la maintenance corrective.
La maintenance de type corrective a pour but de remplacer des matériels en cas de défaillance de ceux-ci : le volume des activités est donc dépendant de l'état du matériel.
La maintenance préventive a pour objectif d'éviter les défaillances et de remplacer les équipements en anticipation :
- soit par la réalisation de contrôles qui détermineront le remplacement ou non de la pièce en fonction du résultat de ces contrôles ;
- soit de manière systématique sur la base d'une durée de vie estimée des matériels.
La maintenance préventive récurrente fait l'objet de programmes et de visites périodiques des matériels ainsi que de contrôles réglementaires. Les périodicités des contrôles sont prédéfinies, en cohérence avec les trois types d'arrêt présentés ci-dessus.
La maintenance préventive exceptionnelle a pour objectif de remplacer les gros composants équipant la centrale, soit dans le cadre de la durée de vie des réacteurs, soit afin d'optimiser les performances de ces derniers.
Source : réponses d'EDF à la commission d'enquête
L'allongement des durées d'arrêts des quatrièmes visites décennales liées à l'ampleur des opérations nécessaires à la prolongation des réacteurs, à leur mise à niveau en matière de sûreté et à la prise en compte du retour d'expérience qui a fait suite à l'accident de Fukushima (voir supra) a conduit à limiter le coefficient de disponibilité des centrales ces dernières années. EDF estime que la période d'arrêt programmée des quatrièmes visites décennales était plus longue d'environ 50 jours par rapport à la durée moyenne des troisièmes visites décennales. Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, EDF a ainsi souligné l'effet particulièrement sensible du programme de grand carénage sur la disponibilité des centrales du parc historique à partir de 2016 en signalant notamment que « le volume d'activités des quatrièmes visites décennales du palier 900 MW est cinq fois supérieur à celui des troisièmes visites décennales du même palier ».
Cet effet à la baisse sur le coefficient de disponibilité du parc se fera encore sentir durant plusieurs années puisque les quatrièmes visites décennales des réacteurs de 900 MW doivent se poursuivre jusqu'en 2030 et que celles des réacteurs de 1 300 MW auront lieu entre 2026 et 2034. L'effet à la baisse sur la production annuelle du parc lié à ce phénomène pourrait se situer entre 5 TWh et 10 TWh sur la période 2025-2035. Cette situation conduit notamment RTE à se montrer très prudent sur les hypothèses de production du parc nucléaire pour les années 2024 et 2025 : « la densité des chantiers industriels à mener au cours des prochaines années incite à des prudences sur la tenue du planning d'arrêts programmés et sur l'évolution du productible annuel à l'horizon 2025564(*) ».
Cependant, l'allongement de la durée des arrêts de réacteurs lors de ces périodes n'est pas seulement dû à l'accroissement du nombre et de l'importance des opérations réalisées au cours de ces phases de maintenance. Il est également le résultat d'une perte de compétence dans le domaine de la gestion et du pilotage de ces « arrêts de tranche » qui se traduit par un défaut de performance significatif qu'il est devenu urgent de résoudre. C'est notamment l'objet du programme dit « Start » décrit infra. En réponse à la commission d'enquête, la DGEC a ainsi souligné que « les visites décennales habituelles et le programme de Grand carénage impliquent des arrêts temporaires des réacteurs, dont la maîtrise industrielle constitue un enjeu en matière de performance opérationnelle du parc nucléaire, de disponibilité et de production ».
La crise sanitaire, principalement en 2020 (pour un effet estimé à près de 40 TWh), ainsi que des conflits sociaux, résultant notamment de la mobilisation contre la réforme des retraites du printemps 2023, ont également conduit à perturber le calendrier des maintenances et à affaiblir encore un peu plus le coefficient de disponibilité des réacteurs.
Dans son étude Futurs énergétiques 2050, RTE avait notamment mis en exergue les effets de la crise sanitaire sur le programme de maintenance : « le calendrier de maintenance des réacteurs a été durablement chamboulé par la crise sanitaire, conduisant à des adaptations de plannings impliquant des économies de combustibles dans le but de maximiser la disponibilité des réacteurs pendant les périodes hivernales ».
b) Une perte d'expérience liée au renouvellement générationnel et des pénuries de main d'oeuvre dans des secteurs clés
En réponse à la commission d'enquête, EDF a souligné l'ampleur du renouvellement générationnel de ses équipes en charge de l'exploitation et de la maintenance du parc de réacteurs historique. L'ancienneté moyenne de ses effectifs a nettement diminué occasionnant une perte significative d'expérience, expérience qui apparaît particulièrement précieuse dans une filière telle que le nucléaire. Ainsi, le rapport de l'audit, demandé en décembre 2021 par l'État, sur la maîtrise industrielle des arrêts de réacteurs du parc nucléaire d'EDF565(*) soulignait-il en juin 2022 que l'expérience des équipes qui gèrent les phases d'arrêts pour maintenance des réacteurs « apparaît faible comparée au benchmark international ».
À ce phénomène de renouvellement se greffe des difficultés de recrutement liées aux tensions existantes dans plusieurs secteurs, s'agissant notamment des mécaniciens, des soudeurs ou encore des chaudronniers. EDF estime que ce phénomène a été l'un des facteurs explicatifs de la dégradation de la performance de la maintenance et de l'allongement des périodes d'arrêt de ses réacteurs.
Ce phénomène s'est conjugué avec « une perte de moyens et de compétences » plus large au sein de la filière nucléaire dans son ensemble. Une situation qui résulte, selon EDF, de « l'effet conjugué de la désindustrialisation progressive de la France et des perspectives de décroissance du secteur nucléaire tracées par la précédente PPE ».
Sur la base d'une étude annuelle demandée par l'ASN, cette situation a conduit EDF à demander à l'autorité de sûreté l'autorisation de reporter certaines échéances relatives aux opérations de réexamen périodique (voir encadré ci-après).
Faute de moyens suffisants en interne et au sein de la filière nucléaire, EDF a sollicité des délais supplémentaires à l'ASN dans le cadre des opérations relatives aux réexamens périodiques
Conformément à une décision de l'ASN du 23 février 2021 fixant certaines prescriptions, EDF réalise chaque année une étude pour analyser ses capacités internes et celles de la filière industrielle à réaliser le programme industriel tel que prescrit par l'ASN pour autoriser la poursuite d'exploitation des réacteurs 900 MW au-delà de 40 ans. Cette analyse très détaillée permet d'identifier les risques potentiels de dépassement d'une échéance réglementaire et le cas échéant de mettre en place les actions de mitigation nécessaires. Cette analyse a également conduit EDF à demander à l'ASN en 2023 le report de quelques échéances dans le cadre des quatrièmes réexamens périodiques des réacteurs 900 MW. Cette demande a été acceptée par l'ASN dans sa décision rendue le 19 décembre 2023.
Source : réponses d'EDF à la commission d'enquête
c) La crise de la corrosion sous contrainte : la survenance du « défaut générique » tant redouté
Le caractère standard du parc électronucléaire national présente de nombreux avantages en termes de synergies et d'économies d'échelle. Il en facilite l'exploitation et la maintenance. Cependant, il comporte un risque qui lui est inhérent et qui a longtemps été redouté, celui du défaut dit « générique ». C'est-à-dire un défaut majeur que l'on retrouverait sur un grand nombre de réacteurs du parc du fait de leur conception et de leur mode de fonctionnement similaires. Une situation de cette nature est apparue à la fin de l'année 2021.
En septembre 2021, au cours de la deuxième visite décennale du réacteur n° 1 (réacteur de 1 450 MW appartenant au palier N4) de la centrale de Civaux, EDF a détecté une fissuration sur des soudures d'une portion de tuyauterie auxiliaire au circuit primaire, au niveau du circuit d'injection de sécurité566(*). Le 23 septembre 2021, la division de Bordeaux de l'ASN a été informée par EDF de cette découverte.
EDF a fait le choix de découper la soudure concernée, seul moyen pour vérifier qu'il s'agissait bien d'une fissure et pour en mesurer la profondeur. À l'issue de ce contrôle dit « destructif », en décembre 2021, les expertises réalisées en laboratoire ont conclu à la présence de défauts de corrosion sous contrainte. Le 14 décembre 2021, EDF a informé l'ASN et l'IRSN.
La corrosion sous contrainte et sa détection (EDF)
La corrosion sous contrainte est un mécanisme de dégradation qui fait intervenir simultanément le matériau et ses caractéristiques intrinsèques, les sollicitations thermomécaniques auxquelles il est soumis et l'environnement.
C'est un phénomène connu dans l'industrie mais qui n'était pas redouté, tant de par le retour d'expérience français que par le retour d'expérience international, sur les circuits d'injection de sécurité.
Il peut être détecté par la réalisation de contrôles spécifiques par ultra-sons tels que ceux menés de manière préventive par EDF lors des visites décennales de ses réacteurs.
Il ne peut cependant être définitivement caractérisé comme tel que par une analyse métallurgique destructive en laboratoire.
Source : réponses d'EDF à la commission d'enquête
Ce même jour, s'est tenu au siège d'EDF une réunion extraordinaire du comité sûreté nucléaire en exploitation (CSNE), sous la présidence du directeur adjoint technique de la division production nucléaire (DPN). Cette instance, composée d'experts de la DPN, de la division ingénierie du parc nucléaire et de l'environnement (DIPDE), de la direction technique, de la direction industrielle et de l'Inspection générale pour la sûreté nucléaire et la radioprotection (IGSNR) a pour mission de débattre des questions de sûreté relatives aux réacteurs en exploitation. Ce comité a recommandé à l'unanimité de maintenir ou de mettre à l'arrêt préventivement les quatre réacteurs composant le palier N4 : c'est-à-dire les deux réacteurs des centrales de Chooz et de Civaux.
La décision reprenant cette recommandation a été prise le 15 décembre 2021 par les personnes ayant en charge d'exercer la responsabilité d'exploitant nucléaire au sein d'EDF, à savoir le directeur de la DPN, le directeur exécutif en charge de la direction du parc nucléaire thermique (DPNT) et le président-directeur général d'EDF.
Les risques potentiels qu'auraient pu faire peser les fissures détectées (ASN)
En affectant les tuyauteries du circuit primaire principal, ces fissures étaient susceptibles d'induire un risque de brèche primaire, et donc de perte de confinement du fluide radioactif du circuit primaire, en plus d'un risque pour le refroidissement du coeur du réacteur.
De surcroît, certaines fissures impactaient le système d'injection de sécurité des réacteurs, qui est justement mis à contribution en cas de brèche du circuit primaire.
Il était donc nécessaire qu'EDF réalise des contrôles rapidement pour cerner l'ampleur du problème et avoir une idée plus précise de la sensibilité des circuits à ce phénomène.
Les études mécaniques, et les études de sûreté réalisées très rapidement après la découverte des premières fissures, ont cependant montré que la profondeur des fissures n'induisait pas de risque de brèche dans l'ensemble des situations d'exploitation, dès lors qu'elles ne dépassaient pas une profondeur située entre un tiers et un quart de l'épaisseur des tuyauteries concernées. Les études de sûreté réalisées ont aussi montré qu'il était possible de maintenir le réacteur dans un état sûr en cas de perte d'une ou de deux tuyauteries d'injection de sécurité.
Certaines des fissures mesurées ayant une ampleur proche de cette profondeur critique, le phénomène de corrosion sous contrainte demeurait un phénomène sérieux. La survenue d'une brèche sur un système d'injection de sécurité d'un réacteur aurait par ailleurs entrainé, au minimum, un temps d'indisponibilité important de celui-ci.
Au début de l'année 2023, des fissures d'une profondeur très importante ont par ailleurs été découvertes sur certaines soudures, qui avaient fait l'objet de réparations au moment de la fabrication des réacteurs. Il était donc nécessaire de mettre en place un programme de contrôle priorisé sur ces soudures réparées.
Ces éléments justifient la stratégie mise en place par EDF, consistant à remplacer l'ensemble des soudures affectées de fissure de taille notable, et de remplacer les lignes présentant la plus grande sensibilité.
Source : réponses de l'ASN à la commission d'enquête
Le 15 décembre 2021, lors d'une première réunion technique, EDF a présenté les résultats de ses premières expertises à l'ASN et à l'IRSN. Le même jour, EDF publiait un communiqué de presse pour informer le grand public de cette découverte. Le lendemain, le 16 décembre 2021, l'IRSN et l'ASN publiaient, chacune de leur côté, une note d'information sur la question.
À la fin du mois de décembre 2021, les mêmes défauts ont été identifiés au niveau des mêmes lignes de tuyauterie sur le réacteur n° 2 de la centrale de Civaux. En janvier 2022, des fissures étaient également confirmées sur les réacteurs N4 de la centrale de Chooz ainsi que sur le réacteur de 1 300 MW n° 1 de la centrale de Penly (palier P'4).
En février 2022, EDF a présenté à l'ASN une démarche visant à établir une liste de réacteurs à contrôler en priorité du fait de leur exposition potentielle au même phénomène.
Le 13 mai 2022 EDF a remis à l'ASN une note relative à l'avancement général de l'instruction des défauts de corrosion sous contrainte, son analyse de sûreté et l'évolution de la stratégie de traitement. Cette note a été complétée le 13 juillet 2022 avec de nouveaux résultats d'expertise justifiant une proposition de stratégie globale de traitement du phénomène. Le 26 juillet 2022, l'ASN a considéré que la stratégie déployée par EDF était « appropriée ».
La répartition des rôles entre l'exploitant et l'autorité de sûreté
La réglementation applicable identifie l'exploitant EDF comme le premier responsable de la sûreté de ses installations. Ainsi, c'est lui qui est responsable du suivi en service de ses installations, et en cas de découverte d'anomalies telles que les fissures de corrosion sous contrainte, de prendre les actions adaptées pour les traiter.
Le premier rôle de l'ASN a été de vérifier que les actions de contrôle initiées par EDF à la suite des premières découvertes étaient appropriées (tant au regard du périmètre contrôlé, que de la méthode utilisée pour les contrôles, et de leur délai de réalisation). L'ASN a estimé que c'était le cas : EDF a assumé, dans cette affaire, sa responsabilité première en matière de sûreté.
L'ASN a pour sa part examiné la stratégie d'EDF pour identifier et analyser les causes d'apparition de ces fissures, ainsi que les mises à jour de cette stratégie au fur et à mesure de l'accumulation des connaissances sur le phénomène.
Lorsque des opérations d'intervention mécaniques étaient nécessaires sur des tuyauteries (découpes, réparations, remplacements de tuyauteries complètes), l'ASN a contrôlé ces opérations (contrôle des modes opératoires et des qualifications prévues par les intervenants, réalisation d'inspections, etc.) afin de s'assurer qu'elles ne remettent pas en cause le fonctionnement et la résistance des circuits concernés.
Enfin, avant le redémarrage de chaque réacteur, l'ASN analyse le bilan des contrôles réalisés sur ce réacteur, afin de s'assurer que son redémarrage est possible en toute sûreté.
Source : réponses de l'ASN à la commission d'enquête
EDF a mis en oeuvre un plan de contrôle général de son parc prévoyant des mises à l'arrêt préventives pour les réacteurs considérés comme les plus susceptibles d'être affectés par la même pathologie. Il avait pu être établi que les réacteurs les plus sensibles au phénomène étaient les réacteurs des paliers N4 (1 450 MW) et P'4 (1 300 MW). C'est-à-dire, comme le signalait RTE dans son Bilan électrique 2022, « à la fois les plus récents et les plus puissants du parc nucléaire français, qui n'étaient pas concernés de manière prioritaire par le grand carénage du parc et les opérations de prolongations de la durée de vie des centrales ». Les conséquences sur la production du parc nucléaire français en 2022 n'en ont été que plus importantes.
Les réacteurs du palier N4 ont fait l'objet de réparation en priorité suivis des réacteurs du palier P'4 qui ont eux aussi fait l'objet d'un remplacement préventif complet des tuyauteries concernées moyennant des arrêts d'une durée de près de six mois. À la fin de l'année 2023, la très grande majorité de ces réacteurs (N4 et P4) avait été traités.
Les réacteurs du palier P4 (1 300 MW) et de 900 MW sont moins exposés. Aussi, le programme de traitement prévoit-il des arrêts entre 2023 et 2025 des réacteurs du palier P4 pour contrôle et réparations éventuelles. Les réacteurs de 900 MW doivent quant à eux être inspectés à l'occasion de leurs prochaines visites partielles ou décennales. Ainsi, d'ici 2025, tous les réacteurs devront avoir été inspectés. En mars 2024, EDF a détecté une fissure sur le réacteur de 900 MW n° 4 de la centrale du Blayais (palier CPY).
Au cours de l'année 2022, les décisions de mise à l'arrêt ou de prolongement des durées de maintenance de 14 réacteurs ont conduit à sensiblement réduire la production du parc national expliquant pour l'essentiel son niveau exceptionnellement bas de 279 TWh contre 361 TWh en 2021, soit une diminution de plus de 80 TWh.
Puissance nucléaire indisponible par mois entre novembre 2021 et décembre 2022 et décomposition par cause, pour les réacteurs concernés par les contrôles liés au phénomène de corrosion sous contrainte
(en GW)
Source : RTE, Bilan électrique 2022
Comme l'illustre le graphique supra, RTE estimait à plus de 10 GW, soit 17 % de la puissance totale installée du parc électronucléaire, la perte de puissance moyenne observée en 2022 du fait des conséquences du phénomène de corrosion sous contrainte. Le 28 août 2022, la disponibilité du parc nucléaire est même descendue à un point bas historique de 21,7 GW, ce qui signifie que 65 % de la puissance totale du parc était alors à l'arrêt.
Facteurs explicatifs de l'indisponibilité du nucléaire en 2022
(en GW)
Source : RTE, Bilan électrique 2022
Des exemples de corrosion sous contrainte à l'étranger
Des phénomènes de corrosion sous contrainte ont affecté les réacteurs à eau bouillante dans le monde de façon générique, notamment aux Etats-Unis et au Japon. Ces réacteurs contiennent en effet une eau de refroidissement beaucoup plus riche en oxygène, ce qui augmente fortement le risque de corrosion sous contrainte par rapport aux réacteurs à eau sous pression, qui est la technologie des réacteurs français.
À l'international, les cas de corrosion sous contrainte constatés sur des réacteurs à eau sous pression n'étaient pas génériques, ou alors concernaient des matériaux autres que l'acier inoxydable (notamment l'Inconel). Les cas sur des soudures en acier inoxydables avaient jusqu'alors été sporadiques, et expliqués par des conditions de soudage particulières.
À la suite des découvertes en France, qui étaient donc largement inattendues, l'ASN a partagé son retour d'expérience pour encourager les autres pays à procéder à des contrôles.
Source : réponses de l'ASN à la commission d'enquête
Le risque de survenance d'un défaut générique était connu et il semble impossible de s'en prémunir totalement tant il est inhérent à la composition standardisée du parc nucléaire français. Cependant, il est essentiel de tirer des enseignements de la crise de la corrosion sous contrainte pour approfondir et renforcer tous les dispositifs permettant de prévenir ce risque et de s'en prémunir autant que faire se peut.
Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, l'ASN a ainsi pu souligner que la crise dite de la corrosion sous contrainte « rappelle qu'il est important, dans l'établissement des programmes de contrôles appliqués aux réacteurs du parc, de mobiliser à la fois des moyens de contrôle spécifiquement adaptés aux modes de dégradation les plus redoutés, mais aussi des moyens de contrôle plus génériques dans le but de capter l'apparition de modes de dégradation non anticipés, avant que ceux-ci ne suscitent des risques importants pour la sûreté des réacteurs ».
À ce titre, la commission d'enquête a noté qu'EDF avait notamment prévu d'inclure de nouveaux contrôles périodiques de vérification dans son programme de maintenance courante afin de détecter ce type de défauts le plus en amont possible.
d) Les tensions sur la ressource en eau génèrent « des indisponibilités faibles mais croissantes pour le parc nucléaire »567(*)
Dépendants de la ressource en eau pour assurer leur refroidissement, les réacteurs nucléaires voient leur exploitation encadrée par des normes environnementales destinées à protéger cette ressource. Les contraintes qui pèsent à ce titre sur les conditions d'exploitation des réacteurs portent principalement sur le respect de normes relatives aux prélèvements d'eau et aux rejets thermiques engendrés par leur fonctionnement. Variables selon les cours d'eau, ces normes réglementaires sont propres à chaque site. Elles encadrent les volumes de prélèvements et de rejets d'eau, limitent les températures de rejet ou encore conditionnent le rejet d'effluents liquides radioactifs à un niveau de débit suffisant permettant leur dilution. Sauf dérogations accordées par l'ASN, le dépassement de ces normes peut entraîner la mise à l'arrêt temporaire de réacteurs.
Or, ces différentes contraintes, particulièrement celles relatives aux températures de rejet et au débit des cours d'eau, sont particulièrement affectées par le réchauffement climatique et les seuils normatifs sont de plus en plus fréquemment atteints, tout particulièrement pour les centrales dites en « circuit ouvert » qui prélèvent de grandes quantités d'eau pour leur refroidissement avant de les rejeter en aval du cours d'eau à des températures plus élevées.
Dans son rapport public annuel 2024, la Cour des comptes soulignait que si la disponibilité de la ressource en eau, mise sous tension par le réchauffement climatique, se traduisait à ce stade par « des conséquences encore limitées sur la production » des centrales nucléaires françaises, celles-ci sont croissantes et amenées à s'amplifier dans les années et décennies à venir.
La Cour des comptes a ainsi pu observer que les pertes de production résultant de la hausse des températures des cours d'eau ou de la baisse de leur débit sont restées inférieurs à 1 % de la production annuelle moyenne pendant les deux dernières décennies, exception faite de l'année 2003, marquée par une canicule sévère, au cours de laquelle la perte a atteint 1,5 %. Cependant, depuis 2018, la Cour des comptes a constaté une augmentation des pertes de production résultant de causes climatiques. Elle souligne par ailleurs que ces pertes pourraient être multipliées par un facteur de trois ou quatre à l'horizon 2050.
Pertes de production nucléaire annuelle attribuées aux températures élevées et aux faibles débits des cours d'eau
(en MWh)
Source : Cour des comptes, L'adaptation des parcs nucléaire et hydro-électrique au changement climatique, rapport public annuel 2024.
Les seuils normatifs d'encadrement de l'exploitation des réacteurs nucléaire au titre de leur incidence sur les milieux aquatiques sont anciens et ne prennent pas en compte les recherches les plus récentes menées sur les effets de la température de l'eau sur les êtres vivants aquatiques. C'est notamment pour cette raison que, dans un rapport d'information présenté en 2022568(*), la sénatrice Christine Lavarde a suggéré de réinterroger les valeurs de ces seuils à l'aune de ces nouvelles connaissances.
3. La modulation : une spécificité française qui suscite de nombreuses questions et présente encore trop de zones d'ombres
Historiquement, les réacteurs nucléaires français ont été conçus dès le départ (pour les réacteurs de 1 300 MW et 1 450 MW) ou modifiés (dans les années 1980 pour des réacteurs de 900 MW) pour pouvoir « moduler » leur production, c'est-à-dire pour pouvoir réduire ou augmenter, dans des temporalités plus ou moins courtes, la quantité d'électricité qu'ils délivrent. Cette capacité, également appelée « suivi de charge », avait été initialement développée du fait de la part très significative que représentait la filière nucléaire dans le mix de production national. Il s'agissait alors de pouvoir ajuster le volume de production aux variations de la demande d'électricité. La modulation conduit à ce que, lorsqu'ils fonctionnent, les réacteurs ne produisent pas à plein régime, ce qui affecte à la baisse leur coefficient d'utilisation et par voie de conséquence leur facteur de charge.
Spécificité française, la modulation constitue ainsi l'une des explications de la faiblesse du facteur de charge moyen des réacteurs français au regard de celui constaté dans la plupart des autres pays qui disposent de centrales nucléaires. Dans la plupart de ces pays, la part du nucléaire dans le mix de production est plus faible ce qui permet à leurs centrales de produire « en base » au maximum de leur capacité, l'adaptation de la production à la consommation étant réalisée au moyen d'autres centrales, principalement thermiques.
Dans ses réponses à la commission d'enquête, la DGEC a souligné cet aspect : « la faculté des réacteurs nucléaires, de pouvoir moduler leur production constitue une caractéristique importante du parc français, qui n'est pas récente et était déjà nécessaire dans les années 1990 et 2000 pour adapter la production au profil de consommation (la France disposant majoritairement de nucléaire dans son mix et moins de centrales au gaz ou au charbon que les pays voisins) ».
Dans la mesure où l'essentiel des coûts de la filière nucléaire sont fixes (ils ne sont pas corrélés au volume d'électricité produite), en réduisant le volume de production sur une période donnée, la modulation conduit mécaniquement à augmenter les coûts complets du parc nucléaire français exprimés en MWh. Cette relation est automatique puisque la baisse du volume de production conduit à diminuer le dénominateur (la quantité d'électricité produite par la centrale au cours de sa durée de fonctionnement) de la fraction permettant de calculer les coûts complets tandis que le numérateur, principalement composé de coûts fixes, ne varie pas ou dans des proportions nettement plus faibles.
Cependant, l'équation économique et financière du producteur peut en revanche être favorable puisqu'à la faveur de cette modulation il est en mesure de maximiser les revenus tirés de ses centrales en diminuant leur production lorsque les prix de marchés sont bas, pour au contraire l'augmenter lorsqu'ils sont haut. Aussi, si la modulation conduit à augmenter les coûts de production du parc nucléaire français elle peut également permettre d'en optimiser les revenus qu'en retire EDF.
Techniquement, les réacteurs nucléaires français peuvent réaliser deux modulations à la baisse par jour d'une profondeur pouvant aller jusqu'à 80 % de leur puissance nominale. Les capacités de modulation, ou « manoeuvrabilité » des réacteurs sont encadrées par des spécifications techniques approuvées par l'ASN569(*).
Dans ses réponses à la commission d'enquête, RTE a souligné qu'historiquement, la modulation du parc nucléaire a varié autour d'une moyenne de 30 TWh par an au sein d'une fourchette allant de 20 TWh à 55 TWh. En réponses à la commission d'enquête, EDF a souligné qu'en puissance instantanée, « des baisses totales de près de 20 GW ont déjà été observées, sur un total disponible de plus de 40 GW570(*) ». Sur la base de données produites par EDF, dans son Bilan prévisionnel 2023, RTE note que le phénomène de modulation est actuellement estimé en moyenne à environ 7 % de la puissance nominale des réacteurs.
Évolution du volume de modulation à la baisse de la production nucléaire depuis 2002 et estimation de la part liée à une absence de débouché économique (2012-2022)
Source : RTE
La modulation des réacteurs nucléaires a pour vocation de contribuer à l'équilibre du système électrique. EDF571(*) souligne à ce titre « qu'à l'origine, il s'agissait avant tout de répondre aux variations de la consommation intérieure. Depuis les années 2010, il s'agit de répondre en complément à la variabilité des moyens renouvelables non pilotables ». Grâce à leur flexibilité, les réacteurs nucléaires, comme les barrages hydrauliques, assurent ainsi des services indispensables à l'équilibre du réseau tant en termes de réglage de la fréquence que de réglage de la tension.
En réponse à la commission d'enquête, EDF a décrit en ces termes les principes qui régissent la modulation de ses réacteurs : « EDF module essentiellement pour fournir des services au système (réserves de puissance et ajustements à proximité du temps réel requis par RTE), gérer le combustible nucléaire (économie de combustible entre deux cycles) et réaliser une optimisation économique en fonction de l'état de l'équilibre offre-demande (quand le prix du marché est inférieur au coût marginal de production du parc nucléaire, que ce soit du fait d'une faible consommation ou d'un fort niveau de production renouvelable ».
En réalité, en dehors des enjeux de la flexibilité de très court terme contrôlée en temps réel par RTE pour équilibrer le système électrique, la modulation de ses réacteurs par EDF répond essentiellement à un calcul d'optimisation économique reposant sur le niveau des prix de marché qu'elle compare soit aux coûts variables de chaque réacteur, soit à un coût d'usage (ou « d'opportunité »), notamment pour optimiser le stock de combustible encore disponible jusqu'au prochain arrêt pour rechargement.
Description par la CRE des stratégies d'optimisation économique des capacités de modulation des réacteurs nucléaires
Dans le mode de gestion actuel d'EDF, la production nucléaire est modulée à la baisse principalement dans deux cas :
- Les tranches nucléaires qui ne sont pas contraintes par un stock de combustible limité avant le prochain arrêt pour rechargement ont un coût variable relativement faible, qui inclut le coût du combustible et des coûts opérationnels variables, et fonctionnent donc majoritairement en base. Cependant, lorsque la consommation est faible et/ou la production renouvelable élevée, les prix de marché peuvent descendre en dessous de leurs coûts variables, et EDF a alors intérêt, pour ne pas produire à perte, à réduire la production de ces tranches lorsque c'est techniquement possible.
- En fin de campagne entre deux arrêts, certaines tranches nucléaires peuvent se retrouver limitées par le combustible restant avant le prochain rechargement. Elles sont alors gérées en stock et doivent être modulées à la baisse pour économiser du combustible afin de le consommer sur les périodes de prix les plus élevés ; cette modulation peut survenir quand bien même les prix de marché sont déjà assez élevés, si EDF anticipe des prix encore plus élevés sur la période restante avant le prochain rechargement.
Pour réaliser son optimisation économique et décider d'éventuelles modulations, EDF ne prend en compte que les coûts variables de fonctionnement, incluant un coût d'opportunité lorsque les tranches sont limitées par leur stock de combustible, ainsi que les contraintes techniques du parc. Il n'y a pas lieu d'intégrer à cette optimisation les coûts fixes (investissement ou coûts fixes opérationnels), qui sont par nature des coûts « échoués » indépendants de la décision de faire fonctionner ou non la tranche.
Source : réponses de la CRE à la commission d'enquête
Cette stratégie d'optimisation économique est présentée par EDF572(*) de la façon suivante : « L'offre du parc nucléaire d'EDF sur les marchés, encadrée par différentes réglementations, suit le principe général consistant à proposer toute la flexibilité des réacteurs à un niveau représentatif de leur coût d'utilisation, qui correspond :
- soit à leur coût variable (c'est-à-dire essentiellement le coût du combustible), dans le cas où il n'existe pas de contrainte particulière sur le fonctionnement des réacteurs ;
- soit à une « valeur d'usage » reflétant l'espérance des meilleurs prix futurs qu'il sera possible de capter avant le prochain arrêt pour rechargement/maintenance de la tranche, dans le cas où il existe une contrainte sur le stock de combustible disponible, qui impose de le réserver aux périodes de plus forte tension du système.
Dans les deux cas, les coûts d'utilisation sont différenciés réacteur par réacteur et le choix, pour un réacteur donné, de produire à un niveau inférieur à la puissance maximale disponible est déterminé par les prix de marché ».
Cette dominante économique de la gestion de la modulation du parc nucléaire français est confirmée par RTE573(*) : « dans l'ensemble, le parc nucléaire module en fonction des prix de marché, pour maximiser les revenus du producteur (produire plus lorsque l'électricité est chère, produire moins lorsque son prix est faible voire nul ou négatif), à capacité de production donnée ».
La CRE précise ainsi la façon dont EDF procède à une maximisation économique de la valeur à laquelle correspond la flexibilité de ses réacteurs nucléaires : « EDF vend à prix fixe le profil de production prévu sur le marché à terme, puis valorise la flexibilité à la hausse comme à la baisse sur les échéances de plus court terme jusqu'au très court terme. Typiquement, la puissance est diminuée l'été et la nuit pour maximiser la disponibilité lorsque les prix de gros sont plus élevés et répondre au mieux aux variations de l'équilibre offre-demande. La modulation de puissance nucléaire entre l'été et l'hiver a ainsi contribué à éviter toute défaillance pendant l'hiver 2022-2023 et EDF en a été rémunéré en vendant (ou en évitant d'acheter) la production ainsi dégagée au moment où les prix de gros étaient les plus élevés. Le déploiement accéléré des moyens de production intermittents ne modifie pas fondamentalement ce cadre, la production intermittente étant équivalente à une diminution de la consommation. L'amplitude accrue des variations de consommation nette de la production intermittente augmentera la rémunération de la flexibilité, dans la limite des capacités techniques du parc nucléaire ».
Le développement des installations renouvelables intermittentes conduit nécessairement à augmenter le volume de modulation des centrales nucléaires parce que leurs coûts marginaux sont quasiment nuls et orientent les prix de marchés à la baisse lorsqu'elles produisent. Ce constat factuel et incontestable est notamment décrit de la façon suivante par EDF574(*) : « la puissance fournie par les moyens de production dont le coût proportionnel est moindre que celui du nucléaire (hydraulique fil de l'eau, solaire, éolien) a une influence. Le développement des énergies renouvelables contribue à augmenter le nombre d'heures dans l'année pendant lesquelles le parc doit moduler, et l'amplitude de cette modulation ».
Si cette réalité ne peut être mise en doute, à ce jour, les données disponibles semblent indiquer que l'effet du développement de la production renouvelable intermittente sur le phénomène de modulation du parc nucléaire reste limité. Dans son Bilan prévisionnel 2023, RTE écrivait ainsi que « les prix de marché dépendent en premier lieu des variations naturelles de la demande : au cours des dernières années, la production nucléaire n'a été affectée que de manière marginale par la production solaire et éolien ».
Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, RTE a précisé son analyse dans les termes suivants : « au cours des dernières années, le développement des énergies renouvelables a modifié très progressivement le profil de cette modulation, avec par exemple des baisses plus fréquentes l'après-midi lorsque la production photovoltaïque est importante ainsi que certains week-ends lorsque la consommation est plus faible, mais cela n'a toutefois, jusqu'à présent, pas sensiblement modifié le volume global annuel de modulation. À date, le développement des énergies renouvelables n'apparaît donc pas comme un facteur significatif dans la modulation de la production nucléaire et dans l'évolution du facteur de charge des réacteurs. Comme RTE l'a déjà indiqué dans différentes publications, la diminution de la production nucléaire au cours des dernières années n'est donc pas due au développement des énergies renouvelables mais bien à l'augmentation des indisponibilités de réacteurs pour raisons de maintenance ou d'arrêts préventifs dans le cadre de l'épisode de corrosion sous contrainte rencontré à la fin de l'année 2021 ».
Il existe cependant bel et bien des situations dans lesquelles, en raison d'une production massive d'électricité renouvelable intermittente, les prix de marchés descendent à des niveaux si bas qu'ils ne permettent plus de couvrir les coûts variables, pourtant extrêmement faibles, des réacteurs du parc nucléaire. Dans ces hypothèses, qualifiées par RTE « d'absence de débouchés économiques », il est possible d'affirmer que la production nucléaire subit un « effet d'éviction » lié à la production d'électricité renouvelable intermittente. Un effet d'éviction qui réduit le coefficient d'utilisation des centrales et donc leur facteur de charge, entraînant une augmentation mécanique de leurs coûts complets de production.
Toutefois, RTE estime qu'aujourd'hui ces hypothèses sont rares : « le parc nucléaire module de manière ponctuelle lorsque les prix spot sont inférieurs à son coût variable, notamment en périodes de faible consommation et forte production renouvelable, mais ces périodes restent relativement rares ces dernières années. Ces périodes sont celles qui peuvent être assimilées à des situations « d'absence de débouchés économiques pour le nucléaire ». EDF mutualise parfois ces périodes avec des arrêts pour économie de combustible, voire le placement de petites maintenances opportunistes, de sorte qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer les motifs des modulations à la baisse pendant ces périodes de prix faibles ».
Ce phénomène, évalué depuis 2012 par RTE, resterait extrêmement marginal et cantonné à moins de 1 TWh par an : « ce type de modulation à la baisse du fait des prix, qui n'a pu être évalué qu'à partir de 2012, est ainsi resté très marginal avec moins de 1 TWh par an de production nucléaire modulée à la baisse au cours des années 2020 »575(*).
Si l'effet d'éviction lié à la production d'électricité éolienne et photovoltaïque semble aujourd'hui limité, il pourrait croître à l'avenir selon les stratégies d'évolution de moyen-long terme du mix électrique et du degré de pénétration des énergies renouvelables intermittentes qu'elles supposent. Dans son Bilan prévisionnel 2023, RTE souligne les incertitudes qui s'attachent à cette problématique : « la faculté du nucléaire à adapter son profil de production à un système électrique constitué de volumes croissants d'éolien et de solaire soulève des interrogations ». Dans cette même étude, RTE souligne que si « l'augmentation de la part des renouvelables dans le mix électrique à l'horizon 2030-2035 ne conduira pas nécessairement le parc nucléaire à moduler davantage qu'aujourd'hui, la part de modulation liée au manque de débouchés économiques augmentera ».
Comme indiqué supra, les périodes aux cours desquelles le parc nucléaire est contraint de réduire sa production du fait de la pénétration forte d'électricité de nature renouvelable intermittente n'équivalent qu'à moins de 1 TWh par an aujourd'hui. Cependant, d'après RTE, ce volume pourrait représenter jusqu'à 15 TWh à horizon 2035 : « alors qu'elles apparaissent extrêmement marginales aujourd'hui, les périodes d'absence de débouchés économiques lors des périodes de faible consommation et de forte production renouvelable représenteront une part beaucoup plus conséquente de la modulation du parc. Ces périodes pourraient représenter de l'ordre de 15 TWh ».
Ainsi, pour RTE, si le volume global de modulation n'augmentera pas nécessairement dans les années à venir, sa composition elle, en revanche, pourrait fortement varier. Elle sera beaucoup plus corrélée aux périodes de forte production d'électricité éolienne et photovoltaïque, notamment l'été, en milieu de journée. Inversement, la flexibilité des réacteurs pourrait être moins sollicitée qu'aujourd'hui au cours de la nuit.
En réponse à la commission d'enquête, RTE a précisé son analyse prévisionnelle de la modulation du parc nucléaire : « dans tous les cas, la répartition des motifs de modulation du nucléaire devrait évoluer. En particulier, le parc sera davantage incité à moduler sur des instants où les prix spots seront très faibles (typiquement en milieu de journée), voire nuls ou négatifs, du fait de la part croissante des énergies renouvelables dans le système. In fine, le facteur de charge du nucléaire ne sera pas nécessairement affecté. Il pourrait l'être ponctuellement au cours de certaines années climatiques conjuguant faible demande et forte production renouvelable ».
À plus long terme, les modélisations réalisées par RTE dans le cadre de son étude Futurs énergétiques 2050 le démontrent (voir notamment le graphique ci-après), plus les scénarios de mix de production prévoient une pénétration forte des moyens renouvelables intermittents, plus l'effet d'éviction de la production nucléaire sera important : « les scénarios avec une part plus importante de production renouvelable conduisent à des situations plus fréquentes pendant lesquelles la production renouvelable en Europe peut couvrir la consommation et conduisent à des niveaux de modulation « pour absence de débouché » et donc de modulation totale du parc nucléaire Français significativement plus importantes (...). Concrètement, une modulation plus élevée participe à réduire le facteur de charge du nucléaire ».
Profil journalier de modulation du parc nucléaire à horizon 2050 dans les différents scénarios retenus par RTE dans son étude sur les futurs énergétiques 2050
Source : RTE, Futurs énergétiques 2050, 2021. Rappel : scénario M1 : vers 100 % EnR avec une répartition diffuse, M23 : vers 100 % EnR avec de grands parcs, N1 : EnR + programme nouveau nucléaire à un rythme de deux EPR tous les cinq ans, N2 : EnR + programme nouveau nucléaire avec accélération au-delà des six premiers EPR, N03 : activation de tous les leviers pour atteindre 50 GW de nucléaire en 2050.
La modulation pose d'autres questions majeures pour l'avenir du parc nucléaire. Il s'agit notamment de pouvoir objectiver ses effets sur le vieillissement des centrales, le cas échéant sur leur durée de vie mais aussi sur la récurrence et le coût des opérations de maintenance. Sur ces sujets, les avis des experts divergent et même RTE a confié à la commission d'enquête ne pas avoir pour l'instant de visibilité précise sur ces questions.
Dans son avis du 13 juin 2023 précité, l'ASN appelait notamment EDF à étudier « l'impact à long terme de l'augmentation du fonctionnement en suivi de charge, qui peuvent conduire à des vieillissements plus importants de certains composants des réacteurs ».
En 2018, dans un rapport consacré à la modulation des centrales nucléaires, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a identifié plusieurs conséquences potentielles de celle-ci sur les réacteurs. Ces conséquences peuvent se traduire par une fatigue des matériaux métalliques, des phénomènes de corrosion ou encore une usure prématurée de certains composants. En règle générale, cette étude démontre que la modulation accroît les besoins de maintenance des centrales.
EDF a indiqué à la commission d'enquête qu'à ce jour, « il n'a pas pu être mis en évidence un lien statistique avec une éventuelle perte de capacité de production du parc, non plus qu'avec des défaillances des installations ». EDF continue de conduire des études sur ce sujet mais, d'après elle, les premiers éléments d'expertise ne démontrent pas de lien entre la modulation et les composants du circuit primaire. En revanche, elle pourrait occasionner un vieillissement prématuré de composants du circuit secondaire et, par voie de conséquence, une augmentation des besoins de maintenance.
4. L'augmentation de la puissance des centrales doit être menée à bien, au moins pour les réacteurs de 900 MW
Il existe deux possibilités pour augmenter la puissance d'un réacteur nucléaire. La plus simple, notamment car elle ne nécessite pas de nouvelles expertises de sûreté, consiste à améliorer l'efficacité du rendement de la conversion thermique du côté secondaire de l'installation, c'est-à-dire à optimiser la capacité de la turbine. Il s'agit d'une pure opération mécanique consistant à remplacer l'arbre du groupe turbo-alternateur de la centrale.
La seconde est nettement plus lourde puisqu'elle consiste à augmenter la puissance thermique de la chaudière nucléaire, c'est-à-dire du coeur du réacteur. Il s'agit de faire monter la température de l'eau dans la chaudière pour que la vapeur délivre plus d'énergie à la turbine. Cette opération nécessite de réaliser de nouvelles expertises de sûreté et d'instruire avec l'ASN un nouveau décret d'autorisation de création de la centrale.
L'incidence sur les démonstrations de sûreté des deux types d'optimisation de la puissance d'un réacteur nucléaire
L'impact sur la sûreté d'une optimisation de la partie secondaire de l'installation est a priori marginal.
Par contre, une augmentation de la puissance thermique du réacteur nécessite de revoir la démonstration de sûreté. En particulier, l'augmentation de puissance thermique diminue les marges présentes dans les études de sûreté.
Elle a également un impact sur la sollicitation des équipements importants pour la sûreté et leur vieillissement. Elle est aussi susceptible d'augmenter les rejets thermiques et les rejets chimiques et radioactifs dans l'environnement.
L'augmentation de puissance des réacteurs est soumise à l'autorisation de l'ASN.
Source : réponses de l'ASN à la commission d'enquête
En 2023, suite à une demande du Gouvernement, EDF a étudié la faisabilité d'opérations visant à augmenter la puissance de certains des réacteurs du parc nucléaire actuel. Certaines de ces opérations ont déjà été pratiquées dans le passé. Elles avaient ensuite été interrompues du fait de la perspective de fermetures de réacteurs qui avait été retenue dans le cadre de la dernière PPE. Ces investissements n'apparaissaient en effet plus rentables dans le cadre d'un parc qui était voué à disparaître progressivement. Le changement de stratégie du Gouvernement et la relance de la filière nucléaire assumée lors du discours de Belfort du Président de la République a rebattu les cartes et remis sur la table ces hypothèses d'optimisation de la capacité à produire de réacteurs du parc historique.
Au cours d'une table ronde organisée le 6 février 2024, Etienne Dutheil, directeur de la division production nucléaire d'EDF, avait résumé la situation de la façon suivante : « Augmenter la puissance d'une installation n'a pas de sens si l'on a comme perspective sa fermeture à court terme. Nous avons augmenté la puissance d'un certain nombre de réacteurs de 900 MW, programme que nous avons ensuite arrêté, car ces réacteurs devaient s'arrêter. Il n'y avait alors plus lieu de réaliser ces investissements, mais aujourd'hui la question se pose à nouveau ».
Deux programmes d'augmentation de puissance de certains réacteurs ont ainsi déjà été réalisés sur le parc historique :
- entre 1999 et 2016, neuf des dix-huit réacteurs d'une puissance de 900 MW du palier dit « CP1 » ont vu leur puissance unitaire augmenter de 35 MW grâce à une opération d'optimisation qu'EDF propose aujourd'hui d'étendre à d'autres réacteurs de même puissance ;
- une opération réalisée sur les quatre réacteurs du palier dit « N4 » a permis d'augmenter leur puissance unitaire de 50 MW.
Aujourd'hui, deux projets d'augmentation de la puissance de certains des réacteurs du parc nucléaire existant sont à l'étude :
- Le premier projet consisterait à optimiser la puissance de 13 réacteurs de 900 MW des paliers dits « CP0 » et « CP1 » sur le modèle des opérations déjà conduites sur 9 réacteurs du palier « CP1 » entre 1999 et 2016. Cette opération de maintenance exceptionnelle exige une trentaine de jours de travaux par réacteur et permettrait de gagner entre 30 MW et 35 MW de puissance. Le gain total à l'échelle du parc pourrait ainsi représenter de l'ordre de 450 MW. Les optimisations des réacteurs concernés pourraient être réalisées à l'occasion de leur cinquième visite décennale, c'est-à-dire au cours de la décennie 2030.
- Le deuxième projet, beaucoup plus incertain à ce stade, consisterait à augmenter la puissance du coeur nucléaire des 20 réacteurs de 1 300 MW pour des gains de 50 MW à 100 MW par unité. Comme précisé supra, un tel projet exigerait de reprendre l'ensemble des études de sûreté avec l'ASN et supposerait de nombreuses heures d'ingénierie. EDF réalise actuellement des études de faisabilité pour décider, à la fin de l'année 2024, du lancement ou non d'un tel programme. En toute hypothèse, les premières traductions concrètes de ce projet ne pourraient pas advenir avant 2030.
5. Il est urgent d'optimiser la durée des arrêts de réacteurs pour maintenance tout en augmentant la durée des cycles de production
La dégradation des indices de performance des opérations de maintenance des réacteurs constitue le principal facteur explicatif du déclin de la production du parc nucléaire. Aussi est-il impératif qu'EDF retrouve la maîtrise industrielle des périodes d'arrêt de ses réacteurs. Par ailleurs, la perspective d'allongement du cycle de rechargement du combustible des réacteurs de 900 MW ouvre aussi des opportunités pour enrayer la baisse continue de la disponibilité du parc électronucléaire français.
a) Il est impératif d'améliorer très sensiblement la maîtrise industrielle des périodes de maintenance des réacteurs
Compte-tenu notamment de l'ampleur des opérations de maintenance actuellement mises en oeuvre, l'optimisation des performances relatives aux durées des arrêts de réacteurs, aussi appelés « arrêts de tranches », apparaît, à court et moyen terme, comme le facteur clé de l'amélioration du facteur de charge des centrales et, par voie de conséquence, de la production annuelle du parc. Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête, la DGEC a mis en exergue cet enjeu : « la performance industrielle des arrêts de réacteurs pour maintenance est identifiée comme le principal levier de performance de l'exploitation du parc nucléaire et de la production, et dès lors également comme un enjeu de sécurité d'approvisionnement en électricité ».
Au cours des dernières années, la durée des périodes d'arrêts pour maintenance a beaucoup augmenté. Ce facteur est la principale raison de la chute du coefficient de disponibilité des centrales et, par voie de conséquence, du déclin sensible de la production du parc nucléaire depuis 2006. S'ils participent à ce phénomène, le grand carénage, les effets de la crise sanitaire ou encore les conflits sociaux n'en sont pas les seuls déterminants. La réalisation des opérations d'arrêts de tranches présente en effet des indicateurs de performance particulièrement défavorables qui témoignent d'une dégradation sensible de la maîtrise industrielle de ces arrêts et, plus largement, des opérations de maintenance d'EDF sur son parc électronucléaire.
Ainsi, en 2019, le taux de réussite des phases de mises à l'arrêt, c'est-à-dire le respect de la durée d'interruption du fonctionnement du réacteur qui avait été planifiée, était de 2 %. En 2021 la durée moyenne de prolongation des arrêts par rapport au calendrier prévisionnel était de 25 jours. Faisant le constat d'indicateurs de performance aussi médiocres et dans la perspective d'enrayer la chute continue de la disponibilité des centrales et de la production de son parc nucléaire, EDF a lancé en 2019 un programme baptisé « Start576(*) 2025 » visant à parvenir à regagner la maîtrise industrielle des arrêts de tranches.
Alors que le phénomène de corrosion sous contrainte venait d'être détecté, à la fin de l'année 2021, le ministère de la transition énergétique a demandé un audit indépendant « sur la maîtrise industrielle et l'optimisation des arrêts de réacteurs afin de renforcer la disponibilité du parc nucléaire à moyen terme ». Cet audit a rendu ses conclusions en juin 2022, portant notamment six recommandations accompagnées d'un calendrier de déploiement. Reconnaissant l'intérêt et la pertinence du programme Start 2025, le rapport d'audit a notamment recommandé de mieux le structurer, de le renforcer et d'en accélérer le déploiement. Il a aussi suggéré d'améliorer la qualité des données utilisées pour programmer et piloter les arrêts, de rendre plus efficientes les pratiques de planification des opérations de maintenance ou encore de mieux inclure, très en amont, l'ensemble des parties prenantes, y compris les partenaires extérieurs.
La mise en oeuvre de mesures visant à retrouver la maîtrise industrielle des opérations de maintenance du parc nucléaire historique, notamment dans le cadre du déploiement du programme Start 2025, semble donner de premiers résultats encourageants, même s'ils apparaissent encore insuffisants. Aussi, EDF a-t-elle indiqué à la commission d'enquête qu'en 2023, le taux de réussite des phases de mise à l'arrêt des réacteurs avait progressé pour atteindre 64 % (contre 2 % en 2019) ce qui témoigne notamment d'une meilleure planification des opérations. En parallèle, le nombre de jours moyen de prolongation des arrêts par rapport à la durée cible est passée de 25 jours en 2021 à 18 jours en 2023. Des dispositifs de standardisation ont quant à eux permis de réduire significativement les durées de préparation des arrêts.
Si la commission d'enquête se félicite de ces premiers résultats, elle considère qu'ils ne doivent pas inciter au moindre relâchement. À ce titre, elle juge impératif que l'État exerce un suivi très régulier et très rigoureux des indicateurs de performance du parc nucléaire, tout particulièrement s'agissant de la maîtrise des opérations de maintenance. Ce suivi aurait notamment vocation à s'inscrire dans le cadre du contrat décennal entre l'État et EDF introduit, dans le code de l'énergie, par la loi n° 2024-330 du 11 avril 2024 visant à protéger le groupe Électricité de France d'un démembrement, à la faveur d'un amendement adopté au Sénat à l'initiative de notre collègue sénatrice Christine Lavarde.
b) L'allongement du cycle de renouvellement du combustible des réacteurs de 900 MW permettra de réduire la fréquence de leurs arrêts
Le cycle de renouvellement du combustible correspond à la période qui sépare deux rechargements en uranium d'un réacteur. Il est aujourd'hui de 12 mois pour les réacteurs de 900 MW et de 18 mois pour les autres. L'allongement de ces cycles permettrait de réduire la fréquence des arrêts pour rechargement et, par voie de conséquence, d'améliorer le coefficient de disponibilité des réacteurs. À l'horizon de leur cinquième visite décennale, EDF envisage de prolonger de 12 à 16 mois les cycles de renouvellement du combustible de ses réacteurs de 900 MW. Ce projet est actuellement en phase d'expertise et nécessitera de reprendre certaines études de sûreté avec l'ASN.
La commission d'enquête considère que cette piste d'amélioration de la disponibilité du parc nucléaire historique est prometteuse et doit être menée à bien dans les meilleurs délais.
Recommandation n° 19 |
Destinataire |
Échéance |
Support/Action |
Optimiser dans les meilleurs délais la production du parc historique : - Par l'augmentation de la puissance des réacteurs de 900 MW et, dans un deuxième temps, si l'équation économique, technique et en termes de sûreté est favorable, de la performance des réacteurs de 1300 MW ; - Par l'amplification des efforts de gains de performance en matière d'arrêts de tranches engagés dans le cadre du programme START ; - Par l'allongement de la durée des cycles de production entre deux rechargements de combustible pour les réacteurs de 900 MW |
EDF |
D'ici 2030 |
Recherche et applications opérationnelles |
* 564 RTE, Bilan prévisionnel 2023.
* 565 Rapport d'audit sur la maîtrise industrielle des arrêts de réacteurs du parc nucléaire d'EDF, juin 2022.
* 566 Le circuit d'injection de sécurité (RIS) est un système de sauvegarde qui injecte de l'eau borée dans le circuit primaire principal du réacteur pour refroidir le coeur en cas de brèche sur le circuit primaire. L'objectif est ainsi de maintenir un inventaire en eau suffisant dans le coeur permettant de refroidir le combustible.
* 567 Cour des comptes, L'adaptation des parcs nucléaire et hydro-électrique au changement climatique, rapport public annuel 2024.
* 568 Sénat, Rapport d'information n° 442 (2022-2023) fait au nom de la commission des finances pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article 58-2° de la LOLF, sur l'adaptation des centrales nucléaires aux conséquences du changement climatique.
* 569 Études neutroniques, études mécaniques (tenue des tuyauteries des circuits), études d'accident, comportement du combustible.
* 570 La puissance maximale susceptible de faire l'objet d'une modulation à un moment donné.
* 571 Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête.
* 572 Réponses écrites d'EDF au questionnaire de la commission d'enquête.
* 573 Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête.
* 574 Dans ses réponses écrites à la commission d'enquête.
* 575 Réponses de RTE à la commission d'enquête.
* 576 « Soyons Tous Acteurs de la Réussite des Arrêts de Tranches ».