IV. LES MARCHÉS DE L'ÉLECTRICITÉ : DES IMPERFECTIONS RÉDHIBITOIRES QUI NECESSITAIENT UNE RÉFORME

À côté du cadre européen et des règles nationales, un troisième élément détermine largement l'évolution des stratégies énergétiques et électriques en Europe : les marchés. Ceux-ci sont devenus essentiels dans la fixation des prix de l'électricité depuis la libéralisation des années 2000. Cependant, l'analyse de leur fonctionnement conduit à s'interroger sur leur pertinence et leur capacité à orienter les investissements électriques de façon correcte. Les régulations mises en place se sont révélées défaillantes. Au total, les marchés de détail, c'est-à-dire les contrats de fourniture réellement payés par les consommateurs, n'ont pas offert une protection et une stabilité des prix suffisantes aux consommateurs, comme l'a démontré la récente crise de l'énergie.

A. LES DÉFICIENCES MANIFESTES DES MARCHÉS DE GROS

La libéralisation du marché de l'électricité en Europe a conduit à la création de marchés de gros qui organisent les échanges et assurent la formation du prix. Ces marchés, qui répondent à des caractéristiques et des modes de fonctionnement différents, permettent aux acteurs - producteurs et consommateurs - qui le souhaitent d'acheter et de vendre de l'électricité à tous les horizons de temps, de quelques heures à plusieurs années à l'avance.

L'organisation des marchés de gros a été conçue autour de quatre principes : la solidarité entre pays de l'Union, la sécurité d'approvisionnement, l'efficacité économique et la transparence. Ils contribuent aussi par leur intégration à l'échelle européenne à l'optimisation des moyens de production et de consommation disponibles, permettant à la France à la fois d'assurer ses besoins d'importation d'électricité lors des pointes de consommation et d'exporter ses excédents de production dans les États voisins.

Or, l'architecture de ces marchés, fondée sur une optimisation à court terme du système électrique, présente des déficiences qui sont autant de freins à la réalisation des investissements nécessaires à la transition énergétique.

1. Une architecture organisée entre marché spot et marchés à terme

Le marché de gros de l'électricité est ainsi structuré en deux catégories, le marché spot et les marchés à terme. Son fonctionnement repose sur un mécanisme de formation des prix fondé sur un ordre de priorité entre les offres de production d'électricité.

a) Une optimisation du système électrique, le principe du « merit order »

Le marché européen de l'électricité est régi par un principe d'efficacité économique, le principe du « merit order », reposant sur un coût marginal de production croissant. Le coût marginal est le coût de production d'une unité supplémentaire d'électricité indépendamment des frais fixes (amortissements, coûts fixes d'entretien et d'exploitation, etc.). Ce coût marginal correspond donc largement au coût du combustible nécessaire pour produire cette unité supplémentaire d'électricité. Il peut être inexistant, voire nul dans le cas des énergies renouvelables72(*), puisqu'en eux-mêmes le soleil et le vent ne coûtent rien.

Sachant que la production d'électricité relève de technologies très différentes et substituables, la priorité est ainsi donnée aux offres de production les moins chères, et en général les plus propres, pour répondre à la demande. À chaque instant, la centrale la moins coûteuse, selon le coût marginal, en Europe est appelée, puis, celle un peu plus coûteuse, jusqu'à ce que l'ensemble de la demande soit couverte. Pour répondre aux pics de consommation ponctuels et pour maintenir l'équilibre du réseau, des centrales additionnelles que sont les centrales à gaz et au charbon sont ainsi régulièrement mises en fonctionnement. Or, elles présentent des coûts marginaux de production plus importants, principalement déterminés par le coût du combustible utilisé et par le prix du carbone, contribuant à faire augmenter le prix de l'électricité.

Comme le souligne EDF dans sa réponse à la commission d'enquête73(*), « il s'agit d'un principe fondamental de formation d'un prix en économie de marché qui révèle la tension de l'équilibre entre offre et demande. Il permet d'assurer en permanence l'appel efficient des installations partout en Europe au moindre coût et l'utilisation la plus pertinente des interconnexions entre marchés nationaux, pour répondre efficacement à la demande depuis plus de vingt ans. Il permet d'inciter à une utilisation efficace, au meilleur moment des stocks d'énergie limités, comme par exemple les stocks hydrauliques des lacs, et d'indiquer le meilleur moment auquel activer des effacements de consommation. Il constitue en cela un élément important dans l'intégration européenne en matière d'énergie, au bénéfice de notre sécurité d'approvisionnement au meilleur coût ».

Le graphique ci-après présente le classement des différents moyens de production en fonction de leur coût marginal. Le prix s'établit donc au niveau de la dernière centrale appelée qui fonctionne avec des énergies fossiles, ce qui, du reste, apparaît paradoxal pour la France qui dispose d'un parc électrique très largement décarboné et particulièrement compétitif. Ce mécanisme, associé à l'utilisation optimale des interconnexions, assure cependant que le coût global de production est le moins cher possible à l'échelle européenne. Les prix peuvent donc être très faibles, voire négatifs, en cas de faible consommation et de forte production d'énergies renouvelables.

La commission d'enquête suggère de confier à RTE une étude relative au mécanisme de détermination du prix de gros sur le marché spot de l'électricité dans le cadre d'un mix électrique totalement décarboné, ce qui est l'objectif commun européen à 2050.

Le merit order par type d'énergie appelée

Source : Engie

b) Le marché spot repose sur une optimisation des capacités d'échange à l'échelle européenne

La formation des prix spot de l'électricité se réalise au travers du couplage des marchés européens, qui repose sur une enchère journalière pour la journée du lendemain, et un marché continu pour livraison le même jour. Le prix spot détermine, à l'échelle européenne, le programme d'appel des centrales ainsi que les flux d'électricité entre les pays, qui sont ensuite ajustés sur le marché infra-journalier. Il peut aussi refléter la propension à payer du dernier demandeur servi. La production offerte et valorisée sur le marché spot est rémunérée à ce prix par les demandeurs.

Le prix spot varie en fonction des variations de la consommation (jour-nuit, week-end-semaine...) et de la production (vent, soleil, hydraulicité, disponibilité du parc de production...). Les règles de formation des prix sont uniformes en Europe, mais les prix qui en résultent ne sont pas uniformes et ils peuvent différer fortement dès lors que les capacités d'échange d'électricité entre deux pays sont saturées.

Ces enchères sont réalisées sur différentes plateformes européennes de bourses. Les deux principales bourses qui opèrent notamment sur le marché de l'électricité en Europe sont EPEX Spot et Nord Pool Spot.

Lors de la table ronde sur le fonctionnement des marchés de l'électricité, Philippe Vassilopoulos, directeur du développement de produits d'EPEX SPOT, a ainsi défini le rôle de ce marché spot : « Nous ne sommes pas négociateurs d'électricité ; nous n'en achetons pas ni n'en vendons ; nous organisons la confrontation la plus large possible entre l'offre et la demande et c'est notre métier au quotidien. Tous les jours, on réalise une enchère dite « day-ahead » - la veille pour le lendemain - qui permet la confrontation entre acheteurs et vendeurs sur une zone de prix donnée, en France, en Allemagne, en Autriche, en Suisse et dans pratiquement la quasi-totalité des marchés européens. L'objectif de cette enchère, où les principaux volumes vont se retrouver, est bien entendu de définir un prix qui joue un rôle fondamental car il va permettre à des installations à travers toute l'Europe de démarrer ou de s'arrêter au bon moment »74(*).

Les couplages de marché, qu'ils soient journaliers et infrajournaliers, visent à optimiser l'utilisation des capacités d'interconnexions et, par conséquent, les capacités transfrontalières entre les différents pays européens. Ils cherchent ainsi à maximiser les échanges permettant de substituer des productions d'électricité plus coûteuses par des productions moins onéreuses dans d'autres pays. L'intégration de cette optimisation des échanges transfrontaliers au sein du marché de l'énergie incite les producteurs à révéler leurs vrais coûts variables au travers de leurs offres sur le marché.

On relèvera une spécificité française qui donne une plus grande place au prix de court terme que dans les pays voisins. Comme l'a noté Stéphane Michel, directeur général Gaz, électricité et énergies renouvelables de TotalEnergies lors de son audition par la commission d'enquête : « Un client qui souhaiterait, en France, acheter de l'électricité sur une durée de cinq ans, n'y parviendrait pas. La raison en est simple. Au départ, de la concurrence a été instillée dans un marché où étaient présents des acteurs historiques. L'objectif était de permettre aux clients de quitter ces derniers en toute facilité, pour changer de contrat. Le corollaire de cette situation, a abouti à ce que les prix se fixent sur le court terme, alors même que l'énergie n'est pas un marché de court terme. Sur ce marché en effet, les investissements doivent être amortis sur le long terme, de la même manière que sur le marché du pétrole ou du gaz »75(*). La fixation des prix sur les marchés à terme à court terme apparaît, à ce titre, inadapté aux enjeux d'investissements de long terme nécessaires dans le secteur de l'énergie.

c) Des marchés à terme moins volatiles que le marché spot mais qui ne sont pas à l'abri de brusques envolées

Le marché spot est complété par le marché à terme qui permet de fixer le prix de l'électricité plusieurs années à l'avance. Les prix payés par les consommateurs sont le plus souvent déterminés par les prix sur les marchés à terme et non par les prix spot. Sur les marchés à terme, les transactions sont conclues pour une livraison future de l'électricité, de quelques semaines à trois ans, à un prix ferme négocié à la date de négociation du contrat. Les indices de prix sont calculés en fonction des prix des transactions effectivement échangées par les acteurs du marché. Les prix sur les marchés à terme sont le reflet de l'anticipation des prix spots futurs majorés d'une prime de risque marché. Ils sont par nature d'autant plus stables que leur horizon est éloigné car ils dépendent alors uniquement des fondamentaux physiques et économiques de l'équilibre entre l'offre et la demande et sont d'autant moins sensibles à la conjoncture.

Les contrats à terme, également appelés futures, qui peuvent être annuels, trimestriels, mensuels, hebdomadaires ou journaliers, permettent donc de sécuriser la base des prix payés par les clients finaux et d'être au plus proche de la demande de consommation. Ils sont moins volatiles et plus stables que les prix spot. Toutefois, ils peuvent s'envoler si les anticipations des opérateurs sur les marchés sont particulièrement mauvaises. C'est ce qui s'est passé en 2021-2022. Comme le note la CRE76(*), la hausse observée durant le mois d'août s'explique par la forte croissance des prix du gaz, dans un contexte de fortes inquiétudes pour la sécurité d'approvisionnement en gaz, en lien avec la réduction des livraisons de gaz transitant par Nord Stream.

Évolution des prix des produits Base trimestriels hivernaux et annuel 2023 français

Source : CRE

La situation des prix en France a été particulièrement défavorable dans la mesure où les opérateurs avaient des anticipations très négatives en termes de production électrique du fait des difficultés du parc nucléaire. C'est ce qui explique que, dans un contexte global haussier, les prix français aient atteint des records. Cela est particulièrement net sur le graphe suivant qui décrit l'évolution du différentiel de prix entre la France et l'Allemagne.

Évolution des écarts de prix entre la France et l'Allemagne pour les produits Base trimestriels et annuel 2023

Source : CRE

Les prix des marchés à terme servent de référence pour les tarifs réglementés de vente d'électricité (TRVE), par le biais desquels ils sont répercutés sur les consommateurs, mais aussi pour la plupart des contrats de fourniture, pour la part de l'énergie non approvisionnée par de l'Arenh.

2. Des marchés de gros en échec

Les marchés de gros jouent leur rôle qui est celui de produire des prix reflétant l'équilibre entre l'offre et le demande à courte échéance. En ce sens, au cours de la crise énergétique, le marché de l'électricité n'a pas présenté de dysfonctionnement majeur, mais ses règles du jeu, en particulier celles du fonctionnement des marchés de gros, ont montré leurs insuffisances pour répondre sur le long terme aux défis de la transition climatique et énergétique. En n'envoyant que des signaux de court terme aux acteurs du marché, ils ne créent pas les conditions favorables pour encourager les investissements dans les installations de production d'électricité décarbonée, à un coût abordable, et au développement d'outils de couverture à long terme.

a) Un marché de gros exposé au phénomène de « missing money »

Le marché de gros rémunère insuffisamment les capacités de pointe, nécessaires pour répondre aux pics de consommation. Les périodes de forte demande correspondent à des périodes de prix élevés qui devraient inciter à investir dans de nouvelles installations de production. Or les détenteurs de capacités de production ou d'effacement ne reçoivent qu'une rémunération pour l'énergie produite ou la consommation effacée pendant les périodes de pointe, mais dont le prix est plafonné par la Commission de régulation de l'énergie pour protéger les consommateurs. Ce plafonnement du prix ne crée pas, par conséquent, d'incitation au développement de capacités de production décarbonées dans les équipements sécurisant le fonctionnement du système, y compris en période de pointe, puisque la rémunération qui dépend de ces périodes de forte demande, par nature incertaine, n'est pas suffisante pour couvrir les coûts d'investissement et ainsi rémunérer les investissements dans le secteur électrique. Il se produit alors un phénomène dit de « missing money »77(*).

Cette insuffisance de la tarification de gros, inhérente au fonctionnement du marché de l'électricité, a été exposée par Dominique Bureau, délégué général du Conseil économique pour le développement durable (CEDD), lors de la table ronde sur les prix organisée par la commission d'enquête : « Lors de la pointe, on ne peut donc pas fixer les prix au niveau qui serait nécessaire pour financer les investissements : c'est inhérent au secteur électrique et c'est ce que les anglo-saxons appellent la « missing money » pour désigner le cas où la tarification de gros est insuffisante. La tarification idéale que préconisait Marcel Boiteux permettrait de financer l'investissement ; cependant, avec les tarifications réelles qu'on est obligé de mettre en place, et comme vous le soulignez à juste titre, les marchés de gros n'y suffisent pas »78(*).

En outre, « cette défaillance du marché est exacerbée par le développement des énergies renouvelables qui amplifie la volatilité des prix en période de pointe du fait de leur intermittence », comme le font observer les auteurs de la note du Conseil d'analyse économique sur la réforme du marché européen de l'électricité79(*).

b) Un marché de gros peu favorable aux investissements dans les énergies décarbonées

Les signaux de long terme sont essentiels pour encourager les consommateurs qui le souhaitent à s'engager dans des contrats au-delà du court terme et ainsi favoriser les investissements dans les énergies décarbonées. Or les marchés de gros n'envoient pas de signal de long terme aux acteurs économiques « qui assurerait à l'investisseur la couverture de ses coûts complets pour des équipements capitalistiques »2.

Ce cadre de marché nécessite d'être complété afin de favoriser l'apparition de signaux de marché de moyen et long terme qui offrent de la stabilité et qui incitent à investir dans des technologies bas-carbone. En effet, les actifs bas-carbone sont caractérisés par une part élevée de coûts d'investissements, qui nécessitent une visibilité de long terme sur leurs revenus futurs. Or, un prix bas du carbone nuit à la rentabilité des investissements dans la décarbonation. À ce titre, la volatilité des prix du marché du carbone ne favorise pas l'émergence de ces signaux de long terme et recentre le marché de l'électricité sur le court terme. Il ne crée pas d'incitation à développer des projets structurants de décarbonation sur le long terme.

c) Un marché de gros très sensible à la fluctuation des prix

Comme nous l'avons vu, la crise énergétique a montré que les spécificités propres au système électrique - le fait que l'électricité ne soit pas stockable, la fluctuation de la demande et la structure de la production - avaient pour conséquence une très forte volatilité du prix de l'électricité sur les marchés de gros. Or cette instabilité des prix est inhérente au fonctionnement des marchés de gros. Les revenus des producteurs sont, dans ces conditions, également volatils et ne garantissent pas un juste niveau de rémunération qui assurerait la soutenabilité économique et industrielle des investissements nécessaires à la transition énergétique.

Il est pourtant nécessaire de limiter cette volatilité, d'une part, pour réduire l'exposition des consommateurs à des prix de gros très variables, et d'autre part, pour assurer les investissements nécessaires dans des capacités de production décarbonées. « Sans visibilité et perspective de rentabilité stable et suffisante, le seul marché de court terme ne garantit pas que les investissements nécessaires soient réalisés au bénéfice de la transition du système énergétique et de la sécurité d'approvisionnement »80(*), comme le fait observer EDF dans sa réponse à la commission d'enquête.


* 72 A l'exception de la biomasse.

* 73 Réponse écrite au questionnaire de la commission d'enquête.

* 74 Audition du 8 février 2024.

* 75 Audition du 23 mai 2024.

* 76 CRE, Rapport, Les prix à terme de l'électricité pour l'hiver 2022-2023 et l'année 2023, décembre 2022.

* 77 Pour une capacité donnée, le revenu nécessaire à son maintien en activité (si elle est existante) ou à sa construction (pour une nouvelle capacité) mais qui n'est pas apporté par le marché de l'énergie.

* 78 Table ronde du 8 févier 2024.

* 79 Dominique Bureau, Jean-Michel Glachant et Katheline Schubert - Le triple défi de la réforme du marché européen de l'électricité - Notes du Conseil d'analyse économique 2023/1 - numéro 76.

* 80 Réponse écrite d'EDF au questionnaire de la commission d'enquête.

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