B. LE PROGRÈS VERS LA NEUTRALITÉ TECHNOLOGIQUE

Au cours de ces derniers mois, en particulier sous la contrainte de la crise énergétique, l'Union européenne a avancé vers la neutralité technologique alors que jusqu'à il y a peu elle marquait une hostilité non dissimulée à l'égard du nucléaire.

Plusieurs étapes marquent cette inflexion au niveau européen : la reconnaissance de l'hydrogène bas-carbone produite à partir d'énergie nucléaire, le respect du principe de neutralité technologique entre les différentes sources d'énergie bas-carbone éligibles aux contrats pour différence (CfD), l'inclusion du nucléaire dans la taxonomie européenne des investissements durables et dans les futurs objectifs 2040 ou, plus symboliquement, la participation de la présidente de la Commission européenne au Sommet européen sur le nucléaire en mars 2024.

1. Le nucléaire, un sujet qui n'est plus tout à fait tabou à Bruxelles

La hausse inédite des prix des énergies, à partir de l'automne 2021, ainsi que la guerre en Ukraine, ont contraint l'Union européenne à reconsidérer sa politique dans le domaine de l'énergie. Cette période marque, en particulier, un changement dans la prise en compte de l'énergie nucléaire en tant que technologie clé pour répondre aux défis de la décarbonation de l'économie et de l'indépendance énergétique de l'UE.

Alors que cette énergie a longtemps été considérée avec méfiance voire hostilité au sein des institutions européennes, plusieurs textes révèlent un changement relatif de position de la Commission européenne et du Parlement européen quant à son rôle dans le mix énergétique européen pour les années à venir. En marge du Sommet européen des 23 et 24 mars 2023, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a ainsi déclaré que « le nucléaire peut jouer un rôle dans notre effort de décarbonation, c'est important ». Cette affirmation a été d'autant plus agréablement surprenante que la Commission européenne faisait jusqu'alors des énergies renouvelables et de l'efficacité énergétique l'alpha et l'oméga de la politique climatique européenne, à l'exclusion de toute autre, sous la conduite de l'ancien vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du climat, Frans Timmermans37(*).

Longtemps technologie non grata à la Commission européenne, l'énergie nucléaire commence à connaître un timide regain de faveur à l'automne 2021, lorsque la présidente Ursula von Leyen reconnaît, à l'issue de la réunion du Conseil européen des 21-22 octobre 2021, que « nous avons également besoin d'une source stable, le nucléaire, et pendant la transition, bien sûr, le gaz naturel. C'est pourquoi nous présenterons notre proposition de taxonomie ». Le contexte de hausse des prix de l'énergie en Europe a sans doute contribué à faciliter cette évolution.

Le conflit ukrainien qui contraint l'UE à s'affranchir plus rapidement que prévu de son approvisionnement en gaz russe participe aussi évidemment d'un contexte favorable à une prise en considération du rôle que peut jouer l'énergie nucléaire en matière de décarbonation de l'économie européenne.

Lors d'un évènement de la Commission européenne, en avril 2024, consacré à l'énergie de fusion, la commissaire européenne à l'énergie, Kadri Simson, et le vice-président exécutif, Maro efèoviè, ont ainsi réaffirmé le soutien de la Commission européenne au développement de l'énergie de fusion, considérée comme l'une des plus prometteuses pour réaliser les objectifs de décarbonation de l'UE. « Il s'agit d'une nouvelle source d'énergie sans carbone susceptible de devenir un élément important du futur bouquet énergétique », a ainsi déclaré Mme Simson dans le discours prononcé à cette occasion.

2. L'inclusion du nucléaire dans le volet climatique de la taxonomie européenne des investissements durables

Dans le cadre du « Plan d'action pour la finance verte de l'Union européenne »38(*), présenté en mars 2018, la Commission européenne a décidé d'élaborer sa propre taxonomie des investissements durables. La « taxonomie verte » consiste en une classification des activités économiques au regard de leur impact environnemental, notamment en matière d'atténuation du changement climatique ou d'adaptation à ses effets, afin de faciliter le financement des plus vertueuses d'entre elles à ce titre. La taxonomie européenne s'inscrit dans un double objectif, d'une part, encourager les investissements qui contribuent à la transition écologique, et, d'autre part, lutter contre le « green-washing » ou l'éco-blanchiment.

Le règlement sur la taxonomie de l'UE39(*) a été adopté en 2020 Il a établi un référentiel qui classifie, au niveau de l'Union européenne, les activités économiques qui peuvent être considérées comme durables au regard d'objectifs environnementaux et dont les critères d'examen technique doivent être établis par des actes délégués.

La taxonomie verte doit contribuer à orienter les investissements vers des projets respectueux de l'environnement, mais comporte aussi un enjeu de nature politique en termes de définition des activités qui contribuent à la transition climatique de l'économie. En effet, elle fournit une information aux marchés de capitaux sur ce qui constitue des investissements durables et doit inciter à une orientation des flux financiers vers ceux-ci.

La taxonomie de l'Union européenne comprend trois catégories d'activités :

- les activités durables qui contribuent substantiellement à l'un de six objectifs environnementaux40(*). Il s'agit des activités à faibles émissions de carbone ;

- les activités dites « habilitantes », qui permettent le développement des secteurs durables, en habilitant d'autres activités à contribuer à l'un des objectifs ;

- les activités dites « transitoires », pour lesquelles il n'existe pas d'alternative bas carbone économiquement ou technologiquement viable mais dont les émissions de gaz à effet de serre correspondent aux meilleures performances du secteur.

Dans ce cadre, un premier acte délégué relatif au volet climatique a été adopté le 4 juin 2021, qui mentionnait quatre-vingt-huit activités41(*). Ces activités concernent les forêts, l'industrie, l'énergie (production d'électricité renouvelable, stockage, systèmes de chauffage), l'approvisionnement en eau, l'assainissement et la gestion des déchets, le transport, l'immobilier, les technologies de l'information et de la communication, la recherche...

Ce texte pris par la Commission européenne n'avait pas inclus certains secteurs de l'énergie, notamment le nucléaire. Un acte délégué complémentaire42(*) a finalement été adopté, après deux ans de discussions en mars 2022. Ce texte intègre cette fois, mais sous certaines conditions, les activités économiques de l'énergie nucléaire en tant qu'activités de transition43(*) nécessaires pour sortir des énergies fossiles et favoriser la décarbonation des économies. Ainsi, sont notamment inclus les projets d'extension de la durée de vie des centrales nucléaires existantes autorisés avant 2040, les projets de nouvelles centrales nucléaires de troisième génération ou plus pour la production d'électricité, dont le permis de construire a été délivré avant 2045, et les activités de recherche et d'innovation dans les technologies futures en termes de normes de sécurité et de réduction des déchets nucléaires. L'ensemble du cycle du combustible n'est cependant pas inclus dans la taxonomie européenne.

La commission d'enquête regrette que, s'agissant des financements privés, la taxonomie verte européenne assimile l'énergie nucléaire à une énergie de transition, et non durable, alors que cette énergie est très peu émettrice de gaz à effet de serre. En outre, l'acte délégué définit des délais contraignants et n'intègre pas les activités du cycle ou de maintenance. La commission d'enquête demande que ces contraintes soient levées.

3. Le nucléaire devenu une technologie stratégique pour l'Union européenne

Le règlement « industrie zéro net »44(*), qui a été présenté en réaction à l'IRA (Inflation Reduction Act), vise à renforcer, dans l'UE, la capacité de production de technologies « zéro émission », tout en réduisant l'influence des pays tiers sur le marché unique. Il reconnaît le nucléaire en tant que technologie stratégique pour l'UE.

Le texte de l'accord, conclu en trilogue le 6 février 2024, établit une liste unique de 19 technologies innovantes pouvant faire l'objet de projets stratégiques, parmi lesquelles l'énergie nucléaire et les énergies renouvelables, le choix des projets stratégiques relevant de la compétence des États membres. Le nucléaire qui ne figurait pas dans la proposition de la Commission européenne est finalement reconnu comme une technologie stratégique pour la décarbonation de l'UE. Ce texte vise à relocaliser une partie de la production de technologies énergétiques propres en Européen en créant des conditions favorables à l'investissement dans ces technologies.


* 37 Frans Timmermans a démissionné de la Commission européenne le 22 août 2023 pour participer aux élections législatives néerlandaises anticipées du 22 novembre 2023.

* 38 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 8 mars 2018 intitulée « Plan d'action : financer la croissance durable » - COM(2018) 97 final.

* 39 Règlement (UE) 2020/852 du 18 juin 2020 sur l'établissement d'un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement (UE) 2019/2088, dit « taxonomie ».

* 40 L'atténuation du changement climatique ; l'adaptation au changement climatique ; l'utilisation durable et la protection des ressources aquatiques et maritimes ; la transition vers une économie circulaire ; la prévention et le contrôle de la pollution ; la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes.

* 41 Ces activités concernent les forêts, l'industrie, l'énergie (production d'électricité renouvelable, stockage, systèmes de chauffage), l'approvisionnement en eau, l'assainissement et la gestion des déchets, le transport, l'immobilier, les technologies de l'information et de la communication, la recherche.

* 42 Règlement délégué (UE) 2022/1214 de la Commission du 9 mars 2022 modifiant le règlement délégué (UE) 2021/2139 en ce qui concerne les activités économiques dans certains secteurs de l'énergie et le règlement délégué (UE) 2021/2178 en ce qui concerne les informations publiques spécifiques relatives à ces activités économiques.

* 43 Une activité est considérée comme transitoire si elle contribue substantiellement à l'atténuation du changement climatique et s'il n'existe pas d'alternative bas-carbone économiquement ou technologiquement viable.

* 44 Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l'établissement d'un cadre de mesures en vue de renforcer l'écosystème européen de la fabrication de produits de technologie "zéro net" - COM(2023) 161 final - accord conclu en trilogue le 16 février 2024.

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