EXAMEN EN COMMISSION

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16 MAI 2024

M. Jean-François Rapin, président. - Il me revient de vous faire part du bilan de notre travail au cours de la session parlementaire 2022-2023.

Je tiens d'abord à vous remercier, mes chers collègues, pour votre présence et pour la qualité de nos échanges. Lors de la session 2022-2023, l'activité de notre commission a été importante : nous avons tenu 52 réunions de commission, soit 4 de plus que lors de la session précédente, pour un nombre total d'heures de réunions comparable.

La session 2022-2023 a été aussi marquée par l'intensité de notre travail d'influence auprès des institutions européennes. Ce travail, qui n'est pas toujours naturel pour les parlementaires français que nous sommes, n'en est pas moins essentiel, non seulement pour anticiper les réformes européennes à venir, mais aussi et surtout pour obtenir qu'elles intègrent nos priorités.

Ce dialogue politique s'est d'abord traduit par des échanges fructueux avec nos homologues ukrainiens et moldaves, mais aussi par l'accueil d'une délégation du Sénat roumain, au Sénat et dans les Hauts-de-France, ou encore, par une réunion commune avec des représentants des groupes politiques du Parlement européen, à Strasbourg. Plusieurs auditions importantes ont également marqué la session : celle du commissaire européen à l'agriculture, M. Janusz Wojciechowski, le 1er mars 2023, au cours de laquelle nous avions souligné la nécessité de réorienter la politique agricole commune (PAC) afin d'assurer notre souveraineté alimentaire, et celle de Mme Emily O'Reilly, Médiatrice de l'Union européenne, le 12 juillet 2023, qui avait inauguré notre réflexion sur la lutte contre la corruption dans l'Union européenne.

Ce dialogue s'est aussi traduit par 11 déplacements à Bruxelles ou à Strasbourg des rapporteurs de notre commission, pour leur permettre de dialoguer avec des représentants de la Commission européenne, du Parlement européen et des représentations permanentes des États membres. Je veux également rappeler les déplacements organisés en commun avec la commission des lois, à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), à Luxembourg les 6 et 7 février 2023, puis à la CEDH, à Strasbourg, le 13 mars 2023, qui nous ont permis de mesurer l'impact de leurs jurisprudences, mais aussi de lever certaines incompréhensions.

Ce dialogue politique s'est aussi manifesté par notre participation aux traditionnelles conférences interparlementaires européennes, en premier lieu, les réunions plénières de la Cosac, à Prague en novembre 2022 et à Stockholm en mai 2023, où nous avons répété l'importance d'une revalorisation de la place des parlements nationaux dans la prise de décision européenne, sur la base des conclusions du groupe de travail de cette même Cosac que j'avais présidé au titre de la présidence française de l'Union européenne.

Pour rappel, ces conclusions, rendues publiques en juin 2022, ont recommandé, par exemple, l'instauration d'un « carton vert » - droit d'initiative qui nous permettrait de mieux contribuer au processus législatif européen - et une extension des délais accordés au contrôle de subsidiarité - dix semaines, contre huit aujourd'hui.

Par ailleurs, notre commission a entendu 18 communications pour éclairer le Sénat sur des enjeux complexes ou des choix à venir. Ces communications ont ainsi permis de mieux comprendre l'impact de la guerre en Ukraine sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027 et de comprendre les bouleversements qu'emportent les projets de la Commission européenne destinés à renforcer l'industrie européenne de défense.

Ces communications ont aussi fait le point sur la PAC, sur la politique commerciale européenne ou encore sur les perspectives d'élargissement de l'Union européenne. Elles ont enfin garanti l'information de notre commission sur l'activité des délégations du Sénat à l'assemblée parlementaire (AP) du Conseil de l'Europe (APCE) et à l'AP de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (AP-OSCE).

Notre commission a aussi effectué l'examen systématique de l'ensemble des textes européens qui lui sont soumis. Au cours de la session 2022-2023, notre commission a été saisie de 1 077 textes européens au titre de l'article 88-4 de la Constitution, soit une hausse de 13 % par rapport à la session précédente. Elle en a examiné de plus près le quart, donc 283 textes, soit en procédure écrite, soit directement lors de ses réunions. Il faut aussi signaler qu'environ la moitié des textes soumis à notre contrôle - 586 exactement - ont fait l'objet d'une procédure d'accord tacite après 72 heures, surtout pour des textes liés à la guerre en Ukraine.

Sur la base des textes européens reçus par notre commission, 18 résolutions européennes, soit autant qu'au cours de la session précédente, ont été adressées par le Sénat au Gouvernement, au titre de l'article 88-4 de la Constitution. Dans un peu plus de 61 % des cas, ces positions exprimées par le Sénat ont été prises en compte en totalité ou en majorité.

Parmi les 11 résolutions qui ont été le mieux suivies d'effets, je citerai les résolutions relatives à l'amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes, à la réforme du marché de l'électricité ou encore à la régulation de l'intelligence artificielle (IA). Nous pouvons être fiers de notre résolution sur les travailleurs des plateformes, qui participe à l'encadrement, pour la première fois, d'un secteur qui n'obéissait véritablement à aucune règle, d'une part en limitant l'utilisation de l'IA pour contrôler ces travailleurs, et d'autre part, en permettant de requalifier leurs situations en salariat lorsque le lien de dépendance entre l'employeur et l'employé est prouvé.

Je veux aussi mentionner notre résolution sur la protection de la filière pêche française, qui a utilement sonné l'alarme face à un projet « hors sol » de suppression des activités de pêche au chalut dans les aires marines protégées, au nom de la biodiversité, sans tenir compte des efforts entrepris. Notre résolution européenne dénonçant les transferts massifs forcés d'enfants ukrainiens a été la première, initiant un mouvement qui a contribué à appuyer l'action des autorités françaises, ukrainiennes et européennes, à la fois pour poursuivre les responsables de ces crimes et pour obtenir le retour des enfants dans leur famille.

Par ailleurs, en l'état des négociations européennes, qui ne sont pas toujours achevées, on peut estimer que 5 résolutions européennes ont été partiellement suivies d'effets. Il s'agit par exemple de nos résolutions sur les droits fondamentaux en Iran - où, malheureusement, la situation des femmes n'a connu aucune amélioration - et sur l'approvisionnement en matières premières critiques. Est aussi concernée notre résolution sur l'avenir de Frontex. À cet égard, si nos préconisations sur son déploiement dans les pays tiers des Balkans et d'Afrique ont été reprises par le Gouvernement, il n'en va pas de même pour celles destinées à permettre à Frontex d'agir plus efficacement dans ses missions d'appui aux contrôles des frontières et à mieux associer les parlements nationaux à son pilotage. Je le déplore car, dans le même temps, les flux migratoires irréguliers ont continué à augmenter.

Enfin, signalons que 2 résolutions adoptées par le Sénat n'ont pas connu de suites positives. La première, relative aux négociations d'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, a confirmé l'isolement de la France, qui refuse que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) se voie reconnaître une compétence en matière de politique étrangère et de sécurité commune (Pesc). Les négociations se poursuivent, mais la vigilance est de mise.

La seconde résolution est relative au dossier qui, pour l'heure, constitue le plus grave échec du mandat von der Leyen, à savoir celui de la prévention et de la lutte contre les abus sexuels sur les enfants en ligne. Ce cadre européen n'est en effet toujours pas en place. Notre résolution demandait l'adoption d'une architecture pérenne permettant d'accroître l'efficacité de cette lutte sans installer une surveillance généralisée de l'ensemble des communications. Les partisans de la protection des enfants et ceux de la vie privée continuent toutefois à s'opposer stérilement. Espérons néanmoins qu'un accord sera prochainement trouvé, car il s'agit d'un enjeu d'intérêt général.

Nous avons aussi contribué à nourrir le dialogue politique informel institué avec la Commission européenne par nos avis politiques. Dans ce cadre, les parlements nationaux des États membres de l'Union européenne ont adressé à la Commission européenne 355 avis en 2022, contre 360 en 2021. Pour sa part, au cours de la session parlementaire 2022-2023, le Sénat a adopté 16 avis politiques - soit 1 de plus qu'en 2021-2022 - ce qui en fait la neuvième assemblée parlementaire de l'Union européenne la plus active à cet égard.

La majorité de ces avis avaient le même contenu que nos résolutions européennes. Par exception, je veux citer l'avis politique adopté sur la stratégie pharmaceutique européenne. Je veux aussi souligner l'importance de l'avis présenté avec Didier Marie sur le programme de travail de la Commission européenne, qui comprend des recommandations de méthode à l'adresse de la prochaine Commission européenne, en particulier pour lui demander de présenter une analyse d'impact avec chaque nouveau projet et de respecter scrupuleusement le multilinguisme.

Je tiens à souligner que la Commission européenne a répondu systématiquement à nos avis politiques. En revanche, alors qu'elle a pris un engagement de principe consistant à nous répondre dans un délai de trois mois, son délai de réponse reste insuffisant, avec seulement 28 % de ses réponses envoyées au Sénat dans les délais.

Enfin, notre commission des affaires européennes a été saisie par la Commission européenne de 123 textes sur la période concernée, au titre du contrôle de subsidiarité que les traités confient aux parlements nationaux.

Pour rappel, au titre de ce contrôle, chaque parlement national dispose de deux voix - dans les systèmes bicaméraux, chaque chambre dispose d'une voix. Si plus d'un tiers des voix attribuées aux parlements nationaux dénoncent, par le biais d'un avis motivé, une entorse au principe de subsidiarité, la Commission européenne doit réexaminer sa proposition. Ce seuil est moins élevé, puisqu'un quart des voix suffisent, lorsqu'il s'agit de projets d'actes législatifs dans le domaine de la justice, de la liberté et de la sécurité. C'est la procédure dite du « carton jaune ».

En ce qui concerne le Sénat, les 123 textes ont été examinés par le groupe de travail subsidiarité de notre commission, qui comprend un représentant de chaque groupe politique. Sur recommandation de ce groupe, un rapporteur peut être nommé. Et sur son rapport, le Sénat peut adopter un avis motivé prenant la forme d'une résolution dans laquelle il indique les raisons pour lesquelles la proposition ne lui paraît pas conforme au principe de subsidiarité. En pratique, le Sénat vérifie alors si l'Union européenne est bien compétente pour proposer une telle initiative, si la base juridique choisie est pertinente et si l'initiative proposée apporte une « valeur ajoutée » européenne. Le Sénat vérifie également si le projet n'excède pas ce qui est nécessaire pour mettre en oeuvre les objectifs poursuivis.

En 2022-2023, notre commission a adopté 4 avis motivés, relatifs au projet d'acte sur la liberté des médias, à celui créant un certificat européen de filiation, aux nouvelles normes européennes relatives aux emballages et au marché de gros de l'énergie.

Ce contrôle est essentiel, parce qu'il est l'un des seuls pouvoirs reconnus aux parlements nationaux dans les traités et dans notre Constitution. Pour rappel, cette mission est fixée par l'article 88-6 de la Constitution, qui prévoit que « l'Assemblée nationale ou le Sénat peuvent émettre un avis motivé sur la conformité d'un projet d'acte législatif européen au principe de subsidiarité ».

Ce contrôle est également essentiel car il constitue la seule garantie du respect de la répartition des compétences entre États membres et Union européenne prévue par les traités. Cela est d'autant plus important au moment où les prérogatives européennes des parlements nationaux diminuent, sous l'effet conjugué de trois évolutions.

Tout d'abord, depuis 2019, et à traités constants, l'Union européenne obtient de nouvelles compétences en lieu et place des États membres, par exemple pour mener la transition écologique et la numérisation de nos économies, ou pour tirer les leçons de la guerre en Ukraine. Dans son avis sur le marché de gros de l'énergie, le Sénat a ainsi estimé que les nouveaux pouvoirs confiés à l'agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) allaient faire « doublon » avec ceux existants au niveau national.

Pour mettre en oeuvre ses réformes, la Commission européenne propose ensuite désormais beaucoup de règlements en lieu et place des directives. Or si les directives sont des textes qui doivent être transposés en droit interne et laissent donc une marge d'appréciation aux parlements nationaux, les règlements sont des textes d'effet direct et d'application immédiate. Le Sénat a critiqué cette tendance dans ses avis sur la liberté des médias et sur les règles de filiation.

De nombreux textes prévoient enfin des actes délégués qui ne sont pas soumis au contrôle des parlements. Ces actes délégués peuvent en principe être pris par la Commission européenne pour interpréter ou compléter des éléments accessoires d'un texte législatif, mais en pratique, la Commission européenne y recourt très souvent pour modifier des dispositions essentielles des réformes.

Nous l'avions souligné dans l'avis motivé adopté sur la proposition de règlement sur le certificat européen de filiation. En effet, la Commission européenne s'y réservait le pouvoir de définir le contenu de ce certificat par acte délégué, alors que ce certificat est la disposition essentielle de cette réforme et que celle-ci n'est pas du tout consensuelle entre les États membres.

Le sort de nos avis motivés est variable, mais l'on peut noter que l'acte sur la liberté des médias a été modifié dans un sens favorable aux positions du Sénat. De même, sur le marché de gros de l'énergie, la Commission européenne a introduit un pouvoir d'objection des États membres qui leur permet de s'opposer - au cas par cas - au nouveau pouvoir d'enquête conféré à l'agence européenne compétente. Enfin, sur la filiation, nos demandes fermes de respect de la jurisprudence de la CEDH et de non-reconnaissance des filiations liées à la gestation pour autrui (GPA) ont été reprises par le Gouvernement et devraient l'emporter au terme des négociations.

Au final, ces réussites doivent nous inciter à rester en veille sur l'actualité européenne et à continuer de travailler pour concevoir des résolutions et avis afin de convaincre les institutions européennes du bien-fondé de nos positions. Faisons vivre ces procédures. C'est un enjeu majeur pour maintenir l'influence européenne du Sénat et pour permettre à nos concitoyens d'exprimer leurs priorités relatives à l'Union européenne.

La commission des affaires européennes autorise la publication du rapport d'information, disponible en ligne sur le site du Sénat.

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