C. UNE CORRUPTION DIFFICILE À DÉTECTER COMME À RÉPRIMER

Si les violences perpétrées en lien avec le narcotrafic depuis le début de l'année 2023 ont durablement - et légitimement - marqué l'opinion publique, elles ne constituent que la face immergée de l'iceberg. La commission d'enquête estime ainsi que l'un des phénomènes les plus préoccupants qu'il lui ait été donné de constater au cours de ses travaux est la montée en puissance de la corruption, véritable venin dont le Gouvernement ne semble pas avoir encore pris la mesure : sous-estimée, mal documentée, cette évolution se traduit aujourd'hui par un sentiment lancinant, mais partagé par tous les acteurs du terrain, qui assistent impuissants à une décomposition face à laquelle certains préfèrent fermer les yeux.

La commission ne s'y trompe pas : la corruption ne vient pas seulement par l'appât du gain. Elle résulte aussi de la peur de ce qui peut arriver, à soi ou à ses proches, si on dit non ; elle se nourrit de promesses autant que de menaces et de pressions, comme le résume l'adage bien connu en Amérique du Sud : plomo o plata, l'argent ou le plomb. Elle n'en demeure pas moins une réalité angoissante et, à ce jour, bien trop peu prise en charge.

1. Cachez cette corruption que je ne saurais nommer

Les faits de corruption ne sont pas systématiquement poursuivis sous cette qualification pénale. Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption (AFA) depuis août 2023, relève que les faits commis par les personnes corrompues par les narcotrafiquants « [...] ne sont pas toujours identifiés en tant que tels et ne font pas toujours l'objet de poursuites. Nous pensons néanmoins que la corruption est en réalité plus répandue qu'on ne le pense. En effet, dans une affaire de stupéfiants, la corruption qui peut exister à la source ne sera pas toujours caractérisée pénalement. Souvent, les faits seront appréhendés sous l'angle de la complicité de trafic de stupéfiants, tout simplement parce qu'elle est plus facile à caractériser et que les enquêteurs bénéficient, pour ces faits, de mécanismes d'enquête - durée de la garde à vue, recours à des techniques spécifiques - qui ne sont pas possibles en matière de corruption. Même si la corruption existe - et c'est souvent le cas -, elle n'apparaît pas dans les procédures, le phénomène étant plus difficile à mettre en évidence au cours de l'enquête. D'ailleurs, les enquêteurs spécialisés ne sont pas nécessairement les mêmes dans ces différents domaines »459(*).

Le trafic de stupéfiant de nature délictuelle (transport, détention, offre, cession ou acquisition) est effectivement réprimé de dix ans d'emprisonnement et 7 500 000 euros d'amende460(*) ; le trafic de stupéfiants de nature criminelle, qui correspond d'une part à la direction ou organisation d'un groupement de trafic de stupéfiants et d'autre part à la production, la fabrication, l'importation ou l'exportation illicites de stupéfiants en bande organisée, est puni (respectivement) de réclusion criminelle à perpétuité ou de trente ans de réclusion criminelle, la peine d'amende de 7 500 000 euros d'amende étant identique pour les deux crimes.

L'infraction de corruption et de trafic d'influence est punie de dix ans d'emprisonnement et un million d'euros d'amende. Or c'est la qualification pénale avec la peine encourue la plus haute que les juridictions doivent retenir lorsque deux infractions concurrentes peuvent s'appliquer à un même fait.

Corruption et trafic d'influence

Parmi les différentes atteintes à la probité réprimées par le code pénal, seules certaines sont susceptibles d'être applicables de manière directe aux agissements des narcotrafiquants.

Il y a en premier lieu la corruption461(*) au sens strict qui sanctionne soit :

· le comportement du corrompu, qui accepte ou sollicite un avantage quelconque pour accomplir ou s'abstenir d'accomplir un acte de sa fonction (corruption passive) ;

· le comportement du corrupteur qui offre ou cède aux sollicitations du corrompu afin d'obtenir de ce dernier l'accomplissement (ou le non-accomplissement) d'un acte de sa fonction (corruption active).

Le corrompu peut être un agent public français ou étranger (corruption publique), ou un acteur privé (corruption privée).

En second lieu, l'infraction de trafic d'influence462(*) sanctionne également deux comportements :

· celui par lequel l'auteur du trafic d'influence actif promet ou accepte de donner un avantage quelconque à un intermédiaire (personne publique ou privée) pour qu'il utilise son influence (réelle ou supposée) auprès d'une tierce personne (autorité ou administration publique), afin d'obtenir de cette dernière une décision ou un avis favorable pour la première personne ;

· et celui de l'intermédiaire qui sollicite ou accepte l'avantage quelconque afin d'utiliser son influence (réelle ou supposée) sur la tierce personne (trafic d'influence passif).

Outre cet enjeu de qualification juridique pouvant cacher la réalité quantitative du phénomène corruptif dans son, le chef de l'inspection de la gendarmerie nationale, Jean-Michel Gentil, souligne que la corruption est difficile à réprimer car elle est aussi difficile à détecter : « La difficulté est que la corruption est un délit occulte, c'est même le délit occulte par essence, et sa mise en évidence est souvent fortuite, elle se produit à l'occasion d'autres affaires, par exemple quand, à la faveur d'une écoute téléphonique, on a connaissance d'un phénomène de corruption »463(*).

Agnès Thibault-Lecuivre, cheffe de l'inspection générale de la police nationale, complète ce propos en précisant, s'agissant de l'utilisation abusive des fichiers de la police nationale, que son administration est face à une difficulté importante, à savoir une « [...] incapacité à détecter en amont les utilisations abusives et illicites de fichiers. En effet, quand nous en avons connaissance, c'est soit par l'intermédiaire de procédures incidentes, soit parce que l'on aura détecté une utilisation par hasard »464(*).

2. Un phénomène corruptif grandissant

Le phénomène corruptif prend de l'ampleur en France, comme en attestent les statistiques agrégées par l'Agence française anticorruption. Les atteintes à la probité étaient de 628 (dont 170 faits de corruption) en 2016 contre 801 (dont 248) en 2021, soit une augmentation de 46 % des seuls faits de corruption en cinq ans.

Évolution du nombre d'infractions d'atteinte à la probité entre 2016 et 2021

Source : Agence française anticorruption et Interstats465(*)

La corruption est de manière certaine une pratique au service des criminalités organisées. La commission partage donc pleinement les propos de Jérôme Bourrier, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Bayonne, concernant les liens entre la corruption et les trafics de stupéfiants en ce qu'il résume avec justesse la problématique : « La corruption me semble une thématique centrale. C'est une arlésienne : tout le monde en parle, mais il y a peu de dossiers aboutissant à une condamnation. Cela tient à la difficulté de cette qualification, qui demande de démontrer un pacte de corruption, ce qui est complexe. La corruption en lien avec le trafic de stupéfiants est pourtant un point de vigilance majeur »466(*).

Pour autant, en l'état des études menées par l'agence française anticorruption, les liens entre les atteintes à la probité et le trafic de stupéfiants, et ses infractions connexes (règlements de compte, blanchiment, etc.), n'est pas évident à établir de manière claire et précise, comme le démontre le schéma ci-dessous :

Part des infractions connexes dans les procédures d'atteinte à la probité

Source : Agence française anticorruption et Interstats467(*)

Le risque d'une contagion des administrations par le narcotrafic est donc à la fois réel et identifié par les pouvoirs publics, sans que les plans d'action déployés (voir infra) n'apparaissent à la hauteur du danger existentiel que la corruption fait, d'où qu'elle vienne, peser sur les institutions.

3. L'intérêt marqué des narcotrafiquants pour les fichiers et autres informations détenus par les forces de l'ordre

Une pratique identifiée par les forces de l'ordre est celle de la consultation illicite des fichiers dont leurs agents disposent. La directrice de l'Agence française anticorruption, Isabelle Jégouzo, explique qu'il s'agit d'un « [...] phénomène extrêmement préoccupant et qui prend de l'ampleur est facilité par l'usage des réseaux sociaux. [...] Sur les réseaux sociaux, il est facile en effet de proposer un accès à ces fichiers de manière totalement anonyme, sans lien direct entre le pourvoyeur et le détenteur des informations, avec recours éventuel à des moyens de paiement électroniques qui, eux aussi, sont totalement anonymes. Tout cela n'est pas facile à tracer et les administrations en sont conscientes »468(*).

La procureure de la République adjointe au tribunal judiciaire de Lille, Virginie Girard, précise quels sont les fichiers accessibles aux forces de l'ordre et d'intérêt pour les narcotrafiquants : « le fichier SIV (système d'immatriculation des véhicules), le FOVeS (fichier des objets et des véhicules volés) ou la consultation du statut des mises en cause. Par exemple, dans l'un de nos dossiers, une personne qui n'appartenait pas à un service d'investigation a été approchée par des narcotrafiquants pour consulter le FPR (fichier des personnes recherchées) pour le compte de commanditaires désireux de savoir combien de mandats sont décernés contre eux, là aussi pour ensuite jouer des facilités procédurales »469(*).

La cheffe du service de l'inspection générale de la police nationale, Agnès Thibault-Lecuivre, note par ailleurs que les fichiers ne sont pas les seules informations recherchées par les narcotrafiquants : « [...] ces organisations criminelles sont également intéressées par les informations détenues par les services d'investigation : l'avancement d'une procédure, les programmations d'interpellation, de perquisition, avec des précisions sur les lieux, les jours et les heures ; tout cela suscite la convoitise des organisations criminelles »470(*). Cette convoitise n'est que renforcée par les progrès technologiques : le terminal « NEO » des policiers et gendarmes donne ainsi accès à des informations qui n'étaient auparavant pas consultables à distance - voire à des informations auxquelles les effectifs concernés n'avaient pas forcément accès par le passé471(*) -, augmentant les opportunités de corruption.

Les déplacements de la commission d'enquête lui ont, de même, permis de constater à quel point la gestion des badges d'accès aux zones portuaires sensibles était un enjeu majeur du risque corruptif, les narcotrafiquants recherchant des moyens de pénétrer aisément dans les ports pour envoyer ou récupérer la marchandise qu'ils ont dissimulée (voir infra pour de plus longs développements sur la sûreté portuaire). Elle a été frappée de constater que, dans tous les lieux visités, en France et à l'étranger, il était difficile de déterminer le nombre de badges en circulation, y compris pour les badges les plus sensibles donnant accès à des zones « clés », et que peu de dispositifs étaient mis en place pour vérifier que la personne détentrice du badge était bien son titulaire officiel.

Ces éléments, qui sont de nature à créer des doutes sur la robustesse des dispositifs de sécurité dans les ports, sont par ailleurs autant de failles dans lesquelles les narcotrafiquants peuvent aisément se glisser par la voie de la corruption.

4. Un phénomène sous-estimé : l'insuffisance des plans actuels de lutte contre la corruption

Les phénomènes corruptifs, en eux-mêmes inquiétants, semblent en outre mal appréhendés par les acteurs qui paraissent privilégier une réponse disciplinaire, parfois sans association ou même sans information des inspections compétentes (IGPN ou IGGN), et qui certes tentent pour certains de déployer des plans de lutte contre la corruption, mais sans donner le sentiment d'avoir pris la mesure de la gravité de la situation et des risques dont elle est porteuse.

Les travaux472(*) du Groupe d'États contre la corruption (Greco)473(*) du Conseil de l'Europe et les auditions menées par la commission permettent de penser que la corruption menée par les organisations criminelles est peu, voire n'est pas prise en compte sérieusement par les acteurs publics français.

À l'échelle nationale, Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption (AFA), a indiqué à la commission concernant la corruption en lien avec le narcotrafic : « Dès ma prise de fonction, à la fin du mois d'août [2023], j'ai identifié ce sujet comme une véritable priorité sur laquelle nous devions sans doute travailler davantage. Jusqu'à présent, en effet, l'AFA ne s'est pas montrée très active en la matière, aucun contrôle spécifique n'ayant été effectué ». Elle a complété son propos en soulignant que « Dans les administrations régaliennes, nous notons une véritable prise de conscience de ce sujet, qui, jusqu'ici, n'était pas toujours identifié. Pour certaines administrations en effet, la corruption pouvait exister à l'étranger, mais pas en France. Or nous sommes en train de découvrir avec inquiétude que la France est concernée et qu'il est nécessaire de s'armer pour se prémunir contre ces risques » 474(*).

Pour mémoire, l'AFA a été créée en 2016475(*) et alors qu'elle a, à l'échelle nationale, une mission de contrôle et de conseil auprès des entités publiques et privées pour qu'elles mettent en place des dispositifs de prévention et de détection de six infractions en matière de probité, il aura fallu attendre près de huit ans pour que le phénomène corruptif en lien avec la criminalité organisée soit enfin pris en compte par cette agence.

Cette prise de conscience récente et tardive se reflète également dans les constats de la directrice générale des douanes et des droits indirects, Isabelle Braun-Lemaire qui expliquait à la commission qu'« en ce qui concerne la corruption, j'ai l'intuition que nous avons sous-estimé le phénomène, dont il est difficile d'évaluer la profondeur. Il ne s'agit pas seulement de la douane »476(*). Sur le plan judiciaire, Sophie Aleksic, première vice-présidente en charge de l'instruction, coordinatrice du pôle criminalité organisée au tribunal judiciaire de Paris note également : « La question de la corruption est de plus en plus présente dans nos dossiers, et nous devons davantage en tenir compte ». L'ancien directeur de Tracfin, Guillaume Valette-Valla, abondait dans ce sens concernant les acteurs du renseignement : « les services de renseignement de l'Ofast, de la DNRED et Tracfin se sont assez récemment saisis du sujet de la compromission, depuis deux ou trois ans »477(*).

En particulier, s'agissant de la prise en compte par certaines inspections des faits de corruption « de basse intensité », les auditions menées par la commission d'enquête l'ont laissée dans un état de grande perplexité.

Lors d'une table ronde du 12 février 2024 au cours de laquelle étaient entendus Michel Rouzeau, chef du service de l'inspection générale de l'administration (inspection compétente pour tous les personnels du ministère de l'intérieur, hors policiers et gendarmes qui sont soumis à des inspections dédiées également sollicitées par la commission d'enquête), Julien Senèze, chef du pôle « audit » de l'inspection générale des finances et Christophe Straudo, chef de l'inspection générale de la justice, la commission d'enquête a en effet été frappée par le décalage entre le discours tenu par les intéressés et les faits révélés par des documents pourtant produits par les ministères auxquels ils sont rattachés - à l'instar de la note de la DACG et des constats de l'Ofast, déjà cités en matière de corruption.

En ce qui concerne l'inspection générale de la justice (IGJ), les propos recueillis durant l'audition ont permis de découvrir que l'inspection avait proposé pour 2024 une mission sur la déontologie au sein du ministère de la justice. Outre cette initiative dont les contours n'étaient pas précisés et qui restait à l'état de simple proposition, il semblait qu'aucune mesure particulière n'était prise pour lutter contre la corruption, à l'exception de « deux fiches dédiées à l'appropriation de la déontologie par les magistrats, les fonctionnaires et les contractuels employés par le ministère de la justice », d'une « présentation de trois heures devant des équipes de magistrats destinés à des fonctions de direction ou d'encadrement, en les mettant en situation dans des cas pratiques sur des questions de déontologie liées à des affaires anonymisées qu'a connues l'inspection générale de la justice » et d'une mission permanente d'audit interne qui « n'a pas travaillé spécifiquement sur la question de la corruption ». Plus encore, Christophe Straudo soulignait que son service n'était pas systématiquement associé aux suites données aux faits de corruption : « L'inspection générale de la justice n'est pas toujours saisie des affaires dont se fait l'écho la presse ».

Cette situation inquiète dans un contexte où le ministère de la justice, au bénéfice des moyens supplémentaires déployés dans le cadre de la récente loi d'orientation et de programmation 2023-2027, s'apprête à recruter 10 000 personnes et où de nombreuses voix s'élèvent, comme on l'a indiqué, pour mettre en lumière les « évasions judiciaires » et les risques que le narcotrafic fait peser sur les personnels de la justice.

S'agissant de l'inspection générale des finances, pourtant associée à l'élaboration du plan anticorruption des douanes - sur lequel on reviendra -, le constat est analogue. À la faveur d'une assimilation contestable entre le risque et sa survenance, Julien Senèze déclarait ainsi qu'« à l'issue [des] travaux [sur la prévention de la corruption au sein des douanes], nous avons considéré que le risque corruptif n'explosait pas et n'était pas extrêmement fort pour les douanes » ; or, si les faits de corruption restent marginaux, cela ne signifie pas pour autant que le risque soit négligeable, comme l'intéressé le reconnaissait lui-même : « en revanche, l'ensemble des acteurs s'accordent pour constater que la menace s'intensifie au nord de l'Europe. Les réponses des autorités locales peuvent en outre créer des risques de déport vers la France, et il est donc temps de se renforcer face à cette menace ». Pire encore, l'idée que le risque corruptif resterait limité est de toute évidence une contre-vérité : comme l'a révélé l'audit précité, dont la commission d'enquête a obtenu la copie, les douanes sont, en raison de leur positionnement au plus près des marchandises et des frontières, soumises à une « fragilité systémique » liée, notamment, à l'insuffisance des « barrières théoriques » mises en place pour lutter contre ce risque, à l'absence de particularisation du risque et à une chaîne hiérarchique qui « n'était peut-être pas suffisamment mobilisée sur le sujet »478(*).

Enfin, en ce qui concerne l'inspection générale de l'administration (en charge, notamment, des personnels préfectoraux, c'est-à-dire d'une population exposée au risque de corruption ou de pressions en raison, en particulier, de sa compétence en matière de délivrance de titres d'identité et de séjour), Michel Rouzeau admet que son service « est bien trop souvent [confronté], de manière plus fréquente depuis quelques années, à des affaires de corruption qui concernent la délivrance de titres de séjour, mais aussi de cartes d'identité ou de passeports. Récemment, dans des départements de l'Hexagone, notamment en Île-de-France, de telles affaires ont été mises à jour ; les enquêtes administratives et judiciaires ont alors lieu simultanément ». Pour autant, il reconnaît que, en matière de titres, « la simplification combat quelquefois la sécurité » et que « d'un côté, le risque corruptif peut être éloigné en raison de l'augmentation de la distance entre le demandeur et le service [par le biais des démarches en ligne, donc sans contact entre le premier et le second], mais de l'autre, des risques peuvent être créés » en matière de visas et de délivrance à distance des passeports français aux ressortissants étrangers. En dépit de cette assertion, aucune mesure n'a été mise en place.

Au surplus, et outre un renvoi général aux chartes de déontologie établies par divers services de l'État, il n'est fait mention au cours de l'audition d'aucun plan ou d'aucune mesure nouvelle mise en place pour faire face au risque de corruption qui concerne, tout autant que ceux des autres ministères, les personnels du ministère de l'intérieur : cette situation ne peut qu'être déplorée dans un contexte où la prévention de la corruption devrait, vu l'état de la menace créée par le narcotrafic, être déjà prise en charge par la mission d'audit interne de l'IGA.

Les inspections de police nationale, de la gendarmerie nationale et des douanes semblent davantage avoir pris la mesure du phénomène ainsi que des limites que trouvent les modalités actuelles de leur action. Agnès Thibault-Lecuivre, cheffe de l'inspection générale de la police nationale, a ainsi lucidement déclaré devant la commission d'enquête : « Je ne dis pas que les faits de corruption sont inexistants et je ne suis pas certaine que nous les voyions tous »479(*). Elle était rejointe par Jean-Michel Gentil, chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) qui, ayant par ailleurs appelé à la vigilance en dépit du faible nombre de manquements constatés par l'IGGN, convenait de l'existence de « failles » et rappelait que « le phénomène de corruption existe probablement au sein de nos administrations. Toutefois, nous commençons seulement à avoir connaissance de faits avérés grâce à des détections incidentes. L'essentiel pour nous est de travailler sur la maîtrise du risque »480(*).

Fortes de ce constat, les inspections de la police nationale, de la gendarmerie nationale et des douanes tentent actuellement de rattraper leur retard et de mettre en place des mesures permettant de maîtriser, autant que possible, le risque corruptif. Parmi ces mesures, les principales concernent :

· la caractérisation du risque de corruption et de ses facteurs facilitants : cette réflexion semble partagée par tous les services précités, les douanes ayant été (comme on l'a évoqué) jusqu'à organiser un véritable audit de leurs services, en « centrale » comme sur le terrain - une démarche dont les autres administrations gagneraient sûrement à s'inspirer ;

· l'identification des effectifs les plus à risque : pour la police nationale, cette catégorie englobe « les jeunes agents, en particulier les policiers adjoints ; les agents fragilisés par une situation personnelle particulière - une séparation, un endettement, des difficultés à se loger, une précarité sociale ; les agents en situation d'isolement administratif dans de petites unités ou géographiquement isolés ; les agents affectés à des unités de police administrative avec un risque corruptif élevé ainsi que les agents affectés dans des services d'investigation en lien avec la criminalité organisée, en particulier les services antistupéfiants »481(*) avec, à titre complémentaire, des réflexions sur les durées de maintien dans des postes sensibles afin d'éviter que la longévité dans de telles affectations ne devienne un facteur de vulnérabilité des effectifs concernés ;

· enfin et surtout, l'encadrement des accès aux fichiers : des outils visant non plus seulement à détecter ex post, mais à prévenir ex ante les accès illicites, sont en cours de développement.

Pour autant, les mesures prises restent en dessous des enjeux. Elles semblent consister, pour l'ensemble des inspections en charge de superviser les services actifs de lutte contre le narcotrafic, en des dispositifs de « droit mou », pour la plupart lancés dans le cadre du plan national pluriannuel de lutte contre la corruption 2024-2027 (sensibilisations, formations, etc.). Seules les douanes paraissent tenir compte du risque corruptif dans les modalités d'exercice par les douaniers de leurs missions sur le terrain : sur le fondement des conclusions de l'audit déjà cité, l'administration des douanes compte en effet « [capitaliser] sur l'organisation du travail »482(*) (par exemple, en privilégiant le travail en binôme sur des postes particulièrement exposés, en divisant les tâches pour ne pas laisser un seul agent ou un seul service être en charge d'une fonction sensible au regard du risque de corruption, etc.), développer une forme de dissuasion en « [communiquant] sur les sanctions disciplinaires en cas de corruption » et travailler à l'amélioration de la détection et de la « gestion des suspicions »483(*), c'est-à-dire à la mise en place d'un système efficace d'alerte non seulement sur le plan interne, mais aussi en partenariat avec les autres opérateurs, publics ou privés, qui interviennent sur les grandes plateformes portuaires et aéroportuaires.

« Dès lors qu'il est prévu dans les procédures qu'un douanier n'intervient jamais seul, on met déjà à distance la possibilité d'un schéma de corruption. [...] On peut également organiser l'imprévisibilité des contrôles : les agents ne doivent pas savoir à quel moment ils seront à tel ou tel endroit. Grâce à la rotation des services, la hiérarchie peut organiser cette imprévisibilité, sans bouleverser, bien sûr, le fonctionnement de ces équipes. La rotation des agents a également été recommandée, de même que le contrôle de l'accès aux installations, surtout dans les grandes plateformes : il faut veiller à ce que les agents des douanes accèdent aux espaces qui leur sont juridiquement autorisés et seulement à ceux-ci. »

Christine Dubois, administratrice supérieure des douanes, adjointe à la cheffe de l'inspection des services à la direction générale des douanes et des droits indirects


* 459 Audition du 12 février 2024.

* 460 Article 222-39 du code pénal.

* 461 Articles 433-1, 433-2 et 433-11 du code pénal.

* 462 Idem.

* 463 Audition du 13 février 2024.

* 464 Audition du 13 février 2024.

* 465 Les atteintes à la probité enregistrées par la police et la gendarmerie depuis 2016, n° 50, octobre 2022, page 4.

* 466 Audition du 15 janvier 2024.

* 467 Les atteintes à la probité enregistrées par la police et la gendarmerie depuis 2016, n° 50, octobre 2022, page. 8.

* 468 Audition du 12 février 2024.

* 469 Audition du 17 janvier 2024.

* 470 Audition précitée.

* 471 Voir les propos tenus par Jean-Michel Gentil, chef de l'inspection générale de la gendarmerie nationale, lors de son audition.

* 472 Lors d'une précédente évaluation menée par le Greco, il avait été recommandé à la France d'adopter « une stratégie globale dédiée à la prévention des risques de corruption au sein des services répressifs sur la base de cartographies des risques et des secteurs les plus exposés, telles qu'établies par la Gendarmerie nationale et la Police nationale ». Lors de son contrôle de suivi dont le rapport a été rendu publique en avril 2024, le Greco « constate toutefois [qu']aucune stratégie globale, commune à l'ensemble des services répressifs, n'a été adoptée sur la base des cartographies des risques existantes, ce qui empêche la mise en oeuvre complète de la recommandation » précitée.

* 473 Groupe d'États contre la corruption (Greco), deuxième rapport de conformité relatif à la France, cinquième cycle d'évaluation sur la prévention de la corruption et promotion de l'intégrité au sein des gouvernements centraux (hautes fonctions de l'exécutif) et des services répressifs, publié le 10 avril 2024, § 75 à § 80.

* 474 Audition du 12 février 2024.

* 475 Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

* 476 Audition du 27 novembre 2023.

* 477 Audition à huis clos du 30 novembre 2023.

* 478 Audition de Christine Dubois, administratrice supérieure des douanes, adjointe à la cheffe de l'inspection des services à la direction générale des douanes et des droits indirects, 13 février 2024.

* 479 Audition du 13 février 2024.

* 480 Idem.

* 481 Agnès Thibault-Lecuivre, audition précitée.

* 482 Christine Dubois, audition précitée.

* 483 Idem.

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