B. LA POURSUITE DU NARCOTRAFIC EN PRISON

Tant Laure Beccuau que Nicolas Bessone ont pointé, lors de leurs auditions respectives, les limites d'un système d'incarcération qui ne prévoit pas, en tant que tel, un traitement spécifique pour les narcotrafiquants de haut vol afin de les empêcher de continuer à gérer leur trafic en prison.

Lors de ses auditions et déplacements, la commission a effectivement constaté que la détention n'était pas une entrave efficace pour neutraliser l'activité criminelle des narcotrafiquants (cf. première partie du rapport). Actuellement, les condamnés pour des faits de trafic de stupéfiants ne relèvent pas d'un régime de détention spécifique du seul fait de leur condamnation. Ils peuvent toutefois être soumis au régime des « détenus particulièrement signalés »456(*), communément appelés « DPS ».

Les détenus particulièrement signalés (DPS) : des modalités d'incarcération visant à prévenir d'une évasion ou de violences en détention

Les personnes détenues susceptibles d'être inscrites ou maintenues au répertoire des DPS sont celles dont au moins l'un des critères suivants est rempli :

1° appartenant à la criminalité organisée locale, régionale, nationale ou internationale ou aux mouvances terroristes, appartenance établie par la situation pénale, par un signalement des autorités judiciaires et administratives ou des forces de sécurité intérieure ;

2° signalées ou ayant été signalées pour une évasion réussie, tentée ou projetée depuis un établissement pénitentiaire ou à l'occasion d'une extraction, d'un transfert administratif ou d'une translation judiciaire ;

3° susceptibles de mobiliser par tout moyen, un soutien humain, logistique ou financier extérieur en vue de s'évader et/ou de causer un trouble grave au bon ordre de l'établissement ;

4° dont la soustraction à la justice, en raison de leurs personnalités et/ou des faits pour lesquels elles sont écrouées pourraient avoir un impact important sur l'ordre public ;

5° susceptibles d'actes de grandes violences, ou ayant commis des atteintes graves à la vie d'autrui, des viols, actes de torture et de barbarie ou prises d'otage en établissement pénitentiaire ;

6° signalées ou ayant été signalées pour avoir été à l'initiative d'un mouvement collectif, d'une mutinerie ou d'actes de dégradations de grande ampleur en établissement, ou d'avoir participé à plusieurs reprises à de tels incidents.

Les détenus particulièrement signalés font l'objet d'une attention particulière en détention (localisation de leur cellule, relations avec l'extérieur, déplacements au sein de l'établissement pénitentiaire, etc.), leurs déplacements à l'extérieur impliquent la présence d'effectif renforcé et leur changement de lieux de détention est susceptible d'être plus fréquent que pour d'autres détenus.

Source : ministère de la justice457(*)

Ce statut apparaît aujourd'hui insuffisant, notamment dans un contexte où la stratégie de « recrutement » déployée par les trafiquants du haut du spectre en détention, déjà évoquée, est une manipulation sourde qui ne génère pas de troubles à l'ordre public de l'établissement et ne « tombe » dans aucun des critères de classement comme DPS, et où la continuation du trafic en prison est rarement repérée par l'administration pénitentiaire, ne permettant pas l'application d'un régime de détention adapté. Dans leur réponse commune au questionnaire écrit du rapporteur, la direction de l'administration pénitentiaire (DAP) et le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) reconnaissaient ainsi que « les narco-trafiquants haut de spectre ont très bien intégré les règles de la détention et du parcours de peine et sont, à cet égard, très bien conseillés par d'autres détenus. Ils se montrent, pour la majorité, respectueux du cadre et ne posent pas de problèmes de discipline. Ils peuvent ainsi bénéficier rapidement de facilités de détention (classement au travail, régime de confiance, gestion portes ouvertes, notamment en MC [maison centrale] et QMC [quartier maison centrale]) et se posent parfois en modérateurs de la détention ». Ce constat a, au vu de la gravité de la menace que représente le narcotrafic, de quoi préoccuper.

Ce maintien du lien avec l'extérieur est aggravé par certaines règles de détention dont la commission d'enquête a peiné à comprendre le bien-fondé. Tel est notamment le cas du fonctionnement du pécule des détenus, qui permet d'alimenter leurs dépenses, qu'il s'agisse de la « cantine » (donc les dépenses courantes en détention) ou l'indemnisation des victimes, et qui peut être abondé par des virements extérieurs. Or, si de tels virements doivent être autorisés par le chef d'établissement, ils ne sont pas plafonnés. Cette situation pose deux problèmes :

· tout d'abord, elle laisse la possibilité au réseau de rétribuer l'un de ses membres en détention, notamment en utilisant des prête-noms en tant que responsables du virement pour éviter que l'origine des fonds ne puisse être repérée ;

· ensuite, l'argent laissé à la disposition de certains détenus du haut du spectre peut permettre, en particulier quand le solde accessible atteint des montants élevés, d'acheter des « arrangements » avec des codétenus qui peuvent devenir autant de « petites mains », en détention ou à l'extérieur.

Une autre difficulté est posée par les moyens dont dispose l'administration pénitentiaire pour lutter contre la présence des téléphones portables en prison, soit en empêchant le fonctionnement de ces appareils par un système de brouillage, soit en évitant leur entrée dans les établissements pénitentiaires (par projection, par drone ou encore par le biais des visiteurs extérieurs au parloir) - étant rappelé que, comme le présent rapport l'a souligné en première partie, les téléphones illicites sont le seul moyen pour un narcotrafiquant incarcéré de rester en contact avec ses complices restés libres et de continuer, par ce biais, d'animer un réseau ou de commanditer des violences.

Lors de son audition par la commission d'enquête en avril 2024, le garde des sceaux, Éric Dupond-Moretti a indiqué, en réponse aux interrogations formulées par certains commissaires, que « le brouillage a commencé en 2017. Quelque 19 établissements sont équipés. Cela représente un budget de 15 millions d'euros par an. En 2024, 33 dispositifs supplémentaires ont été commandés. Quelque 45 sites sont dotés d'outils antidrones. Fin 2024, 60 sites seront équipés, pour un budget entre 3 et 4 millions d'euros »458(*).

Pour autant, les propos tenus par Emmanuel Razous, directeur adjoint de l'administration pénitentiaire, et par Camille Hennetier, cheffe du SNRP, lors de leur audition à huis clos le 30 janvier 2024, conduisent à nuancer cette affirmation optimiste. Emmanuel Razous déclarait ainsi que « le brouillage des communications n'est pas si simple à mettre en oeuvre : le brouillage d'un périmètre pénitentiaire a comme conséquence celui des communications à l'extérieur de la prison [...]. Nous faisons ainsi face à des plaintes de riverains, qui après s'être adressés à leurs opérateurs viennent chercher auprès des établissements pénitentiaires la cause des dysfonctionnements qu'ils subissent ».

S'agissant du risque que des téléphones entrent frauduleusement en détention, il ajoutait : « J'aimerais que nous puissions avoir assez de surveillants autour des cours de promenade ou des dispositifs de contrôle suffisamment élaborés, que ce soit sur un plan technique ou en ressources humaines, pour mener à bien cette lutte. Mais, je vous le rappelle, nous comptabilisons actuellement 76 000 détenus - un niveau jamais atteint hors temps de guerre - et il nous manque 2 500 surveillants pénitentiaires. Certes, nous disposons de techniques de brouillage de drones ou de portiques paramétriques, mais ce n'est pas suffisant pour empêcher tout passage ».

Camille Hennetier, cheffe du SNRP, abondait dans le même sens en mettant en avant la forte « ingéniosité » des détenus : « les matériels introduits peuvent être des téléphones de très petite taille, parfois passés in corpore, des montres connectées, des oreillettes, etc. [...] Enfin, trouver un téléphone n'est pas si simple : les appareils passent d'une cellule à l'autre au moyen du yoyo, avec un problème d'imputabilité au moment où on les retrouve, et les systèmes de cache dans les murs et dans les sols sont relativement ingénieux. Je ne prétends pas que la situation est satisfaisante, mais ce n'est pas si simple ».

Désireux d'aller plus loin sur cet enjeu crucial, le rapporteur a fait jouer son droit de communication auprès de la direction de l'administration pénitentiaire (DAP). Il résulte des éléments qui lui ont été transmis en avril 2024 que :

· pour les brouilleurs de communications téléphoniques, dix-neuf établissements sont à ce jour équipés par des dispositifs fixes ; les autres disposent de dispositifs mobiles permettant a minima de couvrir les zones les plus sensibles sur le plan sécuritaire (quartier disciplinaire, isolement, etc.). Ce chiffre, qui corrobore les propos du ministre de la justice, doit toutefois être mis en regard avec le nombre d'établissements considérés comme « prioritaires » par la DAP, soit 33, comme avec les difficultés visiblement rencontrées pour tenir compte du passage à la 5G dite « stand alone » pour laquelle des expérimentations techniques restent en cours, alors même que le déploiement de cette technologie par les opérateurs est imminent (il est prévu au second semestre 2024). Le bilan est donc loin d'être aussi univoque que ce que suggérait la réponse du garde des sceaux au cours de son audition ;

· pour la lutte antidrone, et outre des progrès marquants dans la détection des survols (le nombre de drones repérés a été multiplié par dix entre 2022 et 2023), 41 sites sont aujourd'hui équipés d'un dispositif fonctionnel ; l'objectif de la DAP est de couvrir 60 établissements d'ici la fin de l'année 2024. En revanche, la politique d'usage de ces équipements pose question : les matériels antidrones ne sont, en effet, pas actifs en permanence et ne sont mis en service que lorsqu'un survol est constaté, sans que la commission d'enquête ait pu comprendre les justifications de cette doctrine, qui nuit à la lutte contre l'entrée d'objets illicites en détention.

Ces éléments conduisent à dresser un constat mitigé, mais ils n'épuisent pas le sujet. Plusieurs questions restent ainsi ouvertes : arrive-t-il que l'administration pénitentiaire tolère la présence de téléphones portables pour ménager ses relations avec les riverains (ce qui implique un brouillage partiel, et donc imparfait, des communications), ou encore pour pouvoir écouter les conversations de détenus restés en lien avec leurs complices, voire pour « acheter la paix civile » ? Comment expliquer que le brouillage ne paraisse pas complètement opérationnel dans des établissements pourtant éloignés des coeurs de ville, et même de toute habitation ?

Sur ces sujets, et en dépit de ses efforts, le rapporteur n'aura pas réussi à obtenir une réponse claire ; il ne peut que le déplorer au vu de l'importance d'une mise à l'écart effective des narcotrafiquants pendant leur détention.


* 456 Article D. 223-11 du code pénitentiaire.

* 457 Direction de l'administration pénitentiaire, instruction ministérielle du 11 janvier 2022 relative au répertoire des détenus particulièrement signalés, NOR : JUSK2201661C.

* 458 Audition du 9 avril 2024.

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