D. LES OPÉRATIONS « PLACE NETTE » : OUTIL EFFICACE OU POUDRE AUX YEUX ?

Alors que les services se retrouvent déjà à devoir arbitrer entre les multiples priorités de sécurité publique qui leur sont assignées - lutte contre les violences intrafamiliales, lutte contre les violences sexuelles et sexistes, sécurité du quotidien - l'annonce des opérations « place nette » au mois de septembre 2023 par le président de la République s'est nécessairement traduite par de nouveaux choix, et donc par des renoncements. Or, de tels renoncements ne sont acceptables que si les opérations érigées en priorité sont efficaces.

La question, cornélienne, qui se pose aux forces de sécurité a été très explicitement soulevée à de nombreuses reprises par les effectifs de terrain que la commission d'enquête a rencontrés au cours de ses déplacements : faut-il privilégier un temps d'intervention court pour des résultats immédiats et visibles ou des enquêtes plus longues, aux résultats potentiellement plus dommageables pour les réseaux mais également plus incertains ?

Si les opérations « place nette » sont apparues récemment dans le vocabulaire gouvernemental, puis médiatique et public, elles ne sont pas une nouveauté. Elles constituent en effet la plus récente déclinaison d'une stratégie appliquée depuis 2020-2021 et qui avait auparavant pris la forme des opérations « Tempête » ou le visage du « pilonnage » des points de deal. Qu'elles soient « XXL » ou non, elles s'inscrivent dans la droite ligne du premier « plan stups » de 2019, dont la mesure n° 16 appelait au démantèlement du « deal de rue » et la n° 22 au « réinvestissement des quartiers concernés par le trafic de drogue après les opérations de démantèlement pour prévenir la réappropriation de l'espace public par les réseaux », ce qui constitue l'ADN des actuelles opérations « places nettes » comme des initiatives analogues qui les ont précédées.

Après plus de trois ans de pratique, la commission d'enquête estime que le temps est venu de dresser le bilan de cette stratégie pour répondre aux questions suivantes : les opérations « place nette » sont-elles un outil d'ordre public ou, comme le soutient le Gouvernement, la pierre angulaire de la lutte contre le narcotrafic ? Permettent-elles vraiment de démanteler des réseaux, ou sont-elles limitées à l'appréhension des petites mains du trafic ? Sont-elles pensées en coordination avec les enquêtes pénales, ou en réaction à une dégradation de la situation sécuritaire dans certains quartiers ? En bref, sont-elles un levier efficace ou un instrument de communication ?

1. Le « pilonnage » ou les opérations « place nette » ?

Ces derniers mois, le Gouvernement a semblé tâtonner pour trouver la bonne réponse à apporter en réponse à l'ancrage des points de deal sur le territoire national. À Marseille, la préfète de police Frédérique Camilleri avait soutenu depuis sa nomination fin 2020 le « pilonnage » des points de deal, une stratégie saluée par l'ensemble des acteurs locaux. Le harcèlement des points de deal permet notamment de maintenir la pression sur les trafiquants et de limiter leur emprise sur certains quartiers. Pour autant, ces points sont rarement démantelés : les réseaux s'installent ailleurs, « découpent » leurs lieux de vente ou se regroupent avec un autre point de deal. Ils peuvent aussi se reporter sur la vente en ligne. À Marseille, 74 points de deal auraient néanmoins été totalement supprimés et 24 autres dans le département des Bouches-du-Rhône389(*).

Les opérations « place nette », annoncées par le président de la République et par le ministre de l'intérieur au mois de septembre 2023, relèvent d'une approche analogue. Comme l'a rappelé en audition Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, ces opérations ont pour objectif que « les uns et les autres puissent voir un avant et un après »390(*). Elles s'inscrivent dans une logique de tranquillité publique.

En quoi consistent les opérations « places nettes » ?

La direction générale de la police nationale définit les opérations « place nette » comme des actions visibles et régulières menées dans les territoires difficiles et ayant pour principal objectif d'intensifier la lutte contre toutes les formes de délinquance, au premier rang desquelles le trafic de stupéfiants.

Les opérations « place nette » se composent de deux phases :

1° le déclenchement de l'opération, par une phase d'interpellation dans le cadre d'une procédure judiciaire ;

2° la poursuite de l'action, par une occupation massive du terrain les jours suivants (contrôles d'identité et fouilles de véhicules sur réquisition du procureur de la République, contrôles routiers avec dépistages stupéfiants, visites de parties communes, opérations d'enlèvements de véhicules, sécurisation des lieux d'accès aux transports en commun, contrôles des professions réglementées et des établissements commerciaux).

Les différents acteurs mobilisés sont d'abord les services de la police nationale (services judiciaires, sécurité publique, compagnies républicaines de sécurité), mais aussi la direction nationale de la police aux frontières, les organismes de contrôle (douanes, direction départementale des finances publiques, direction départementale de la protection des populations, Urssaf), la police municipale, les bailleurs sociaux et les transporteurs.

Source : direction générale de la police nationale, Fiche technique - Les opérations place nette, mise à jour du 30 janvier 2024

Ces opérations ont été saluées par les services de police et de gendarmerie rencontrés par la commission d'enquête : elles redonnent du sens à l'action des forces de sécurité intérieure, elles ont des effets visibles immédiatement sur le terrain et soutiennent le moral des policiers comme des populations voisines des points de deal.

« Immédiatement » est important ici. Les effets sur la tranquillité publique à long terme apparaissent plus mitigés, du fait de la réinstallation des points de deal ou de leur rétablissement dans un autre endroit. Ainsi que le soulignait le collectif Tonkin Pai(x)sible, multiplier les saisies et les arrestations ne permet ni de faire baisser la consommation, ni de fermer des points de deal sur le long terme391(*). À Verdun, la direction départementale de la police nationale notait que le démantèlement de 26 points de deal n'avait pas eu d'effet dissuasif sur l'installation de nouveaux points de vente, la ville restant attractive pour les trafiquants. Le constat est partagé à Lyon, à Marseille mais aussi à Valence.

2. Des résultats en termes de judiciarisation et de démantèlement des filières qui interrogent sur la portée des opérations « place nette »

On a dénombré 473 opérations « place nette » menées entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024 par la police nationale, par la gendarmerie nationale et par la préfecture de police de Paris, dont 24 en outre-mer392(*). Plus de six mois après leur lancement, les résultats de ces opérations apparaissent pour le moins mitigés quant à leurs effets concrets pour entraver les organisations criminelles.

Saisies de produits stupéfiants effectués dans le cadre des opérations « place nette »

(en pourcentages et en kilogrammes)

Source : commission d'enquête, d'après les données communiquées lors du Conseil des ministres du 17 avril 2024

Les saisies de produits stupéfiants montrent, d'une part, que les quantités récupérées sont faibles et, d'autre part, que les opérations visent quasi exclusivement des points de vente du cannabis. Elles ne permettent donc pas de lutter contre le « tsunami blanc » que constituent désormais les arrivées de cocaïne sur le territoire métropolitain, ce produit étant également le plus rentable pour les trafiquants. Le constat est le même pour les opérations « place nette » dites « XXL », lancées le 18 mars 2024 : 735 kilogrammes de cannabis saisis mais à peine 18 kilogrammes de cocaïne.

Les résultats sont également décevants sur le traitement judiciaire : pour des opérations réalisées en flagrance sur des points de deal, la proportion de personnes interpellées effectivement déférées est faible. Elle n'était que d'un peu plus de 23 % sur la période allant du 25 septembre 2023 au 4 février 2024, seule période pour laquelle la commission d'enquête dispose de données harmonisées393(*) : 341 personnes ont été déférées pour 1 443 interpellées, et des milliers d'effectifs mobilisés.

Interpellations effectuées dans le cadre des opérations « place nette »

Source : commission d'enquête, d'après les données transmises par le ministère de l'intérieur et des outre-mer pour la période allant du 25 septembre 2023 au 4 février 2024

Le rapporteur de la commission d'enquête regrette d'ailleurs que le ministère de la justice n'ait pas répondu à sa sollicitation quant aux suites judiciaires données aux opérations « place nette ». De premières informations indiquent qu'à peine une centaine de personnes auraient été incarcérées. Par ailleurs, dans le cadre de la communication sur le bilan des opérations « place nette » effectuée lors du Conseil des ministres du 17 avril 2024, le Gouvernement s'est bien gardé de communiquer sur le nombre de personnes interpellées. À peine sait-on que, du 25 septembre 2023 au 12 avril 2024, pour des opérations en flagrance, 728 personnes ont été déférées, dont 204 en mandats de dépôt. Là encore, les chiffres ne sont pas meilleurs pour les opérations « place nette XXL » : près de 62 000 effectifs des forces de l'ordre mobilisés pour environ 3 200 personnes en garde à vue, mais seulement 451 personnes déférées, dont 128 avec un mandat de dépôt.

Fait inquiétant, et qui peut expliquer ces faibles résultats, la commission d'enquête a découvert au cours de ses travaux que l'autorité judiciaire n'était pas nécessairement informée en amont des opérations « Place nette ». Il y a sur ce point une dissonance troublante : le ministre de l'intérieur et des outre-mer, Gérald Darmanin, a affirmé en audition que ces opérations ont été l'occasion, pour certains magistrats du siège, de coopérer pour la première fois avec la police nationale394(*). De son côté, le garde des sceaux, Éric Dupond-Moretti, a confirmé qu'à Marseille, le procureur de la République était bien informé de l'opération et que, plus largement, l'opération engagée à La Castellane s'était faite « en concertation totale avec la justice »395(*).

Pourtant, dans une dépêche du 12 mars 2024396(*), le garde des Sceaux invite les procureurs de la République à se rapprocher de l'autorité préfectorale, de la police nationale ou de la gendarmerie nationale afin d'échanger sur les objectifs poursuivis par ces opérations et les moyens mis en oeuvre pour y parvenir ; l'existence même de cette dépêche tend à indiquer que les échanges préalables ne sont pas aussi fluides qu'on ne serait en droit de l'escompter. Surtout, il est également indiqué qu'il revient aux procureurs de s'assurer que les opérations envisagées sont compatibles avec les stratégies judiciaires développées dans le cadre des procédures judiciaires en cours - ce qui implique, implicitement mais nécessairement, que l'autorité judiciaire n'est pas associée à la décision d'engager une opération « place nette ». Au surplus, le fait que cette vérification se fasse après la décision de lancer de telles opérations ne peut que conduire à des difficultés sur le terrain.

La même dépêche attire l'attention sur l'impératif d'associer l'autorité judiciaire suffisamment en amont du déploiement envisagé du dispositif « place nette », signe, là encore, que cet objectif est loin d'être toujours atteint sur le terrain.

Enfin, la commission d'enquête ne peut que s'étonner de l'absence de consigne invitant les parquets à requérir l'application de sanctions sévères : la seule directive donnée en matière de politique pénale est, en effet, celle de l'éloignement des mis en cause ou des condamnés via l'utilisation des peines complémentaires ou des mesures de contrôle judiciaire idoines, ce qui est opportun mais de toute évidence insuffisant.

La commission d'enquête s'inquiète encore davantage d'avoir appris, à la même occasion397(*), que l'Ofast avait été le dernier à découvrir le lancement de l'opération « place nette XXL » à Marseille...

Les opérations « place nette » comme les opérations de « pilonnage » peuvent certes permettre d'obtenir du renseignement, particulièrement utile pour nourrir les enquêtes judiciaires. Toutefois, pour reprendre la métaphore employée par les effectifs de la direction départementale de la sécurité publique de Marseille au cours du déplacement de la commission d'enquête, « les branches ne connaissent jamais “le tronc” dont elles sont issues ».

Enfin, le montant des saisies effectuées dans le cadre des opérations « place nette » apparaît lui aussi limité, en particulier pour ce qui concerne les avoirs criminels. Cela montre aussi toute la difficulté qu'ont les services d'enquête à pouvoir capter les flux d'argent liquide issus du trafic de drogue, même dans le cadre d'opérations en flagrance.

Saisies d'avoirs effectuées dans le cadre des opérations « place nette »

Source : commission d'enquête, d'après les données transmises par le ministère de l'intérieur et des outre-mer pour la période allant du 25 septembre 2023 au 4 février 2024398(*)

Ainsi, l'apport des opérations « place nette » laisse sceptiques les membres de la commission d'enquête, d'autant qu'elles sont extrêmement consommatrices en ressources humaines. Ces opérations ont en effet mobilisé près de 51 000 gendarmes et policiers entre les mois de septembre 2023 et d'avril 2024. Le ratio gain (saisies, interpellations...) / coût peut donc sembler faible.

Pire encore : alors que ces deux types d'opérations procèdent de la même logique, le ratio des opérations « place nette » apparaît moins favorable que celui des opérations de « pilonnage »

En effet, en 2023, les opérations conduites sur les points de deal par la police nationale, par la gendarmerie nationale et par la préfecture de police de Paris ont permis de saisir plus de 12,4 tonnes de cannabis, 425 kilogrammes de cocaïne, 208 kilogrammes d'héroïne, 1 268 armes, 242 véhicules et 13,7 millions d'euros d'avoirs criminels399(*). Même en tenant compte des écarts calendaires, ces chiffres sont bien supérieurs à ceux obtenus sur les opérations « place nette » et montrent que la stratégie de démantèlement d'un point de vente peut porter un plus grand coup aux trafiquants qu'une opération ponctuelle de « déblayage ». Cette comparaison donne le sentiment soit que les opérations « place nette » constituent une forme d'intervention moins adaptée à la réalité des trafics, soit que les narcotrafiquants se sont progressivement adaptés à cette nouvelle modalité de répression.

La commission d'enquête a pleinement conscience de l'apport des opérations « place nette » pour soutenir les populations locales, leur offrir un cadre de vie plus paisible et « récupérer » l'espace public. Elle réfute toutefois catégoriquement la communication abusive du Gouvernement, qui cherche à gonfler son bilan désastreux dans la lutte contre le narcotrafic en surmédiatisant ces opérations et en les présentant comme l'outil le plus efficace pour lutter contre les trafiquants.

L'exemple de l'« opération place nette XXL » lancée le 18 mars 2024 à Marseille au sein de la cité de La Castellane, et abondement relayée par le Gouvernement, le montre : à peine quelques heures après son lancement, les trafiquants avaient averti leurs clients et proposaient des commandes en ligne avec livraison. En trois jours, 900 policiers, gendarmes et douaniers ont été mobilisés, pour seulement 23,4 kilogrammes de cannabis saisis et 944 grammes de cocaïne. De plus, comme l'a lui-même admis le ministre de l'intérieur et des outre-mer Gérald Darmanin, si le nombre de points de deal a diminué, ces derniers ne disparaissent pas mais « se transforment : rendez-vous fixés via Telegram, WhatsApp ou Snapchat, livraisons par drone, par scooter... »400(*).

Ainsi, si la commission d'enquête ne peut qu'apporter son soutien au renforcement de la présence des forces de sécurité intérieure sur le territoire, elle rappelle que ce renforcement n'est efficace qu'à la condition de ne pas négliger les enquêtes judiciaires et patrimoniales, les seules à même de véritablement permettre de remonter une filière et de faire tomber un réseau. Comme l'a souligné François Molins en audition, l'efficacité de la lutte contre le narcotrafic résultera de la « complémentarité entre des investigations de premier niveau et des investigations de fond »401(*). Les chefs des réseaux marseillais n'ont pas été arrêtés lors d'opérations « place nette »... L'arrestation de treize membres d'un commando du groupe criminel « DZ Mafia » est intervenue après 14 mois d'enquête, tout comme celle du chef présumé du groupe rival « Yoda » a découlé d'une enquête longue et d'une coopération internationale elle aussi consommatrice de temps.


* 389 Audition de Frédérique Camilleri, préfète de l'Essonne, ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône, 6 mars 2024.

* 390 Audition de Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, 18 mars 2024.

* 391 Contribution du collectif Tonkin Pai(x)sible aux travaux de la commission d'enquête.

* 392 Communication en Conseil des ministres, 17 avril 2024.

* 393 Il est d'ailleurs étonnant que si peu de chiffres soient disponibles quant au nombre de personnes interpellées, chaque ministère compétent se « renvoyant la balle » pour éviter de donner des statistiques consolidées, globales et à jour.

* 394 Audition du 10 avril 2024.

* 395 Audition du 9 avril 2024.

* 396 Dépêche du 12 mars 2024 relative à l'articulation de l'autorité judiciaire et des forces de sécurité intérieure dans le cadre des opérations de lutte contre les produits stupéfiants dites « place nette ».

* 397 Audition du ministre de l'intérieur et des outre-mer, Gérald Darmanin, 10 avril 2024.

* 398 Les données communiquées dans le cadre du Conseil des ministres du 17 avril 2024 ne sont que parcellaires. Seul le montant des avoirs en liquide est mentionné, à savoir 5 millions d'euros saisis entre les mois de septembre 2023 et d'avril 2024.

* 399 Chiffres communiqués au rapporteur par la direction générale de la police nationale.

* 400 Audition du 10 avril 2024.

* 401 Audition du 27 mars 2024.

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