III. L'APRÈS-ÉMEUTES : UNE RECONSTRUCTION RAPIDE MALGRÉ DES OUTILS INEXPLOITÉS ET DES MODIFICATIONS UNILATÉRALES ET PRÉOCCUPANTES DES CONTRATS D'ASSURANCE DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES
A. UNE RÉPONSE ASSURANTIELLE RAPIDE ILLUSTRANT CEPENDANT LES FRAGILITÉS D'UN MODÈLE ASSURANTIEL DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES À REDÉFINIR
1. Une réaction de court terme satisfaisante face à des coûts significatifs pour les assureurs
Les assureurs, et en particulier ceux des collectivités territoriales, ont été réactifs lors des violences urbaines de l'été 2023. La mission d'information a pu constater que la mobilisation des assureurs et de leurs réseaux d'expertise fut prompte et proportionnée, aussi bien pendant l'épisode de violences que dans la gestion des sinistres lors des semaines qui ont suivi.
Cette mobilisation était d'autant plus nécessaire et attendue que les sommes en jeu apparaissent particulièrement significatives : d'après les chiffres, actualisés par rapport aux premières estimations transmises à la presse en juillet 2023, transmis à la mission d'information par France Assureurs et par SMACL Assurances, 16 400 sinistres ont été déclarés aux assureurs, pour un coût total s'élevant à 793 millions d'euros, dont 65 millions d'euros pour la SMACL150(*), spécialisée dans l'assurance des collectivités territoriales et des élus locaux. Ce chiffrage inclut la sinistralité automobile et les dommages aux biens des professionnels, des collectivités territoriales et des particuliers.
Cette somme représente un quasi-quadruplement par rapport au coût des émeutes de 2005 pour les assureurs, qui atteignit 204 millions d'euros, dont 25 millions d'euros pour la SMACL.
Pour y faire face et accompagner les victimes des sinistres, aussi bien France Assureurs, à partir du 3 juillet, que la SMACL, dès le 30 juin 2023, ont mis en place des « cellules de crise » afin de « réaliser des points de situation réguliers » et de faire preuve de « réactivité ». Ces cellules de crise ont été actives également lors des samedis 1er et 8 juillet, nécessitant l'enclenchement d'un dispositif d'heures supplémentaires pour le traitement en urgence des dossiers d'indemnisation.
En parallèle, de nombreuses mesures exceptionnelles ont été prises par les assureurs consultés par la mission d'information, afin de faciliter l'accompagnement des victimes :
· mise en place d'un numéro vert dédié à ces sinistres ;
· allongement des délais de déclaration des sinistres à trente jours, au lieu de cinq jours habituellement ;
· versement d'acomptes dès lors que le montant des dommages était supérieur à 500 000 euros ;
· priorisation des dossiers liés aux violences urbaines afin d'accélérer l'indemnisation et l'expertise des dommages ;
· prise de contact avec les collectivités territoriales identifiées comme ayant subi des dommages avant même que celles-ci aient entamé les démarches de déclaration des sinistres ;
· réduction du montant des franchises pour les commerçants les plus touchés.
Ces mesures ont permis d'afficher un délai moyen d'expertise des sinistres d'une quinzaine de jours et, pour la SMACL, de règlement des premiers dossiers, indemnisation comprise, de 82 jours en moyenne151(*).
Au 14 novembre 2023, soit six mois après les évènements, le taux d'indemnisation apparaissait ainsi satisfaisant : 11 720 sinistres avaient reçu une indemnisation ou avaient été classés sans-suite, soit 71 % du total des sinistres. 108 millions d'euros avaient été versés à cette date, soit 14 % de la charge financière totale.
Le taux de refus de prise en charge des sinistres déclarés apparaît en outre faible, les assureurs ayant fait preuve, d'après France Assureurs, de « souplesse ». La SMACL a quant à elle refusé de prendre en charge 11 % des déclarations de sinistres automobiles, la plupart en raison de l'absence de garantie dommages dans le contrat d'assurance, et 13,79 % des déclarations de sinistres sur les biens immobiliers, plus de la moitié des refus étant liée à des dommages dont le coût était inférieur à la franchise.
2. La gestion de l'après-émeutes : un « cauchemar » symptomatique des fragilités du modèle assurantiel des collectivités territoriales
Si le traitement et l'indemnisation par les assureurs des sinistres liés aux violences urbaines ont été célères et n'ont pas donné lieu à des dysfonctionnements majeurs, la réponse des assureurs fut tout aussi rapide pour tirer les conséquences de ces évènements, au détriment des assurés, et notablement des collectivités territoriales.
De nombreuses communes ont ainsi signalé à la mission d'information des difficultés relationnelles avec leur assureur à la suite de ces violences urbaines, leurs contrats ayant, quelques jours à peine après les émeutes, été unilatéralement modifiés ou résiliés, souvent avec de très courts délais de réponse exigés.
Ainsi, la moitié des communes consultées, auditionnées ou visitées par la mission d'information ont fait part de la réception de courriers leur notifiant une modification ou une résiliation des contrats d'assurance, les courriers auxquels la mission d'information a eu accès mettant explicitement en avant « le contexte socio-économique » de la commune et « le risque de répétition » d'évènements émeutiers. Il s'agit donc d'une double peine pour ces communes, qui ont non seulement dû faire face aux conséquences matérielles de ces violences urbaines, mais doivent également en subir les effets sur le long terme, à travers la hausse très substantielle de leurs cotisations d'assurance ou de leur franchise, voire trouver dans un délai restreint un nouvel assureur à la suite de la résiliation du contrat, tout en respectant le code de la commande publique qui impose une mise en concurrence, et donc des procédures parfois longues.
À titre d'exemple, une ville moyenne francilienne de 20 000 habitants a reçu un courrier en date du 3 août 2023, soit moins d'un mois après la fin des émeutes, lui faisant unilatéralement part d'un avenant à son contrat d'assurance appliquant une franchise de deux millions d'euros pour tous les sinistres liés à des dommages matériels résultant d'une émeute ou d'un mouvement populaire. La commune ne disposait que d'un délai de moins de deux mois et demi pour renvoyer l'avenant signé, faute de quoi le contrat serait résilié.
Plusieurs maires ont exprimé leur désarroi face à ces évolutions contractuelles qui placent leur commune dans une situation difficilement conciliable avec leurs moyens.
Lors de son audition au Sénat le 20 décembre 2023, Serge de Carli, maire de Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle) a estimé que « la question assurantielle constitu[ait] un cauchemar », l'assureur de sa commune ayant « résilié l'ensemble des contrats dès la première semaine du mois d'août ». Bien que le maire ait finalement convaincu son assureur de proroger les contrats jusqu'au 1er juillet 2024, le maintien des contrats passé cette date est conditionné à « une hausse des cotisations pour des services amoindris ».
Ces difficultés ont été confirmées par Stéphanie Von Euw, maire de Pontoise (Val-d'Oise), selon laquelle « la question des assurances pose un véritable problème ». À la suite des émeutes, « l'ensemble des contrats [de la commune] ont été dénoncés et résiliés par [la] compagnie d'assurance ». À la date de son audition au Sénat, le 20 décembre 2023, la commune n'avait réussi à conclure qu'un des deux appels d'offres qu'elle avait lancés, mais ce au prix d'une augmentation des cotisations de l'ordre de 200 %.
Au-delà de ces exemples localisés, Alain Chrétien, maire de Vesoul et missionné par le Gouvernement pour proposer des pistes de réformes sur l'assurabilité des collectivités territoriales, a dénoncé, lors de son audition par le rapporteur de la mission d'information, le 30 novembre 2023, « le désengagement massif des assureurs vis-à-vis des collectivités territoriales » à la suite de ces émeutes. Confirmant ce constat, l'Association des maires de France (AMF) a indiqué au rapporteur avoir recensé plusieurs cas similaires à ceux qui ont été présentés à la mission d'information, notamment les communes de Fontenay-sous-Bois, Arcueil, Ablon-sur-Seine, Garges-Lès-Gonesse, Aulnay-sous-Bois, Athis-Mons, Viry-Châtillon, Petit-Quevilly, Lanester ou encore Laxou. L'Association départementale des maires des Hauts-de-Seine a quant à elle dénoncé des augmentations « colossales » de franchises parmi ses adhérents.
Ce « désengagement » s'explique notamment par l'absence de dispositif assurantiel nationalisé permettant de prendre en charge les dégâts occasionnés par des mouvements émeutiers d'ampleur, outre l'ouverture discrétionnaire de crédits de la part du Gouvernement (cf. infra). En effet, si la plupart des assureurs proposent des garanties « émeutes et mouvements populaires » à leurs adhérents professionnels, il n'existe en revanche pas de régime assurantiel spécifique aux mouvements émeutiers, à l'instar du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles reposant sur un arrêté de reconnaissance de l'état de catastrophe naturelle par l'État, et qui est partiellement financé par une surprime, dont le taux est fixé par l'État, sur tous les contrats d'assurance de dommages.
Proposition n° 25 : Renforcer la couverture assurantielle des dommages résultant d'émeutes d'ampleur nationale, notamment en s'inspirant du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles issu de la loi du 13 juillet 1982 n° 82-600 du 13 juillet 1982 relative à l'indemnisation des victimes de catastrophes naturelles.
Plus globalement, les difficultés précitées, liées aux émeutes de l'été 2023, s'inscrivent dans le contexte d'une forte interrogation sur la viabilité du modèle assurantiel des collectivités territoriales, lequel est concentré sur deux acteurs, Groupama et SMACL Assurances, cette dernière appartenant à la MAIF. Au cours des derniers mois, le Sénat s'est régulièrement fait l'écho de cette inquiétude, notamment lors des questions d'actualité au Gouvernement152(*) mais surtout à travers la mission d'information de la commission des finances sur les problèmes assurantiels des collectivités territoriales, lancée le 30 janvier 2024 et ayant rendu ses conclusions le 27 mars 2023.
La commission des finances a ainsi constaté que les émeutes constituaient un « risque majeur » pour les collectivités territoriales, qui peuvent « générer des coûts potentiellement insoutenables » pour ces dernières et « accroître le désengagement des assureurs, en raison de l'aléa moral important de ce risque, difficilement modélisable et, subséquemment, difficilement chiffrable ex-ante ». En conséquence, elle a appelé à une meilleure contribution de l'État à la couverture du risque d'émeutes, notamment à travers une extension de la dotation de solidarité aux collectivités victimes d'évènements climatiques ou géologiques (DSEC) aux dommages causés dans le cadre de violences urbaines ou par la mise en place, à l'instar de la proposition n° 25 dont elle a la primeur, d'un dispositif d'indemnisation du risque d'émeutes inspiré de celui qui existe pour les catastrophes naturelles.
Comme évoqué supra, le Gouvernement a également pris acte des dysfonctionnements du marché de l'assurance des collectivités territoriales, et a missionné Alain Chrétien et Jean-Yves Dagès, ancien président de la fédération nationale Groupama, pour proposer des solutions en vue d'améliorer la couverture assurantielle de ces collectivités. Leurs conclusions sont attendues pour le mois d'avril 2024.
Les éléments recueillis confortent ainsi largement les constats dressés par la commission des finances et par Alain Chrétien lors de son audition par le rapporteur en novembre 2023 et par la commission des finances en février dernier, à savoir une fragilité de plus en plus structurelle du modèle économique de l'assurance des collectivités territoriales. La mission d'information formule par conséquent le voeu qu'un texte législatif soit présenté au Parlement dans les prochains mois, afin que les préconisations issues aussi bien du Sénat que, le cas échéant, de la mission gouvernementale, puissent faire l'objet d'un débat parlementaire pour que les mesures les plus pertinentes soient adoptées.
* 150 Il s'agit de chiffres actualisés par rapport aux premières estimations
* 151 Ce second chiffre ne prend en compte qu'un échantillon de 149 dossiers clôturés.
* 152 À titre d'exemple, trois questions liées à l'assurabilité des collectivités territoriales ont été posées lors des questions d'actualité au Gouvernement du mercredi 7 février 2024.