C. DES PHÉNOMÈNES DE VIOLENCES QUI SE DISTINGUENT DES ÉMEUTES DE 2005
Très rapidement, les violences de l'été 2023 ont été comparées aux émeutes qu'a connu notre pays en octobre 2005 et qui avaient alors, compte tenu de leur importance, justifié la mise en oeuvre de l'état d'urgence prévu par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. De fait, si la comparaison est tentante, les émeutes de juin et juillet 2023 se distinguent nettement de celles de 2005 par leur intensité, leur étendue sur le territoire national et l'utilisation faite des réseaux sociaux.
1. Le franchissement d'un cap dans l'intensité et la nature des violences
a) Une violence organisée et décomplexée dirigée contre les forces de l'ordre
La plupart des personnes entendues par la mission d'information a ont souligné l'intensité de la violence dirigée par les émeutiers contre les forces de sécurité intérieure, et leur degré d'organisation et de désinhibition, à plusieurs égards déconcertants.
De manière générale, c'est le rapport décomplexé des émeutiers à la violence qui a frappé aussi bien les forces de l'ordre et les acteurs judiciaires que l'opinion publique. Il ressort des travaux de l'IGJ et de l'IGA que l'expression de cette violence est apparue « sans limite, sans barrière en termes de valeurs, y compris lorsqu'il s'agit d'agression physique à l'encontre des personnes dépositaires de l'autorité publique »89(*).
Mobilisés sur le terrain au cours des événements, les élus entendus par la mission d'information partagent largement ce constat, d'aucuns allant jusqu'à affirmer que ces « jeunes ont trouvé une occasion de se déchaîner. Ils n'avaient aucune prise avec la réalité, comme s'ils avaient été dans un jeu vidéo »90(*). Ces déclarations rejoignent l'idée, mentionnée précédemment, d'une « euphorie collective » de la violence, révélant un rapport dysfonctionnel à la réalité et une volonté de « défier » l'autorité incarnée par les forces de sécurité intérieure.
Preuve de l'intensité et de la violence des affrontements, 782 membres de forces de l'ordre91(*) ont été blessés en neufs jours, soit près de quatre fois plus qu'au cours des vingt-cinq nuits d'émeutes de 200592(*). Les émeutes de 2023 ont également nécessité la mobilisation de quatre fois plus de policiers et de gendarmes qu'en 200593(*).
Au total, entre le 27 juin et le 7 juillet 2023, près de 2 000 atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique ont été commises. Dirigées pour l'essentiel contre les forces de l'ordre, ces violences ont été particulièrement intenses dans les grandes métropoles, à commencer par celles d'Île-de-France. En effet, d'après les données recueillies par l'IGA et l'IGJ, parmi les tribunaux judiciaires « ayant condamné le plus d'auteurs de violences sur personnes dépositaires de l'autorité publique (PDAP) par rapport au volume total des condamnations liées aux violences urbaines sur leur ressort, sept se situent en région Île-de-France (Paris, Bobigny, Évry, Pontoise, Nanterre, Créteil et Versailles), deux en région Rhône-Alpes (Lyon et Grenoble), celui de Marseille et celui de Toulouse »94(*).
Interrogés par la mission d'information, des représentants syndicaux de la police nationale ont qualifié en des termes sans équivoque ces violences, mentionnant « une situation insurrectionnelle qui était le fait de bandes criminelles organisées qui entrainaient dans leur sillage des hordes d'individus se livrant à toutes les prédations et déprédations »95(*).
Si les affrontements avec les forces de l'ordre ne constituent pas une nouveauté, les émeutes de 2023 se distinguent de celles de 2005 par le niveau d'organisation des émeutiers et l'émergence de modus operandi rarement observés.
En effet, les services de la direction nationale du renseignement territorial (DNRT) ont insisté sur le fait que « les violences exercées à l'encontre de personnes dépositaires de l'autorité publiques étaient organisées, certaines actions s'apparentant à une guérilla urbaine avec [des] pratiques de guet-apens, usages intenses de mortiers d'artifices ou d'armes par destination et messages de mobilisation sur les réseaux sociaux »96(*).
Au cours des premières nuits de violences, de nombreux commissariats ont été pris pour cibles, certains ayant « été comparés à Fort Alamo, tant ils étaient cernés et encerclés »97(*) et tant les affrontements ont été intenses. Selon le ministère de l'intérieur, « 273 bâtiments appartenant aux forces de l'ordre »98(*) ont ainsi été dégradés ou incendiés.
Le cas de la ville d'Évry-Courcouronnes
À Évry-Courcouronnes, où une délégation de la mission s'est rendue le 12 février 2024, les symboles de l'autorité ont été sciemment attaqués, y compris s'agissant des services offerts au public. Ainsi, la maison du droit ainsi qu'une maison de quartier accueillant les jeunes ont été incendiés par jets de cocktails molotov, l'antenne de la direction générale des finances publiques a été brûlée, tandis que le point de médiation, qui constituait un point d'accueil de proximité pour la population, a également été complètement dégradé. Lors du déplacement de la mission, ces équipements n'avaient pas encore pu être réhabilités, et les services offerts au public avaient dû être complètement suspendus ou réduits en l'absence de locaux suffisamment adaptés dans l'attente de la reconstruction.
Le vaste plateau qui concentre les services administratifs de l'État (commissariat central, préfecture du département, hôtel du département et palais de justice) a fait l'objet d'assauts coordonnés, à plusieurs reprises. Selon les informations communiquées par la direction interdépartementale de la police nationale, ce plateau a même fait l'objet d'un blocus de l'ensemble des voies d'accès par le biais de barricades enflammées, afin d'empêcher que des forces puissent venir appuyer les bâtiments publics attaqués. Du reste, il semble s'en être fallu de peu que le commissariat ne tombe à la main des émeutiers dans la nuit des 28 et 29 juin, protégé en dernière extrémité par le canon à eau déployé devant l'entrée du bâtiment. De fait, de l'avis des personnes rencontrées par la mission, pendant ces évènements, les émeutiers ont montré à plusieurs endroits leur totale maîtrise du territoire et ont ainsi pu tenir en respect pendant plusieurs heures les forces de sécurité municipales et nationales.
Les événements et leurs violences ont été tels que certaines personnes entendues ont indiqué qu'à un certain moment, compte de l'organisation mise en place et de la volonté de cibler les bâtiments publics, elles avaient craint que « la République ne tombe ».
Dans cette ville, les violences se sont caractérisées par une action concertée et organisée des émeutiers, suivant un mode opératoire qui s'est reproduit à plusieurs reprises et qui semble avoir été piloté par des personnes plus âgées laissant agir sur le terrain des plus jeunes. Ainsi, il a été fait état au rapporteur de « camionnettes de dépose et de ramassage » des émeutiers dans différents quartiers, qui ne se sont pas enflammés en même temps, mais à tour de rôle. De même, de façon méthodique, des groupes d'individus ont mis à terre les mats supportant les caméras de vidéoprotection disséminées dans la ville afin de pouvoir agir avec le plus d'impunité possible et saccager le mobilier urbain avant de s'attaquer à des commerces soigneusement sélectionnés. Les mortiers d'artifice ont été utilisés comme des véritables armes de guerre, avec des tirs en rafale, dans le cadre de charges contre la police d'individus abrités derrière des poubelles. La très importante quantité de mortiers alors disponibles est attestée par le fait qu'une saisie de 10 000 pièces a pu être effectuée en une seule fois pendant la période. Selon les services de la police nationale et de la police municipale, un grand nombre de ces armes étaient stockées depuis longtemps et n'attendaient qu'à être utilisées.
L'évènement déclencheur que constitue la mort de Nahel Merzouk a été une étincelle, mais ces mortiers auraient, selon eux, très bien pu aussi être utilisés par la suite, et notamment à l'occasion des festivités du 14 juillet au cours desquels le recours à de tels mortiers à des fins de violences est devenue courante.
Dans un témoignage rapporté par l'IGA et l'IGJ, un commandant de police exerçant depuis de nombreuses années à Trappes a concédé : « c'était une nuit d'enfer, on n'a jamais connu ça en termes de violence et d'organisation ». En ce sens, les services du renseignement territorial ont indiqué à la mission d'information que de nombreux membres des forces de l'ordre ayant connu les événements de 2005 avaient fait été d'un niveau de violence jamais atteint.
En effet, les émeutiers ont fait usage, en particulier en Île-de-France, de tactiques élaborées assimilables à de « véritables stratégies de guérilla urbaine », combinant des reconnaissances préalables effectuées par des deux-roues, des diversions, des embuscades, l'érection de barricades enflammées et des attaques par des petites groupes très mobiles.
L'usage massif et prolongé de tirs de mortiers d'artifice constitue également un élément de nouveauté par rapport à 2005. Toujours selon les informations communiquées à la mission par les services de la DNRT, ces engins semblent être devenus l'arme de prédilection des délinquants et des auteurs de violences urbaines. Au cours des événements de 2023, plus de 300 communes réparties sur 65 départements ont connu des séquences de tirs de mortiers d'artifice99(*).
Plusieurs spécialistes des violences urbaines interrogés par la mission d'information établissent le constat d'une violence ayant atteint une intensité inédite. Ainsi, selon le docteur en sociologie Marwan Mohammed, « l'intensité que l'on a observée fin juin renvoie [...] à une forme de surenchère. Cette intensité est en soi un message politique. [...] Nous n'avons pas fini d'étudier cette intensité, ce niveau de violence, cette détermination dans la confrontation et toutes les innovations tactiques que nous avons pu observer sur le terrain. Dans certaines villes, les personnes qui ont participé aux évènements étaient très bien organisées, et parfois encadrées »100(*).
Confrontées à ce déchaînement de violences, les forces de sécurité intérieure ont fait preuve d'un sang-froid indéniable. Mais l'épisode semble avoir durablement marqué les personnels qui y ont été confrontés et qui ne s'attendaient pas à une telle intensité qui a fait craindre à plusieurs pour leur vie.
b) Les élus ciblés, la République attaquée
Les élus locaux ont été, en 2005 comme en 2023, en première ligne sur le terrain face aux violences urbaines et se sont engagés sans réserve pour favoriser le retour au calme.
En 2023, toutefois, les émeutes se sont accompagnées d'une vague d'agressions et d'attaques directes contre les élus - et singulièrement les maires - d'un niveau et d'une violence inédits. En effet, entre le 27 juin et le 7 juillet 2023, 684 faits de violences à l'encontre des élus et personnes chargées de mission de service public ont été recensés101(*).
Lors de son audition par la mission d'information, Marwan Mohammed a affirmé, qu'à sa connaissance, il n'y avait jamais eu « autant d'élus, de maires, de représentants du pouvoir économique local, y compris des figures du travail social, qui ont été attaqués localement qu'à la fin juin »102(*).
Les médias ont précisément relaté l'attaque subie par le maire de L'Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne), Vincent Jeanbrun, et sa famille dans la nuit du 1er au 2 juillet. Ainsi, un groupe d'individus, d'abord rassemblé devant le domicile du maire dans lequel se trouvaient son épouse et leurs deux enfants âgés de 5 et 7 ans, a utilisé une voiture bélier pour enfoncer le portail du jardin, puis incendié le véhicule, avant de mettre également le feu à la voiture de la famille. M. Jeanbrun a, à juste titre, évoqué une « tentative d'assassinat ». Cette exaction - particulièrement marquante - n'est malheureusement pas restée isolée, et d'autres élus ont aussi fait l'objet d'attaques à cause de leur qualité.
Témoignages de maires victimes d'agressions au cours des émeutes
(Audition du mercredi 20 décembre 2023)
« Nous nous sommes retrouvés dans un guet-apens, bloqués par des barricades enflammées. Je suis sortie, ce qui constituait une erreur et montre bien à quel point je ne mesurais pas l'état de délire général et de violence désinhibée. Des jeunes se sont approchés, que j'avais l'impression de connaître, mais qui étaient intégralement masqués, avec des foulards qui leur remontaient jusqu'au nez et des capuches qui leur descendaient jusqu'aux yeux. Je sentais qu'il s'agissait de jeunes du quartier, que j'avais dû voir et tutoyer trois heures plus tôt. J'ai commis une autre erreur en les haranguant pour leur dire : « Maintenant, on arrête les conneries ! »
Ils m'ont immédiatement reconnue et j'ai reçu des tirs de mortier à bout portant, ce qui m'a fait craindre que l'un de mes tympans était touché. J'ai juste eu le temps de me mettre à l'abri dans ma voiture et de m'extraire en faisant une marche arrière de près de deux cents mètres. J'ai été frappée par ces mots, que j'ai clairement entendus : « C'est la maire, on va se la faire ! » Aucun doute n'était possible quant à l'objectif des assaillants. » (Stéphanie Von Euw, maire de Pontoise)
« J'ai été victime d'une attaque personnelle. Le dimanche 2 juillet, une torche enflammée a été lancée sur ma maison, sans faire de dégâts. Nous étions en famille à la maison et mon voisin a découvert cette torche, consumée devant mon portail. Je n'y ai d'abord pas prêté beaucoup d'attention parce que la torche était tombée du bon côté du portail, sans toucher nos arbres et nos véhicules, qui se trouvaient de l'autre côté. J'ai contacté les gendarmes et j'ai commencé à prendre conscience de l'acte commis. On m'avait attaqué personnellement et j'ai commencé à avoir peur pour ma famille. » (Olivier Araujo, maire de Charly)
« Dans la nuit du 1er au 2 juillet, mon épouse et moi avons dû être exfiltrés de notre domicile et nous avons passé la nuit dans un hôtel au Luxembourg. Le préfet de Meurthe-et-Moselle m'avait téléphoné et j'avais reçu plusieurs appels dans la journée, m'indiquant qu'il était plus prudent que je ne reste pas chez moi, car j'étais visé, certains jeunes considérant que le Raid était venu à ma demande [...] Pendant trois ou quatre nuits, huit gendarmes en armes ont été positionnés dans deux véhicules à proximité de notre maison. Ces événements ont été traumatisants pour nous et je ne m'en suis pas encore remis sur le plan psychologique. L'idée m'a même traversé quelques instants d'abandonner mon mandat de maire. » (Serge De Carli, maire de Mont-Saint-Martin)
« Vous avez peut-être vu cette vidéo, qui a été visionnée plus de 10 millions de fois : ma voiture est stoppée par des poubelles et des jeunes y mettent le feu [...] j'ai été exfiltré. Toutefois, j'ai eu la chance de constater que, parmi ces très jeunes émeutiers, seulement sept d'entre eux voulaient me faire la peau, et quarante-trois autres leur interdisaient de me toucher. » (Emmanuel François, maire de Saint-Pierre-des-Corps)
Ces actes témoignent d'une désinhibition de la violence qui s'exprime à l'égard des élus, motivée par un sentiment d'impunité et une volonté de contester l'autorité incarnée par les vigies de la République que sont les maires.
Force est de constater qu'ont été la cible de ces violences tous types d'élus locaux, indépendamment de leur appartenance politique et de leur niveau d'engagement en faveur de leur territoire et des quartiers dont étaient issus les émeutiers. Sur ce point, la mission a pu constater l'incompréhension de nombreux maires, qui s'étaient fortement impliqués pour le développement de leur commune, d'avoir été les premières cibles de cette violence extrême.
Les témoignages transmis à la mission d'information font également état d'une diffusion de cette violence, qui a indistinctement touché les agents municipaux103(*) et les personnes chargées d'une mission de service public, pourvu qu'ils soient considérés comme des représentants de l'État par les émeutiers.
Il s'agit ainsi d'une tendance nouvelle, qui distingue les émeutes de l'été 2023 d'épisodes de violences urbaines antérieurs. Elle constitue néanmoins l'expression paroxystique d'un phénomène extrêmement préoccupant dont le Sénat s'est saisi depuis plusieurs années.
À cet égard, la loi n° 2024-247 du 21 mars 2024 renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux, issue d'une proposition de loi déposé par François-Noël Buffet, a apporté une première réponse à cette augmentation des atteintes commises à l'encontre des élus. Comme le soulignait le rapporteur Catherine Di Folco lors de l'examen de cette proposition de loi par la commission des lois, s'agissant des violences subies par les élus, « les évolutions législatives ne sauraient suffire, celles-ci devant impérativement s'accompagner d'un changement profond de culture des acteurs judiciaires et étatiques qui ne peuvent plus rester passifs face à ces phénomènes »104(*).
Les attaques, parfois d'une extrême violence, auxquelles ont été confrontés certains maires au cours des émeutes démontrent de façon regrettable l'actualité de ce constat, lequel vaut également pour l'ensemble des bâtiments publics pris pour cible au cours des émeutes.
c) La destruction massive de bâtiments et d'équipements publics
Animés par une volonté de porter atteinte à tout ce qui représente l'autorité publique, les auteurs de violences ont particulièrement et massivement ciblé les bâtiments et les équipements publics. S'il s'agit d'une tendance constante dans les épisodes et violences urbaines, en 2023, le phénomène se distingue par son ampleur et son intensité.
En effet, certaines personnes auditionnées considère qu'il « y a eu dix fois plus de bâtiments publics endommagés en 2023 qu'en 2005 »105(*). D'après les estimations de la mission d'information, alors qu'elles ont duré trois fois moins longtemps, les émeutes de 2023 ont donné lieu à près de sept fois plus de faits de dégradation de biens publics106(*), avec 1 560 faits recensés.
D'après les données dont dispose la mission d'information, la totalité des communes affectées par ces émeutes ont subi des dégradations sur des bâtiments ou du mobilier urbain. Pour 94 % des cinquante communes consultées ou visitées par la mission, ces dégradations ont concerné des bâtiments publics, révélant une volonté de s'attaquer aux symboles de la République.
Le premier bilan issu des travaux de l'IGA et de l'IGJ démontre que, dès la première nuit d'émeutes, les bâtiments les plus visés ont été « des établissements scolaires (de l'école primaire au lycée), des commissariats, postes et bureaux de police nationale et municipale et des locaux de gendarmerie, des centres de secours de sapeurs-pompiers, des bâtiments communaux médico-sociaux, des mairies et mairies annexes ou de quartier, des maisons de jeunes et centres culturels ou médiathèques et d'autres bâtiments publics tels que centres des impôts ou locaux de justice »107(*).
Les violences dirigées contre les symboles républicains : le cas de la ville de Saint-Fons
La ville de Saint-Fons, dans le Rhône, a été durement touchée par l'épisode émeutier de l'été 2023, qualifié par son maire, Christian Duchêne, « d'agression » à l'égard des institutions, le décès de Nahel Merzouk n'ayant fait office que de déclencheur.
Ces violences, d'une particulière gravité, ont duré du 28 juin au 2 juillet 2023 et ont causé de lourds dégâts, qui ont largement dépassé le périmètre du quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) de l'Arsenal.
Elles se sont caractérisées par des tirs de mortiers, de fumigènes et de cocktails molotov, des feux de poubelle, des jets de pierres, des barricades et des incendies. Les émeutiers ont ciblé plusieurs symboles républicains, à l'instar de l'hôtel de ville, du commissariat municipal ou d'une école publique. De nombreuses caméras et plusieurs abribus ont été dégradés et 16 véhicules privés ont été incendiés. 22 commerces du centre-ville ont été vandalisés et pillés.
Plus grave encore, la coursive d'entreprises de la ville, qui hébergeait 25 entreprises locales, a été entièrement incendiée, nécessitant la reconstruction complète du bâtiment.
Bien que le lien avec les émeutes ne soit pas encore prouvé, un immeuble d'habitation de cinq étages, situé à quelques dizaines de mètres de l'hôtel de ville, a également été incendié dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023. 51 personnes ont dû être relogées en urgence. La mairie suspecte que le passage à l'acte ait été incité par les scènes de violence des jours précédents.
Les personnes auditionnées par la mission d'information ont quasi-unanimement souligné la volonté des auteurs de violences, de viser délibérément des lieux, bâtiments et équipements profitant à l'ensemble de la population. À cet égard, l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalités (AMF) a indiqué au rapporteur que « l'ampleur des destructions communales » constitue l'un des éléments de nouveauté les plus alarmants des émeutes de 2023.
La commune de Mont-Saint-Martin, dont le maire Serge Carli été entendu par la mission d'information, apparaît particulièrement représentative de la nature et de l'ampleur des dégâts infligés aux infrastructures publiques par les émeutiers en juin et juillet 2023. Dans cette commune de 10 000 habitants, neuf bâtiments publics ont été « saccagés, dégradé et incendiés »108(*), y compris sa plus grande école ainsi que l'hôtel de ville. Symbole de la dimension « aveugle » de l'expression de violence qui a animé les émeutiers, « le service d'éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) « Vivre avec l'autisme », outil rare, a complètement brûlé » dès la première nuit d'émeutes.
Au-delà de leur coût financier, ces dégradations génèrent un puissant sentiment d'exaspération, voire de colère, dans la population. D'après une étude conduite pour la Fondation Jean Jaurès109(*), quelques mois après les émeutes, la colère a supplanté l'inquiétude de l'opinion publique. Lorsque les Français sont interrogés à propos des sentiments que leur inspirent ces évènements, ils sont 54 % à mentionner la colère et 51 % l'inquiétude. Cette exaspération semble mâtinée de résignation puisque près de 80 % des personnes interrogées indiquent être convaincues que de nouvelles émeutes auront lieu dans les prochains mois.
Les propos tenus par le maire de Saint-Fons, Christian Duchêne, lors du déplacement de la mission dans cette commune illustrent parfaitement cette lassitude. En effet, ce dernier a tenu à insister sur les traces durables que laisseront les violences de l'été 2023 dans sa commune, à la fois sur le plan matériel, avec la reconstruction de la coursive d'entreprises, mais également sur le plan psychologique, la population ayant été « profondément blessée » de voir une partie de sa jeunesse dévaster sa propre ville.
2. Une amplitude géographique qui dépasse le cadre des quartiers « sensibles »
a) Une nette extension géographique des violences par rapport à 2005
Lors des auditions menées par le rapporteur, l'extension géographique des émeutes par rapport à celles de 2005 a été unanimement relevée, et ce avant même l'obtention de chiffres définitifs. Ainsi, dès la première audition de la mission, le 25 octobre 2023, Joëlle Munier, inspectrice générale de l'administration et co-auteure du rapport d'analyse des profils et motivations des délinquants interpellés lors des violences urbaines du 27 juin au 7 juillet 2023, relevait le « caractère atypique de ces violences », notamment « en raison de leur étendue géographique [qui] mérite d'être soulignée ».
Si le chiffre de 553 communes, situées dans 66 départements, a longtemps été cité pour appréhender la diffusion des émeutes depuis le point de départ de Nanterre (Hauts-de-Seine) où a eu lieu le décès de Nahel Merzourk, un décompte actualisé fait en effet apparaître un déploiement géographique des émeutes beaucoup plus large, touchant, à des degrés divers d'intensité, la quasi-totalité du territoire.
D'après les données transmises au rapporteur le 8 février 2024 par le ministère de l'intérieur et des outre-mer, des actes de violences en lien avec les émeutes, même mineurs, ont été recensés par les préfectures dans au moins 672 communes, situées dans 95 des 101 départements français. En comparaison, approximativement 300 communes, situées dans 25 départements, ont connu des violences en 2005110(*).
Nombre de communes, par département, dans
lesquelles au moins
un acte de violence en lien avec les émeutes de
l'été 2023 a été recensé
Source : Commission des lois, d'après les données transmises par le ministère de l'intérieur et des outre-mer. Carte réalisée avec le logiciel Khartis.
Seuls les départements du Cantal et de la Meuse, ainsi que la Corse, Mayotte et la Guadeloupe ont été totalement épargnés par l'épisode de violences. Les départements du centre et de l'ouest du pays, à l'exception notable de la Gironde, apparaissent également peu touchés, la plupart de ces départements ne comptabilisant qu'entre une et six communes dans lesquelles des actes de violence ont été répertoriés.
À l'inverse, l'Île-de-France, le couloir rhodanien ainsi que le département du Nord ont été les principaux foyers de la contestation, aussi bien en termes de communes touchées qu'en termes d'intensité des violences, calculée notamment par le nombre d'interpellations et par les dégâts matériels recensés par les assureurs.
Lors de son audition par le rapporteur, le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, a indiqué que l'Île-de-France avait concentré 40 % des interpellations et 21 % des feux sur voie publique. L'analyse de la sinistralité effectuée par France Assureurs confirme la surreprésentation de l'Île-de-France parmi les dommages pris en charge par les assureurs : l'Île-de-France, Paris inclus, correspond à 38,9 % des sinistres déclarés et à 42,5 % du coût total111(*).
Les autres régions les plus touchées en termes de sinistralité sont, comme l'illustre également l'analyse du nombre de communes dans lesquelles au moins un acte de violence a été recensé, l'Auvergne-Rhône-Alpes, qui rassemble 13,1 % des sinistres et 9 % du coût total, puis les Hauts-de-France, avec 8,6 % des sinistres et 14,4 % du coût total112(*). La région Grand-Est et la région Provence-Alpes-Côte d'Azur ont été significativement atteintes aussi, avec respectivement 8,3 % et 6,1 % des sinistres et 5,8 % et 3,6 % du coût total.
Les régions et départements d'outre-mer ainsi que la Corse, à l'inverse, n'ont représenté, toujours selon France Assureurs, que 0,2 % et 0,1 % des sinistres, pour un coût quasi nul. L'Occitanie et la Bretagne ont également été relativement épargnées, avec respectivement 2,8 % et 2,7 % des sinistres et 1,1 % et 4,7 % du coût total.
Si les zones les plus touchées - les banlieues des métropoles - correspondent approximativement à celles des émeutes de 2005, d'après un décompte réalisé par l'IFOP en juillet 2023113(*), toutes les communes ayant subi des actes de violence en 2005 ne se retrouvent pas parmi celles qui ont été touchées en 2023. Néanmoins, la corrélation est forte entre la survenue d'émeutes en 2005 et la réitération d'épisodes de violences en 2023. Cette corrélation illustrerait, selon le docteur en sociologie Marco Oberti, auditionné par la commission des lois le 8 novembre 2023, le maintien d'une « mémoire collective » des banlieues françaises.
Carte des communes touchées uniquement par les émeutes de 2005
Source : Ifop, Focus n° 236 (juillet 2023)
Carte des communes touchées par les émeutes de 2005 et celles de 2023
Source : Ifop, Focus n° 236 (juillet 2023)
Déplacement à Vénissieux (7 décembre 2023), ville emblématique du maintien d'une mémoire collective des émeutes
La ville de Vénissieux est emblématique du maintien d'une « mémoire collective » des émeutes, la commune ayant connu plusieurs_ épisodes émeutiers depuis le début des années 1980.
Ville qualifiée par sa maire, Michèle Picard, de « populaire et industrielle », elle abrite plus de 50 nationalités différentes et se caractérise par un taux de pauvreté élevé, avoisinant 30 %, en particulier dans le quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) des Minguettes, dans lequel vivent 22 000 des 67 000 habitants que compte la commune.
C'est dans le quartier des Minguettes qu'eut lieu, en 1981, « la première émeute urbaine » de France, lors de laquelle ont été brulés plus de 200 véhicules à l'occasion d'affrontements entre les jeunes du quartier et les forces de l'ordre. De nouveaux affrontements eurent lieu en 1983 dans le même quartier, lors desquels l'un des habitants, Toumi Djaïdja, fut gravement blessé. La « marche pour l'égalité » de l'automne 1983 fut organisée en réaction à ces évènements.
Par la suite, la commune fût touchée à plusieurs reprises par des épisodes de violences, notamment en 2005, comme de nombreuses autres villes de banlieue françaises, ou encore en 2013, épisode de trois semaines limité à la ville de Vénissieux, déclenché à la suite d'un accident de la route ayant avivé des tensions entre les familles des victimes.
Les violences urbaines de 2023 s'inscrivent ainsi dans le contexte, toujours selon les mots de la maire, « d'une certaine expérience des émeutes ».
Celles-ci furent cependant moins virulentes que dans les communes voisines, notamment dans la ville de Saint-Fons, que la mission d'information a également visitée.
Les violences débutèrent le mercredi 28 juin 2023 et durèrent quatre jours, selon une temporalité qui correspond à celle observée sur l'ensemble du territoire. Elles mobilisèrent environ 150 jeunes - dont aucune fille -, principalement motivés, le premier soir, par « le souhait de réagir à la mort de Nahel M. ». En revanche, le lien avec le décès de Nahel fût plus incertain les nuits suivantes, qui rassemblèrent davantage de pilleurs et d'opportunistes ainsi que des « extrémistes de droite comme de gauche ». La police nationale, qui intervint sur le territoire de la commune, procéda à 15 interpellations, tandis que 2 jeunes furent interpellés par la police municipale.
Les dégâts dans la commune furent légers, en comparaison avec les dégâts matériels ayant été constatés dans les autres communes touchées par les émeutes. Aucun bâtiment n'a été détruit. En revanche, une voiture de police a été fortement endommagée et de nombreuses vitres ont été brisées.
L'évènement le plus marquant a été l'immobilisation d'un tramway dans le quartier des Minguettes, le conducteur ayant dû se réfugier dans la mairie.
Au demeurant, ce bilan relativement léger s'expliquerait partiellement, selon la maire, par l'usage des caméras dans la commune, lesquelles ont permis aux forces de l'ordre de cibler leurs interventions et ainsi éviter de se déplacer pour un simple feu de poubelle. En conséquence, le déploiement des caméras dans la commune, au nombre de 149 en 2023, se poursuit, la mairie comptant en installer 6 de plus en 2024.
b) Un flot de violence qui n'est plus cantonné aux « quartiers »
Outre l'extension, au regard du nombre de communes touchées, des violences, les émeutes de 2023 se distinguent de celles de 2005 par la catégorie des communes touchées ainsi que la typologie des zones ciblées à l'intérieur des communes.
Ainsi, davantage de villes moyennes, voire rurales, considérées comme calmes ont été touchées. De même, les dégradations aux biens n'ont pas été limitées aux seuls quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), qui concentrent de nombreuses difficultés socio-économiques, mais ont également affecté les centres-villes et les zones commerciales non résidentielles. Dit autrement, contrairement à 2005, les violences sont sorties des quartiers dits « sensibles ». Cette assertion a été confirmée par la plupart des personnes auditionnées par la mission d'information, notamment la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) ou encore l'association des maires des Hauts-de-Seine, qui estime que « les émeutes de 2005 étaient concentrées dans certains quartiers difficiles, tandis que les émeutes de 2023 ont touché des lieux qui jusqu'à présent étaient préservés de tels désordres ».
Les données transmises au rapporteur attestent cette appréciation.
En premier lieu, comme évoqué supra, de nombreux départements ruraux, comme l'Aveyron, le Tarn, la Lozère ou encore la Creuse, ont subi des actes de violence, même minimes. Parmi les communes consultées par la mission d'information, 10,3 % d'entre elles ont indiqué se qualifier comme une commune rurale. Cet ordre de grandeur est étayé par les données collectées par l'inspection générale de l'administration (IGA) et l'inspection générale de la justice (IGJ) dans le rapport d'analyse précité. D'après les inspections générales, et sur la base des infractions recensées au 31 juillet 2023, 7 % des infractions ont été commises dans des communes rurales, 15 % dans des villes moyennes de moins de 50 000 habitants, 8 % dans des unités urbaines de 50 000 à 99 999 habitants et 70 % dans des unités urbaines de plus de 100 000 habitants. Ainsi, 22 % des infractions ont été commises dans une commune rurale ou dans une ville moyenne, une proportion inédite pour des violences de ce type. Cette proportion correspond par ailleurs, à une unité près, au chiffre de 23 % des infractions commises en zone gendarmerie.
Répartition des infractions par catégorie d'unités urbaines
Source : Rapport d'analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l'occasion de l'épisode de violences urbaines, par l'inspection générale de l'administration et l'inspection générale de la justice, publié en août 2023.
Il ressort de l'analyse des 672 communes114(*) dans lesquelles au moins un incident en lien avec les émeutes été répertorié par les préfets que, si ces émeutes ont touché la quasi-totalité des grandes villes françaises115(*), les petites villes représentent en parallèle une part substantielle des communes affectées par les violences. Près de 30 % des communes répertoriées par les préfets comptent en effet moins de 10 000 habitants, et plus de la moitié (53 %) moins de 20 000 habitants.
Taille des communes dans lesquelles au moins un
incident
en lien avec les émeutes a été
répertorié par les préfets
Nombre de communes concernées par les émeutes |
Part du nombre total de communes concernées par les émeutes |
Part du nombre total de communes de la strate démographique |
|
Communes de moins de 10 000 habitants |
200 |
29,76 % |
0,58 % (33 944) |
Communes de 10 000 à 19 999 habitants |
154 |
22,91 % |
27,25 % (565) |
Communes de 20 000 à 49 999 habitants |
207 |
30,8 % |
56 % (368) |
Communes de 50 000 à 99 999 habitants |
70 |
10,41 % |
76 % (92) |
Communes de plus de 100 000 habitants |
41 |
6,1 % |
97,6 % (42) |
Total |
672 |
100 % |
Source : commission des lois, d'après les données du ministère de l'intérieur et de l'INSEE
La ventilation des sinistres pris en charge par SMACL Assurances, spécialisée dans l'assurance des collectivités territoriales, conforte également la proportion élevée des petites et moyennes villes parmi les communes touchées par les émeutes. Ainsi, selon les données transmises au rapporteur, 46,2 % des indemnités versées par la SMACL au titre des émeutes étaient à destination de communes de moins de 40 000 habitants, dont 12,3 % pour des communes de moins de 15 000 habitants. Plus inquiétant encore, toujours selon la SMACL, « le montant moyen, par dossier, des indemnisations dans les territoires ruraux est supérieur aux sommes engagées pour la réparation des dommages qui ont eu lieu dans les métropoles. Le coût moyen par dossier des communes comptant entre 5 000 et 7 000 habitants est de 500 000 euros, contre 128 000 euros pour les villes de 40 000 à 100 000 habitants ».
L'intégration des petites et moyennes villes dans la géographie émeutière constitue ainsi un fait marquant des émeutes de 2023, ayant conduit l'association des maires de France (AMF) à considérer qu'« aucune commune aujourd'hui ne peut se dire à l'abri de tels phénomènes ».
En second lieu, les centres-villes et les zones commerciales ont été particulièrement ciblés, les violences débordant des seuls quartiers considérés habituellement comme « sensibles ». Comme mentionné supra, de nombreux commerces et lieux publics ont été vandalisés, notamment en centre-ville. Le nombre élevé de mairies ayant fait l'objet de dégradations - 105 - illustre le déplacement des violences à l'extérieur des « quartiers ». Certains centres-villes ont été décrits comme « saccagés », notamment ceux de Marseille116(*), de Lyon117(*), de Montargis (Loiret) ou encore de Rive-de-Gier (Loire)118(*).
La présence de quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) au sein de la commune reste néanmoins fortement corrélée à la survenue d'émeutes en 2023, y compris dans les communes les moins peuplées. Ainsi, selon les calculs du docteur en sociologie Marco Oberti, 74 % des communes dans lesquelles des violences ont été commises lors des émeutes comportaient au moins un QPV.
Présence d'un QPV et survenue de manifestations du mouvement des gilets jaunes, selon la catégorie des communes touchées par les émeutes de 2023
Source : Marco Oberti, Analyse comparée et socio-territoriale des émeutes de 2023 en France, octobre 2023
Plusieurs hypothèses ont été émises pour expliquer l'extension des émeutes vers des territoires épargnés en 2005 et, au sein des villes, vers les centres-villes et les zones commerciales. La contestation de l'autorité et l'opportunisme qui ont conduit les émeutiers à cibler les centres-villes et les commerces ont été évoqués supra. Quant à l'extension géographique, elle résulterait, selon l'IFOP119(*), d'une « banlieusardisation » des villes moyennes péri-urbaines, entraînée notamment par le mouvement des ménages modestes vers des villes dans lesquelles le prix de l'immobilier est plus abordable. Une autre explication, de nature plus psychologique que sociologique, repose sur la volonté, pour certains jeunes de petites ou moyennes villes, de « vouloir en être » et de participer à un moment considéré comme historique, dans une volonté, pour reprendre le terme du sociologue Marwan Mohammed120(*), de « surenchère ». Lors de son déplacement à Laval, le 1er février 2024, la mission d'information a pu constater que cet élément d'explication était fortement mis en avant par les travailleurs sociaux qu'elle a rencontrés.
Marco Oberti a quant à lui identifié un taux de pauvreté, une part d'immigrés, une part d'habitants en habitation à loyer modéré (HLM) et une part de familles monoparentales plus élevés dans les petites et moyennes villes touchées par les émeutes. Un « fort sentiment de relégation »121(*) s'observerait en outre dans ces territoires et justifierait le passage à une dynamique émeutière. Ce sentiment de relégation, couplé avec une délégitimation des institutions, se retrouve partiellement dans les motivations mises en avant lors du mouvement des gilets jaunes, en 2018, lequel aurait, toujours selon Marco Oberti, « contribué à diffuser, légitimer voire banaliser [...] des formes spontanées et parfois violentes de contestation ».
c) Une relative convergence territoriale avec le mouvement des gilets jaunes, bien que les populations mobilisées aient été distinctes
Le lien entre les émeutes de 2023 et le mouvement des gilets jaunes a été évoqué à plusieurs reprises lors des auditions de la mission d'information. Si, à l'instar de Marco Oberti, certains considèrent que le mouvement des gilets jaunes a préparé le terrain en démontrant que des actions de contestation étaient possibles, la similitude des évènements n'a cependant pas fait l'unanimité.
S'il semble qu'une part substantielle des communes touchées par les émeutes de 2023 ait également connu des manifestations du mouvement des gilets jaunes sur leur territoire - 41 % d'après Marco Oberti, cette part atteignant 75 % pour les villes moyennes -, la convergence territoriale n'est, d'une part, pas absolue et, d'autre part, n'a pas la même dimension sociale, les populations mobilisées lors de ces deux évènements étant distinctes.
Ainsi, lors de son audition par la commission des lois le 16 janvier 2024, le politiste Sebastian Roché, a estimé que « les segments de ville qui se sont mobilisés ne sont plus les mêmes », en dépit des « points de ressemblance ». Par ailleurs, alors que le mouvement des gilets jaunes était identifié comme émanant de la France péri-urbaine et rurale, « les émeutes de 2023 [ont peu] touché les départements de la diagonale du vide ». En outre, alors que le foyer principal des violences de 2023 s'est situé dans les villes de la banlieue parisienne, seules 8 % de ces villes ont connu des manifestations du mouvement des gilets jaunes dans ces villes122(*).
L'extension géographique des émeutes, qui s'est observée en 2023 et, selon une autre logique, en 2018, trouve aussi l'une de ses explications dans le déploiement massif des réseaux sociaux depuis 2005, qui favorisent le partage presque instantané de l'information, et a ainsi donné aux circonstances du décès de Nahel Merzourk une visibilité majeure et quasi immédiate.
3. Des réseaux sociaux jouant un rôle structurant dans l'organisation et la diffusion des violences
« La responsabilité des médias dans le développement des émeutes apparaît donc comme réelle [...]. L'expérience de ces événements devrait amener l'ensemble des médias à engager une réflexion profonde sur le traitement de l'information lorsque celle-ci peut être de nature à alimenter des affrontements » concluait, en commentaire des émeutes de 2005, un rapport sénatorial publié en 2006123(*).
Cette « soif d'images », comme le décrit le journaliste et réalisateur David Dufresne124(*), est certes une constante dans la représentation des violences urbaines. Toutefois, si les médias traditionnels étaient accusés lors des émeutes de 2005 de surenchère par la valorisation obsessive des violences et du nombre de voitures brûlées, l'enjeu de l'image a radicalement changé d'ampleur et de nature avec le développement des réseaux sociaux.
D'une part, l'ubiquité de ces plateformes a offert aux contenus relatifs aux émeutes de l'été 2023 une emprise médiatique inédite. Une étude réalisée par la société Bloom, à la demande du Gouvernement, révèle que les contenus liés à ces évènements ont représenté près de 15 % de l'activité totale des réseaux sociaux au cours de la semaine correspondante125(*). Cela a eu une incidence certaine dans le passage à l'acte puisque, selon l'étude flash de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, 34,3 % des recueils de renseignements socio-éducatifs (RRSE), soit plus d'un tiers, mentionnent l'utilisation des réseaux sociaux par les mineurs impliqués dans les violences urbaines126(*).
D'autre part, l'agrégat des fonctionnalités proposées par les différentes plateformes, alliant l'interaction en temps réel, la production de contenu propre, le ciblage des contenus ou encore la géolocalisation, élargit les potentialités d'action : les réseaux sociaux ne sont plus seulement un support d'images et de vidéos. À cet égard, l'étude flash susmentionnée fait état de diverses dynamiques d'influence sur les jeunes mis en cause : certains ont participé aux rassemblements après avoir visionné des vidéos sur les réseaux sociaux, d'autres ont répondu à des appels à la violence diffusés via ces plateformes, enfin certains affirment avoir filmé les événements dans le but de pouvoir les partager en ligne.
Une utilisation différenciée des réseaux sociaux durant les émeutes
L'échantillon étudié par le rapport conjoint de l'IGJ et l'IGA révèle une prédominance d'utilisation de certaines plateformes sociales au cours des émeutes : Snapchat a été cité le plus souvent, avec une fréquence de 36 %, suivi de X (ex-Twitter) (5 %), TikTok (4 %), Instagram (2 %), Telegram (2 %), WhatsApp (1 %) et Facebook (0,6 %).
Selon les services de renseignement, les réseaux sociaux conventionnels (Twitter devenu X, Instagram, Facebook) ont été le vecteur initial de diffusion de la vidéo du décès de Nahel Merzouk et des premiers appels à des rassemblements. Les messageries interpersonnelles (Messenger, WhatsApp, Snapchat, Telegram) ont, par la suite, joué un rôle important dans l'organisation des actions de pillages à grande échelle.
Les données fournies par les plateformes témoignent également d'une temporalité différente dans l'utilisation de chaque réseau social. La plateforme Snapchat a constaté un affaiblissement marqué des signalements et des contenus illicites en lien avec les émeutes dès le vendredi 30 juin 2023, tandis que la plateforme X (ex-Twitter) a observé un pic de contenus relatifs aux émeutes sur la période allant du vendredi 30 juin au dimanche 2 juillet. Enfin, le groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) n'a pas constaté de hausse d'activité particulière sur cette période.
Le contenu des publications sur ces réseaux a également évolué, marquant, comme l'a décrit le représentant de la plateforme X lors de son audition par la mission d'information127(*), trois temps : en premier lieu, des commentaires sur les circonstances du décès de Nahel Merzouk, en deuxième lieu, des appels à la violence et des commentaires politiques et, en troisième lieu, des critiques de l'action des émeutiers.
L'ensemble des publications sur les réseaux sociaux ne constituent, in fine, pas nécessairement des appels à la violence. « Les contenus appelant au calme sont huit fois supérieurs aux contenus appelant à la violence » souligne, sur la base de l'étude menée par la société Bloom, le ministre délégué chargé de la transition numérique Jean-Noël Barrot dans un entretien au Monde128(*). Pour autant, le volume de contenus illicites relatifs aux émeutes présents en ligne a été significatif, la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos) a ainsi reçu 2 032 signalements durant cette période129(*).
a) Des réseaux sociaux qui diffusent, organisent et valorisent les violences
(1) Un rôle catalyseur par la diffusion en temps réel des images et des vidéos des événements.
Facilitant une propagation rapide des violences, le rôle des réseaux sociaux vis-à-vis des violences urbaines de l'été 2023 peut être rapproché de l'action jouée par un catalyseur au sein d'une réaction chimique : il augmente la vitesse de la réaction émeutière sans être le réactif ou le produit de cette même réaction.
Illustrant la corrélation entre l'activité en ligne et les dynamiques émeutières, l'évolution volumétrique des mots-clefs associés sur les réseaux sociaux aux émeutes (#émeutes, #nanterre, #nahel) a suivi, « avec une légère avance », celle des épisodes émeutiers, comme l'a remarqué lors de son audition la direction nationale du renseignement territorial (DNRT). Lorsque l'activité sur les réseaux sociaux était importante, le recours à la violence était d'une ampleur tout aussi considérable. À l'inverse, lorsque les réactions en ligne se sont réduites, les épisodes émeutiers se sont également amoindris. La saturation de l'espace médiatique a, à ce titre, pu contribuer à l'émoussement rapide du mouvement.
La DNRT évoque également l'action des « influenceurs d'opportunité », qui, dans un but de capter la plus large audience, relaient massivement des contenus violents à travers des groupes privés notamment sur TikTok et Telegram, sans vérifier l'authenticité des informations partagées.
Les réseaux sociaux agissent ainsi comme une caisse de résonance spectaculaire des événements, influençant la perception et la réaction des utilisateurs. Par un effet spiral, les réseaux sociaux deviennent alors un outil d'influence à des fins de mobilisation illégitime de l'opinion publique. Auditionné par le rapporteur, le service central des armes et explosifs (SCAE) observe, en ce sens, que les articles pyrotechniques peuvent être utilisés comme de véritables armes, mais peuvent aussi viser à provoquer la réaction des forces de sécurité intérieure, afin de publier sur les réseaux sociaux des réponses policières apparaissant disproportionnées car décontextualisées.
Au-delà de la modération des contenus incitant à la violence, les plateformes sont aussi amenées à constater des tentatives de manipulation de l'information. Les plateformes TikTok et X ont, à ce titre, relevé plusieurs phénomènes récurrents de désinformation, notamment par la diffusion de faux communiqués de presse du ministère de l'intérieur ou d'informations erronées sur la déclaration de l'état d'urgence. Outre des fausses communications institutionnelles, cette atmosphère anxiogène est entretenue par des détournements d'images130(*), avec notamment l'usage sophistiqué de manipulations audiovisuelles générées par l'intelligence artificielle, comme l'a souligné la plateforme TikTok.
Instigateurs de violences par la diffusion de contenus trompeurs ou incitant à la violence, les réseaux sociaux servent également de plateforme pour la structuration et la coordination des groupes d'émeutiers.
(2) Des outils logistiques facilitant la tenue de rassemblements violents
Les fonctionnalités proposées par la plateforme Snapchat, en particulier, se sont avérées propices à la constitution de groupes d'émeutiers et la planification d'actions ciblées. La géolocalisation des zones d'activité (la « Snap Map ») a facilité la coordination des pillages et des rassemblements, tandis que les discussions privées (le « Chat ») ont permis l'échange d'informations stratégiques, notamment pour se procurer des mortiers d'artifice et des chandelles romaines.
Illustration de la « Snap Map »
Source : réponse de Snapchat au questionnaire du rapporteur
Le service central des armes et explosifs (SCAE) fait ainsi état d'une généralisation des ventes d'articles pyrotechniques par des transactions réalisées de gré à gré sur certains réseaux sociaux. Basés sur des modalités de paiement non-traçables (coupons PCS, transcash, crypto-monnaies) et sur l'absence de procédure de contrôle de l'âge de l'acheteur ou de son identité, ces circuits clandestins facilitent l'accessibilité de tels matériels à de nouveaux profils de clients.
L'utilisation des boucles de messagerie a compliqué également les opérations de maintien de l'ordre, en fournissant aux individus malintentionnés un moyen d'échange en temps réel sur les dispositifs mis en oeuvre par les forces de sécurité intérieure131(*). À l'inverse, la publicité de certains appels au saccage sur les réseaux sociaux a permis aux forces de sécurité intérieure de mettre en place des dispositifs préventifs132(*).
(3) Un exutoire, au service de la compétition entre bandes et d'une recherche de valorisation personnelle.
Les réseaux sociaux ont également conféré aux violences urbaines une dimension ludique133(*), empreinte d'excitation et de recherche de gratification personnelle.
L'inspectrice générale de la justice, Mme Joëlle Munier, livrait à cet égard, à l'occasion de l'étude des procès-verbaux des personnes interpellées, des déclarations révélatrices, d'une part, de la valeur divertissante des violences urbaines vues à travers le prisme des réseaux sociaux : « lundi, comme je vivais dans une ville très calme, il ne se passait rien dans ma vie. J'ai donc voulu aller dans une ville où il se passait des trucs, prendre des vidéos et regarder. » et, d'autre part, de la valorisation personnelle tirée de la diffusion de ces images : « j'ai été matrixé, j'étais dans une matrix, un engrenage. J'avais des milliers de commentaires » ou encore « j'ai des vidéos de gens qui tirent des feux d'artifice. J'ai toujours voulu être reporter. »134(*) D'autant que ces publications peuvent s'avérer rémunératrices. Ainsi, lors de son déplacement à Évry-Courcouronnes, l'exemple a été donné par les représentants de la police nationale entendus d'un influenceur « en herbe », âgé de 15 ans, interpellé une nuit d'émeutes, qui a totalisé 122 000 vues en quelques minutes ayant généré un gain de 123 €, c'est-à-dire plus que les 60 ou 70 € susceptibles d'être gagnés en une journée en tant que « chouf » près d'un point de trafic de drogue de l'agglomération...
En permettant aux émeutiers de produire et partager leurs propres images de l'émeute, les outils numériques ont ainsi entretenu une dynamique d'émulation collective, à la fois locale et nationale, et de « spectacularisation » du phénomène, selon les termes du chercheur en science politique Bruno Domingo135(*).
À cet égard, comme en témoigne le chercheur en sociologie Marwan Mohammed, la dimension compétitive entre les groupes d'émeutiers, alimentée par les réseaux sociaux, a été un facteur important de l'escalade de la violence durant les émeutes. Cette concurrence exacerbée s'est traduite par une recherche effrénée de viralité des images d'exactions sur les réseaux sociaux, parfois au prix de mises en scène sensationnalistes et décalées, parfois même en relayant des vidéos trompeuses : « Durant cette période, nombre de jeunes ont repris sur internet des vidéos spectaculaires, montrant des tireurs d'élite, des bazookas, des armes de guerre lourdes, et y ont accolé le nom de leur quartier ou de leur ville. Une vérification permettait de se rendre compte que ces vidéos avaient été tournées pendant la guerre civile en Syrie ou encore en Amérique latine. »
b) Un manque de visibilité sur « l'esprit de responsabilité » des grandes plateformes.
Durant les émeutes, intervenues avant l'entrée en vigueur du règlement européen sur les services numériques136(*), le cadre juridique de la modération des contenus sur les réseaux sociaux avait la particularité de laisser à chaque plateforme le soin de développer son propre modèle d'autorégulation, basé sur ses conditions générales d'utilisation (CGU).
(1) Une modération des contenus dépendant des actions individuelles de chaque plateforme
Lors de leur audition par la commission des lois le 16 janvier 2024, les principales plateformes ont défendu la mise en place d'actions spécifiques de modération lors des émeutes.
La modération ordinaire fait traditionnellement l'objet de plusieurs filtres, avec une première détection par un traitement algorithmique, une deuxième sur la base des signalements des utilisateurs et, enfin, une troisième par le biais de demandes spécifiques de retrait de la part des autorités. À ceci s'ajoute, en période extraordinaire, une surveillance proactive par les équipes internes à chaque plateforme des contenus relatifs à certains évènements. La plateforme X a, à ce titre, revendiqué un suivi des mots-dièses liés aux événements émeutiers. Snapchat et Tiktok ont, pour leur part, chacun évoqué la constitution d'une cellule de crise dédiée à la surveillance et à la modération des contenus illicites liés aux émeutes de 2023. Au sein de TikTok, une équipe s'est, en particulier, concentrée sur le blocage des informations concernant des lieux et horaires de rassemblement en vue de la réalisation d'actions violentes.
Modération du 27 juin au 7 juillet 2023 : l'exemple de la plateforme X
X évoque plusieurs centaines de contenus retirés entre le 27 juin et le 7 juillet et 39 suspensions de comptes d'utilisateur.
En matière de lutte contre la désinformation, la plateforme fait état de 84 contenus labellisés « médias synthétisés ou manipulés » (par exemple, un faux communiqué de presse du ministère de l'Intérieur). Par ailleurs, l'outil « Community Notes » a permis de contextualiser des contenus inexacts ou trompeurs, comme des scènes tirées de films ou bien des scènes de violences qui ne se passaient en réalité pas en France.
La plateforme a répondu à 64 demandes d'information de la part des forces de l'ordre françaises et à sept demandes urgentes en lien direct avec les émeutes. Le taux d'action positive en réponse à ces réquisitions est de 87,5 %, et le délai d'action est à peu près d'une semaine. Enfin, 485 demandes de retrait ont été reçues pour des délais d'intervention de quelques heures.
Source : audition du mardi 16 janvier 2024
Les différentes plateformes ont mis en avant l'importance de leurs effectifs dédiés à la modération comme une garantie supplémentaire de sécurité. Il est toutefois regrettable de constater la relative insuffisance du nombre de modérateurs francophones, notamment lorsqu'il est rapporté au nombre d'utilisateurs de chaque plateforme. Meta a mentionné, au cours de son audition, 40 000 personnes travaillant aux enjeux de sécurité au sein du groupe, dont environ 15 0000 modérateurs137(*). Or, il ressort du rapport de transparence remis en août 2023 que le nombre de modérateurs travaillant dans l'Union européenne (1 362), et francophones de surcroît (226), est bien inférieur.
Nombre de modérateurs par réseau social
Nombre de modérateurs dans l'Union européenne |
Nombre de modérateurs francophones |
Nombre de modérateurs francophones par bénéficiaires actifs mensuels moyens en France |
|
Meta (Facebook et Instagram) |
1 362 |
226 |
1 pour 361 946 utilisateurs |
TikTok |
6 125 |
687 |
1 pour 31 150 utilisateurs |
X |
2 510 |
52 |
1 pour 421 793 utilisateurs |
Snapchat |
2 198 |
250 |
1 pour 115 269 utilisateurs |
Sources : rapports de transparence remis en août 2023
La question de l'efficacité des dispositifs de modération des contenus illicites face à des mouvements structurés comme les émeutes de l'été 2023 se pose également. Comme l'a relevé Éric Garandeau, directeur des affaires publiques de TikTok en France, lors de son audition, « nous surveillons certains mots-clés, mais les utilisateurs, qui se savent sous surveillance, rivalisent d'ingéniosité pour faire passer des messages. Certains insèrent le mot-clé dans leur biographie, par exemple, où ils fixent les rendez-vous. »
L'obtention de données chiffrées et harmonisées, essentielles pour évaluer et comparer l'impact des mesures de modération prises durant la période émeutière, s'avère toutefois difficile. Certaines plateformes n'ont fourni à la mission que des données choisies et disparates, ne permettant pas d'apprécier l'efficacité des actions entreprises et leur caractère extraordinaire.
(2) En dépit de leurs actions, la crédibilité de l'autorégulation des réseaux sociaux reste sujette à caution.
Malgré ces efforts hétéroclites, la mission d'information s'interroge, au vu du rôle des réseaux sociaux dans la structuration des émeutes, sur l'efficacité des actions menées par les plateformes, qui n'ont pas apporté, du moins au cours de la première semaine de violences, une réponse suffisante aux risques posés par leur utilisation.
Les évènements de juin et juillet 2023 témoignent, en cela, d'une difficulté, qui tient à l'incapacité de contrôler concrètement l'autorégulation mise en place par les plateformes138(*). L'asymétrie d'information sur les processus de modération alimente ainsi des doutes quant à la réalité de leurs démarches139(*).
À défaut de pouvoir identifier une défaillance systémique d'un réseau social lors des épisodes émeutiers, les autorités publiques ne pouvaient que signaler des cas individuels de contenus illicites et enjoindre aux plateformes de respecter leurs obligations légales en la matière. Sur cette base, les représentants des principales plateformes (Meta, Twitter, Snapchat, TikTok) ont été convoqués le vendredi 30 juin 2023 par le ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin, et le ministre délégué chargé du numérique, Jean-Noël Barrot.
Témoignant de l'articulation délicate entre liberté d'expression et contrôle du contenu illicite des propos échangés sur ces réseaux sociaux, cette rencontre a été assortie d'une déclaration, le jour même, par le Président de la République, invitant les grandes plateformes à faire preuve d'un « esprit de responsabilité ».
* 89 Pascal Lalle, audition du 26 octobre 2023.
* 90 Stéphanie Von Euw, maire de Pontoise, audition du 20 décembre 2023.
* 91 Voir le bilan humain établi supra.
* 92 D'après les données communiquées par le ministère de l'Intérieur en 2006, 217 policiers et gendarmes ont été blessés au cours des émeutes de 2005. Voir la réponse du ministre délégué aux collectivités territoriales à une question orale de Jean-Pierre Bel le 29 mars 2006 : https://www.senat.fr/questions/base/2006/qSEQ06020010A.html
* 93 D'après les chiffres du ministère de l'intérieur, 11 500 policiers et gendarmes ont été mobilisés en 2005, contre 45 000 en 2023.
* 94 IGA-IGJ, Analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l'occasion de l'épisode de violences urbaines (27 juin - 7 juillet 2023), 14 septembre 2023.
* 95 D'après les éléments communiqués au rapporteur de la mission d'information par les représentants du syndicat Alliance Police nationale.
* 96 D'après les éléments transmis au rapporteur par les services de la direction nationale du renseignement territorial.
* 97 Selon le témoignage rapporté par Joëlle Munier, inspectrice générale de la justice (audition du mercredi 25 octobre 2023).
* 98 D'après les chiffres communiqués par le ministre de l'intérieur lors de son audition du 5 juillet 2023.
* 99 À l'inverse, alors qu'elles sont régulièrement utilisées dans le cadre de règlements de compte, l'usage des armes à feux est resté exceptionnel au cours des émeutes de 2023.
* 100 Audition du mardi 16 janvier 2024.
* 101 IGA-IGJ, Analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l'occasion de l'épisode de violences urbaines (27 juin - 7 juillet 2023), 14 septembre 2023.
* 102 Audition du mardi 16 janvier 2024.
* 103 « Des personnels municipaux, n'appartenant pas à la police municipale, ont également subi des violences. Des agents d'entretien et des agents des services techniques, qui sécurisaient les écoles, ont été pris à partie, voire agressés, parce qu'ils étaient identifiés par ces décérébrés comme étant agents municipaux et, par conséquent, agents de l'État. Ainsi, un agent de la voirie a été attaqué dans sa voiture de service à coups de marteau. Les vitres ont été brisées et un de ses collègues a juste eu le temps de l'extraire. Les dégâts physiques sont légers, mais les dégâts psychologiques sont plus importants et durables. » (Stéphanie von Euw, audition du mercredi 20 décembre 2023).
* 104 Rapport n° 7 (2023-2024) de Catherine Di Folco, déposé le 5 octobre 2023.
* 105 Marwan Mohammed, audition du mardi 16 janvier 2024.
* 106 L'IGA et l'IGJ ont recensé 1 560 faits de dégradation de biens publics en 2023, tandis que le Sénat en avait comptabilisé 233 au cours des événements de 2005 dans le rapport d'information n° 49 (2006 - 2007) de Pierre André, fait au nom de la mission commune d'information sur le bilan et les perspectives d'avenir des politiques conduites envers les quartiers en difficulté depuis une quinzaine d'années, déposé le 30 octobre 2006.
* 107 IGA-IGJ, Analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l'occasion de l'épisode de violences urbaines (27 juin - 7 juillet 2023), 14 septembre 2023.
* 108 Audition du mercredi 20 décembre 2023.
* 109 Christelle Craplet, « Émeutes urbaines de juin-juillet 2023 : une empreinte durable dans l'opinion ? », 6 décembre 2023.
* 110 Source : Rapport d'information n° 49 (2006-2007) de Pierre André, fait au nom de la mission commune d'information sur le bilan et les perspectives d'avenir des politiques conduites envers les quartiers en difficulté depuis une quinzaine d'années, déposé le 30 octobre 2006.
* 111 À la date du 28 août 2023.
* 112 Idem.
* 113 Ifop, Focus n° 236 (juillet 2023), Émeutes : premiers éléments de diagnostic.
* 114 La liste de ces 672 communes est annexée au rapport.
* 115 La seule ville de plus de 100 000 habitants non recensée par le ministère de l'intérieur parmi les communes touchées par les émeutes est la ville de Montreuil. La presse locale a cependant fait état de dégradations dans cette commune.
* 116 Lors de l'audition de Ville et Banlieue de France, le 30 novembre 2023.
* 117 Lors du déplacement de la mission d'information à Lyon, le 7 décembre 2023.
* 118 Dans des déclarations des maires de ces communes à la presse régionale.
* 119 Ifop, Focus n° 236 (juillet 2023), Émeutes : premiers éléments de diagnostic.
* 120 Lors de son audition par la commission des lois, le 16 janvier 2024.
* 121 Marco Oberti, Analyse comparée et socio-territoriale des émeutes de 2023 en France, octobre 2023.
* 122 Idem.
* 123 Rapport d'information n° 49 (2006-2007) au nom de la mission commune d'information sur le bilan et les perspectives d'avenir des politiques conduites envers les quartiers en difficulté depuis une quinzaine d'années, fait par M. Pierre André, tome I, déposé le 30 octobre 2006, p. 223.
* 124 Audition du mercredi 7 février 2024.
* 125 Entretien au Monde du ministre délégué chargé de la transition numérique, Jean-Noël Barrot, publié le 18 septembre 2023.
* 126 Dans l'échantillon étudié par la mission conjointe IGA/IGJ, 10 % des personnes interpellées indiquent avoir utilisé les réseaux sociaux pour poster des vidéos en relation avec les émeutes (56 % déclarent ne pas l'avoir fait, 35 % non renseigné). Or, comme le renseignent les auteurs du rapport, ces résultats sont incontestablement en-deçà de la réalité « puisque de tels aveux auraient pu inspirer aux enquêteurs des investigations complémentaires à la charge de leurs auteurs qui ont d'ailleurs, dans un certain nombre de cas, refusé de communiquer le code d'accès à leur téléphone mobile ».
* 127 Audition du 16 janvier 2024.
* 128 Entretien au Monde du ministre délégué chargé de la transition numérique, Jean-Noël Barrot, publié le 18 septembre 2023.
* 129 Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur et des Outre-mer, sur les violences urbaines par la commission des lois de l'Assemblée nationale, mercredi 19 juillet 2023.
* 130 Au cours de l'audition du mardi 16 janvier 2024, X a donné les exemples d'une image montrant un sniper sur un toit de Paris qui n'utilise pas un vrai fusil à pompe ou encore la reprise trompeuse d'une scène du film Fast and Furious et de la photo d'une attaque dans le métro à Londres.
* 131 Réponse de la CNPR au questionnaire du rapporteur.
* 132 Le tribunal judiciaire de Versailles cite en exemple l'appel à l'attaque de centre commercial Parly 2 déjoué par les forces de sécurité intérieure (rapport IGJ/IGA)
* 133 Selon les termes du sociologue Marwan Mohammed, audition du 16 janvier 2024
* 134 Audition du 25 octobre 2023.
* 135 Audition du 6 décembre 2023.
* 136 Le règlement sur les services numériques (RSN), entré en vigueur le 25 août 2023, impose aux plateformes la mise en place des mesures de modération. Ce règlement exige également une prise en compte des risques systémiques par le biais d'audits annuels. En cas de non-respect, des amendes pouvant aller jusqu'à 6% du chiffre d'affaires mondial sont envisagées.
* 137 Audition du mardi 16 janvier 2024.
* 138 Comme le soulignait déjà la mission interministérielle de régulation des réseaux sociaux dans son rapport Créer un cadre français de responsabilisation des réseaux sociaux : agir en France avec une ambition européenne (2019) : « Ni les pouvoirs publics, ni la société civile ne savent quelle valeur accorder aux déclarations des réseaux sociaux (...) L'ensemble des informations rendues publiques par la plateforme concernant son action d'autorégulation ne peut être corroborée par aucun fait observable. ».
* 139 À titre d'exemple, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a appelé la plateforme TikTok à intensifier ses efforts pour répondre à ses obligations en matière de lutte contre la désinformation (rapport sénatorial n° 831, déposé le 4 juillet 2023 par M. Claude Malhuret au nom de la Commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence). Similairement, la Commission européenne a engagé, en décembre 2023, une procédure contre la plateforme X pour violation de ses obligations en matière de lutte contre les contenus illégaux.