III. LES RELATIONS ENTRE ÉTAT ET ASSOCIATIONS DANS LE CADRE DES CONVENTIONS : D'UN « GOUVERNEMENT À DISTANCE » À UN ACCOMPAGNEMENT DE PROXIMITÉ
Le conventionnement et ses modalités ont également des conséquences sur les relations entre l'État et les associations. Qualifiées par certains universitaires d'instruments d'un « gouvernement à distance », les conventions s'appuient sur des dispositifs tels que les appels à projets ou le dialogue de gestion pour orienter et contrôler l'activité des associations. Les rapporteurs spéciaux insistent sur la nécessité de faire du conventionnement le vecteur d'un partenariat équilibré entre l'État et le monde associatif.
A. CONTRAINDRE L'INITIATIVE POUR STIMULER L'INNOVATION : LE PARADOXE DES APPELS À PROJETS
1. Les appels à projets (APP) : l'initiative associative orientée par l'État
En principe, et même lorsque les associations participent pleinement à la conduite d'une politique publique promue par l'État, l'initiative du projet revient toujours à l'association. Comme l'a souligné la DGCS, entendue par les rapporteurs spéciaux : « Il convient de noter que l'État ne fait pas le choix de confier une nouvelle politique publique à des associations. Seulement, l'État décide parfois de participer au financement d'actions déjà mises en oeuvre par des associations. » L'action en matière de précarité menstruelle en constitue un bon exemple. Des actions avait été développées de longue date par des associations telles que Règles élémentaires ou Lulu dans ma rue. Lorsque l'État a souhaité conduire une véritable politique dans ce domaine, il l'a fait en soutenant les initiatives déjà existantes de ces associations.
Ce principe a acquis valeur législative en 2014 : l'article 9-1 de la loi n° 2020-321 du 12 avril 2023 relative aux droit des citoyens dans leurs relations avec les administrations dispose désormais que les « actions, projets ou activités sont initiés, définis et mis en oeuvre par les organismes de droit privé bénéficiaires. » Il s'agit d'un élément important de distinction entre la subvention et la commande publique ; dans cette dernière, c'est d'administration qui est à l'initiative du projet ou de l'action.
Dans ce cadre, le développement des appels à projets comme méthode de sélection des associations et des actions ou activités qui seront financées brouille quelque peu les lignes. Selon une fiche interne à l'administration en date de 2019, cette pratique consiste à « réserver une partie limitée des crédits versés sous forme de subventions à des appels à projets innovants et ponctuels, pour favoriser l'émergence de pratiques et d'acteurs nouveaux, en se fondant sur une liste de critères prédéfinis. »
Sur le plan juridique, l'appel à projets se distingue de la commande publique. Alors que dans ce dernier cas la collectivité a clairement identifié un besoin, dans le cadre d'un appel à projets, l'administration se borne à mettre en avant un certain nombre de thématiques ou d'objectifs qui lui apparaissent d'un intérêt particulier ; s'il revient aux associations de présenter des projets s'inscrivant dans ce cadre, ce sont en principe toujours elles qui prennent l'initiative des projets et en définissent le contenu. Dans la pratique toutefois, la frontière peut s'avérer ténue, et il existe toujours un risque de requalification en marché public dans le cadre d'un appel à projets.
Cette proximité avec la logique de la commande publique a fait l'objet d'analyses de la part de certains universitaires. D'aucuns ont vu dans le développement du conventionnement, et plus encore dans l'émergence de la pratique des appels à projets, l'essor d'un « gouvernement à distance22(*) », dans lequel l'État, sans contrôler directement l'action des associations, oriente néanmoins fortement leurs activités en fonction de ses propres priorités.
Par le biais des appels à projets la capacité des pouvoirs publics à diriger l'offre associative va croissant. Les associations elles-mêmes en ont conscience. Entendues par les rapporteurs spéciaux, certaines ont indiqué que les appels à projets n'étaient pas, selon elles, l'instrument le plus respectueux de l'initiative associative.
Paroles d'associations :
Comment les AAP
contraignent l'initiative associative
« Comme il faut trouver un projet qui plaise à l'administration, bien souvent on oriente nos projets, dès leur conception, en fonction de ce que veut l'État. »
Secours populaire français
« Lorsqu'il répond à un AAP, le CIDFF doit s'adapter aux priorités de l'administration en présentant un projet qu'il a lui-même défini, ce qui reste préférable à un appel d'offres. Toutefois, seuls les projets qui s'inscrivent dans les priorités de l'appel à projet pourront être financés, ce qui réduit la liberté d'initiative des CIDFF. »
FNCIDFF
Le recours aux appels à projets conduit à un certain alignement des projets associatifs sur les commandes de l'administration. Celles qui se plient à ces incitations bénéficient d'un renforcement de leurs moyens par un accès à des financements supplémentaires. L'intérêt des associations est dès lors de se conformer aux attentes de l'État - qui ne sont jamais des obligations mais toujours des opportunités à saisir.
2. Innover pour innover ? La pertinence des projets innovants en question
Les associations ne sont pas pour autant hostiles, sur le principe, aux appels à projets. « Nous les considérons comme des processus pertinents dès lors qu'ils sont ciblés et ne se substituent pas aux financements socles dont les associations ont besoin pour fonctionner », a ainsi écrit l'ANDES dans ses réponses au questionnaire des rapporteurs spéciaux.
Il se dégage toutefois des travaux conduits par les rapporteurs que les appels à projets présentent plusieurs défauts ; ils aboutissent en particulier à une valorisation excessive de l'innovation et à une mise en concurrence mal maîtrisée des associations.
Les appels à projets ont pour objet de faire émerger des solutions innovantes à des problématiques identifiées par les associations. Les rapporteurs spéciaux considèrent, comme l'ANDES, que les appels à projets « permettent alors d'innover, de proposer de nouveaux projets, de renforcer les moyens des associations ». Dans le domaine de l'aide alimentaire, les actions innovantes consistent par exemple en la promotion de produits issus de circuits courts, ou à forte qualité nutritionnelle.
Les associations entendues par les rapporteurs spéciaux ont cependant souvent souligné les limites de la logique consistant à susciter l'innovation des associations.
La première est que les activités d'intérêt général ne se prêtent pas de manière systématique à l'innovation : il importe parfois de financer des actions simples et efficaces qui répondent aux besoins des publics visés. Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de l'aide alimentaire : très concrètement, une distribution de repas n'est certes pas « innovante », elle n'en mérite pas moins d'être financée.
Ceci amène à une deuxième limite : il apparaît peu cohérent de financer des associations innovantes alors que certaines actions « socles » sont mal financées.
Enfin, les AAP peuvent paradoxalement contribuer à générer des besoins de financement pérennes, auxquels il convient de trouver une réponse dans la durée.
La création d'épiceries solidaires en est un bon exemple : fortement encouragée dans des AAP, notamment au cours de la mise en oeuvre du plan « France Relance », elle doit s'accompagner d'une hausse du Crédit national pour les épiceries sociales (CNES) au niveau national, sous peine de fragiliser l'ensemble du secteur.
Entendue par les rapporteurs spéciaux, la Croix-Rouge française a de même pris l'exemple de l'un de ses programmes pour illustrer cette difficulté. À la suite d'un AAP, la Croix-Rouge a mis en oeuvre un projet visant à favoriser la réunion de familles séparées par des conflits armés ou par suite de migrations. Des financements, en l'espèce européens, ont été alloués au programme jusqu'en 2024, mais leur pérennité n'est pas garantie au-delà de cette date - alors que les besoins promettent de ne pas faiblir.
Paroles d'associations :
Les AAP :
innover pour innover
« Le problème des actions innovantes, c'est qu'au bout d'un an elles ne sont plus innovantes. L'action est parfois obsolète au moment où la subvention est versée, parfois elle l'est déjà au moment où l'administration s'y intéresse »
Secours populaire français
« Pour répondre à un AAP, on monte un projet, on essaye d'être innovant, on crée une activité qui répond parfois à un besoin social, et l'État finance au maximum sur deux ou trois ans. Après, soit on arrête l'activité, qui n'est plus « innovante », soit on cherche des financements ailleurs. »
Croix Rouge française
« À quoi bon financer de nouveaux dispositifs quand l'existant est si mal financé ? »
Mouvement français pour le planning familial
Plus prosaïquement, les associations ont pu parfois constater, dans la pratique de l'administration, des difficultés à organiser cette concurrence entre associations, de telle sorte que ces effets en sont exacerbés.
En particulier, une certaine opacité a été relevée par certains acteurs historiques de l'humanitaire, de l'aide alimentaire et de l'insertion des publics vulnérables dans l'organisation des récents appels à projets visant à lutter contre la précarité étudiante ou la précarité menstruelle. La Croix-Rouge française, par exemple, n'a pas été informée de l'ouverture de l'appel à projets alors qu'elle conduit de longue date des actions dans ces domaines.
Surtout, de multiples associations ont éprouvé des difficultés du fait des conditions calendaires d'organisation des appels à projets. Le Mouvement du Nid a par exemple indiqué aux rapporteurs spéciaux que les appels à projets étaient souvent ouverts en août, juste avant la pause estivale, avec un délai de réponse fixé en septembre. Pour des organisations se reposant largement sur le bénévolat, un tel calendrier impose des contraintes très importantes.
Enfin, les délais de négociation des conventions, évoqués plus haut dans ce rapport, sont particulièrement dommageables lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre des actions innovantes, dont le caractère innovant est fragilisé par une mise en oeuvre tardive.
3. Conforter l'initiative associative : pour une utilisation parcimonieuse des appels à projets
Pour conforter l'initiative des associations dans la définition de leurs projets et de leurs activités, les rapporteurs spéciaux recommandent de réduire la part des financements destinés à être attribués aux associations sous forme d'appels à projets.
Cette recommandation s'inscrit en quelque sorte « en miroir » de la Recommandation n° 1, par laquelle les rapporteurs spéciaux proposent d'augmenter la durée moyenne des conventions, en particulier en augmentant la part des financements attribués via des conventions pluriannuelles.
Cette recommandation-ci présente le même inconvénient que cette recommandation-là : augmenter la part des financements attribués par des conventions pluriannuelles priverait l'administration d'une part de flexibilité dans l'attribution de crédits, par définition en nombre toujours contraint, pour des projets ponctuels et pour susciter l'innovation du monde associatif.
Néanmoins, les rapporteurs spéciaux considèrent que la pérennité des financements associée aux CPO et la sécurité que ces conventions offrent aux associations constituent une compensation plus qu'adéquate pour cet inconvénient. C'est une fois leur situation matérielle stabilisée que les associations peuvent se concentrer sur leur coeur de métier et être force d'innovation.
Les rapporteurs spéciaux souhaitent en outre que l'organisation des appels à projets ait lieu dans des conditions propices pour les associations, en termes de transparence et de délais de traitement. Ils espèrent que le nouveau calendrier de programmation des subventions le permettra.
Recommandation n° 4 : Conforter l'initiative associative dans la définition des projets, actions et activités financés dans le cadre des conventions.
- réduire les financements destinés à être attribués à la suite d'un appel à projets pour privilégier les financements pérennes ;
- organiser les appels à projets de telle sorte que l'initiative associative puisse s'exprimer dans les meilleures conditions.
* 22 Magali Robelet, « Les transformations des modes de contrôle croisés entre associations et autorités publiques dans le secteur du handicap », Revue française d'administration publique, n° 163, 2017.