C. L'ASSOCIATION : UN MODÈLE PRÉCAIRE PAR NATURE ?
1. Hausse des besoins et hausse des prix : une « équation insoluble » pour les associations
Les auditions menées par les rapporteurs spéciaux ont fait apparaître la grande précarité qui caractérise l'action de nombreuses associations entendues. Les difficultés sont les plus sensibles pour les associations de défense des droits des femmes et les associations d'aide alimentaire.
a) Les associations de défense des droits des femmes face à la libération de la parole des victimes de violences sexistes et sexuelles
Les premières sont confrontées, notamment à la suite du mouvement « #MeToo », à une augmentation de files actives. La DGCS, entendue par les rapporteurs spéciaux, a elle-même reconnu que les associations de défense des droits des femmes actives dans « le secteur violences/accès aux droits ont vu leur activité augmenter sans que cela soit suivi d'un renforcement du soutien financier. »
À titre d'exemple, le rapport annuel d'activité pour 2022 du Collectif féministe contre le viol (CFCV) fait État d'une augmentation d'environ 10 % des appels pour viols reçus par l'association entre 2021 et 2022 sur la seule ligne d'écoute « Viols femmes informations »17(*).
b) L'aide alimentaire confrontée à un « effet ciseau » inflationniste
Les associations d'aide alimentaire sont pour leur part confrontées à un effet ciseau dû à l'inflation. En d'autres termes, l'augmentation généralisée du niveau des prix a pour effet d'augmenter les charges des associations et de diminuer les moyens à leur disposition pour y faire face.
Entendus par les rapporteurs spéciaux, les Restos du Coeur font État d'une hausse de 22 % en 2022 du nombre de personnes accueillies dans leurs centres par rapport à l'année précédente. Cette augmentation des besoins est à comparer avec la hausse observée en 2008 durant la crise financière, qui s'était établie à 15 % la première année. Cela représente en tout 200 000 personnes de plus en 2022, soit un total de 2,4 millions de personnes selon la Fédération française des banques alimentaires (FFBA).
Les associations font également face à une augmentation des coûts d'achat de denrées alimentaires et à des surcoûts en matière d'énergie. La DGCS a indiqué aux rapporteurs spéciaux que les coûts d'achat de denrées étaient passés en deux ans de 56 à 110 millions d'euros.
Paroles d'associations :
« L'équation insoluble »
« Les écoutantes et chargées de pré-accueil, comme leurs collègues des autres services qui les appuient dans leurs activités, ne sont pas concernées par la prime Ségur. C'est incompréhensible pour elles, car elles sont en lien constant avec les femmes victimes. Et ce alors que d'autres salariés qui accompagnent les publics en difficultés ont pu en bénéficier. Dans les associations Solidarité Femmes, il existe aussi des différences entre structures, selon qu'elles ont ou non bénéficié d'une prime (souvent car elles gèrent des centres d'hébergement), et selon que les salariés sont en contact direct ou pas avec le public, ce qui crée des tensions. Certaines structures se trouvent obligées de compenser des revalorisations sur leurs fonds propres, ce qui accentue leur fragilité... Une augmentation des financements est prévue en ce sens. Nous ne savons pas si ce sera pérennisé. »
Fédération nationale solidarité femmes
« Les épiceries solidaires font face à une équation insoluble : une tendance à la baisse des dons, une hausse de la fréquentation, la hausse des prix d'achat et des subventions d'approvisionnement non indexées sur l'inflation ou le nombre de bénéficiaire, qui stagnent depuis plusieurs années. »
ANDES
« Nous négocions depuis septembre 2022 avec le service des droits des femmes et de l'égalité [SDFE] pour obtenir un avenant afin de faire financer une partie de nos charges de personnels pour recruter et répondre davantage sur nos lignes d'écoute. (...) Aujourd'hui [en avril 2023], et malgré la qualité du dialogue avec le SDFE, la procédure n'a toujours pas abouti. »
Collectif féministe contre le viol
Enfin, les associations enregistrent une baisse des dons : c'est notamment le cas pour les épiceries sociales. Pour les 83 épiceries sociales les plus touchées, la baisse des volumes entre 2019 et 2021 représente - 36 %.
Les autres associations sont également touchées par la hausse générale des prix. Le Collectif féministe contre le viol a par exemple indiqué aux rapporteurs spéciaux avoir réalisé en 2022 un résultat déficitaire de 16 652 euros, contre 6 338 euros en 2021, principalement dû aux charges de personnel et à l'inflation.
Ces difficultés cumulées ont ainsi pu faire dire aux associations, qu'elles étaient actuellement confrontées à une « équation insoluble ».
c) Adapter le conventionnement pour apporter une solution à la difficile équation des associations
Face à ces difficultés, l'État n'a pas été inactif. En particulier, une enveloppe de 40 millions d'euros a été ouverte en loi de finances rectificative de fin d'année 202218(*) pour soutenir les associations d'aide alimentaire dans le contexte inflationniste. Il s'agit néanmoins d'une réponse exceptionnelle, alors que le soutien aux associations doit s'inscrire dans la durée.
Les associations entendues par les rapporteurs spéciaux ont été nombreuses à faire État de difficultés pour obtenir des revalorisations des subventions négociées dans une convention pluriannuelle. Il s'agit d'ailleurs de la principale limite des conventions pluriannuelles soulignée par les acteurs associatifs : la subvention négociée en année N peut ne plus être adaptée aux besoins des années N+ 1 et N+ 2.
Certaines associations ont indiqué aux rapporteurs spéciaux qu'elles souhaitaient l'indexation des subventions sur l'inflation : les revalorisations des montants des subventions qui en résulteraient seraient ainsi automatiques. Toutefois, un tel mécanisme de réévaluation automatique des subventions pourrait placer l'administration dans une situation délicate, dans la mesure où elle est également sujette à l'inflation. Au demeurant, en présence d'une inflation importante, l'ampleur des revalorisations automatiques nécessiterait en tout État de cause de revenir devant le Parlement pour ouvrir de nouveaux crédits.
Il convient plutôt de préférer des solutions négociées et adaptées à chaque situation, au plus près des réalités concrètes des associations et de l'administration. C'est pourquoi les rapporteurs spéciaux, plutôt qu'une indexation des subventions sur l'inflation, appellent plutôt à privilégier l'usage des avenants pour pouvoir répondre, au cas par cas et selon les besoins identifiés, aux difficultés des associations.
2. Une précarité qui renforce la faible attractivité des emplois dans le monde associatif
Enfin, les associations sont confrontées à la faible attractivité des emplois offerts dans le secteur, particulièrement celles qui sont financées par le programme 137.
Comme la DGCS a pu le rappeler devant les rapporteurs spéciaux, le secteur des droits des femmes n'a été que partiellement concerné par l'application de la prime Ségur. Lorsque certaines salariées - car il s'agit principalement de femmes - en relèvent néanmoins, par exemple lorsqu'elles exercent un métier d'accompagnement socio-éducatif, cette revalorisation conduit à une augmentation des salaires qui n'est pas entièrement compensée par l'État de l'aveu même de la DGCS.
En particulier, les juristes spécialisés en droit des femmes des centres d'informations sur les droits des femmes et des familles (CIDFF), de même que les écoutantes des plateformes téléphoniques, gérées par le Collectif féministe contre le viol, le Mouvement français du planning familial ou encore la Fédération nationale solidarité femmes, restent exclus de l'application de la prime Ségur. Cela entraîne aussi des difficultés de recrutement et de fidélisation des équipes, au regard de salaires peu attractifs et de problématiques lourdes à traiter - à l'instar des violences faites aux femmes.
L'administration n'ignore pas cet État de fait. La direction régionale des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes (DRDFE) des Hauts-de-France, a par exemple indiqué avoir connaissance de ces difficultés, soulignant que « les crédits du budget opérationnel du programme 137 [BOP 137] ne viennent financer que des projets (...) cela peut mettre en difficulté les associations sur leurs frais de fonctionnement. » Au niveau central, l'administration indique « assumer parfois de financer les dépenses de fonctionnement directement par des subventions, notamment pour les associations têtes de réseaux. Les associations déplorent souvent que ça ne soit pas suffisant. » Selon le directeur général de la cohésion sociale, ces difficultés seraient la manifestation d'une « fragilité structurelle », consubstantielle au modèle de l'association.
Cet État d'esprit reflète l'évolution de l'action de l'État telle qu'elle a été observée par le monde universitaire. Ainsi, « l'État suscite le bénévolat en remplacement de l'emploi public, puis de l'emploi associatif pour la délivrance de services publics (...). En effet, si, par exemple, le développement des agences a pu favoriser le développement des emplois contractuels (...), le passage par les associations ouvre encore plus largement la palette des formes de mise à disposition de travailleurs et de précarité de l'emploi.19(*) »
D'aucuns parlent même d'une véritable « "bénévolisation" de l'activité publique.20(*) » Des études statistiques ont ainsi souligné la croissance soutenue du bénévolat dans le monde associatif : en 2017, les associations (tous secteurs d'activité confondus), ont bénéficié du travail de 31 272 000 bénévoles, représentant un volume de travail de l'ordre de 1 425 000 emplois en équivalent temps-plein21(*).
Sans prétendre à l'exhaustivité, il ressort des auditions conduites par les rapporteurs spéciaux que les associations exerçant dans le champ de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances » sont également sujettes à ce mouvement de « bénévolisation ». À titre d'exemple, l'ANDES bénéficie du travail de 9 500 bénévoles, ce nombre s'élevant à 20 000 pour la Croix-Rouge française ou encore à 70 000 pour les Restos du Coeur.
Les rapporteurs spéciaux s'inscrivent en faux contre l'idée selon laquelle la fragilité des associations serait consubstantielle à leur modèle. Ils appellent l'État à faire du conventionnement un instrument pour sortir les associations de la précarité.
Recommandation n° 3 : Faire du conventionnement un instrument pour sortir les associations de la précarité qui caractérise leur modèle économique.
- prendre en compte l'impact de l'inflation dans la négociation des avenants modifiant les conventions pluriannuelles ;
- lorsque l'association en fait la demande, accepter de financer une partie plus importante de ses charges de gestion afin de permettre le recrutement pérenne de personnels salariés.
* 17 Collectif féministe contre le viol, Rapport d'activité 2022, page 9. En 2022, le CFCV indique avoir reçu 6 149 appels pour viols et autres agressions sexuelles, contre 5 567 en 2021.
* 18 Loi n° 2022-1499 du 1er décembre 2022 de finances rectificative pour 2022.
* 19 Simon Cottin-Marx, Matthieu Hély, Gilles Jeannot et Maud Simonet, « La recomposition des relations entre l'État et les associations : désengagements et réengagements », Revue française d'administration publique, n° 163, 2017.
* 20 Ibid.
* 21 Lionel Prouteau et Viviane Tchernonog, « Le paysage associatif français - Mesures et évolutions », 3ème édition, Dalloz Juris Association, mai 2019.