VI. SENTINELLE, UNE OPÉRATION DISCUTÉE

A. DES « INTERFÉRENCES » ENTRE LE COMBAT CONTRE LES TERRORISTES AU SAHEL ET LA VAGUE D'ATTENTATS EN FRANCE

La période de l'opération Barkhane a été concomitante de la vague d'attentats qui a frappé la France depuis 2015, avec les attentats de Charlie hebdo et de l'hyper Cacher, jusqu'à l'assassinat de Samuel Paty, en passant par le Bataclan, Nice et beaucoup d'autres drames.

Plusieurs de ces attentats ont été revendiqués par l'EI, capable de se projeter en France depuis le Moyen-Orient. Le combat contre le terrorisme se déroulait ainsi sur deux fronts. Le parallèle ne pouvait pas ne pas être fait avec ce qui se passait en même temps au Sahel, où les groupes terroristes menaçaient eux-aussi de créer un sanctuaire d'où ils auraient été également capables de préparer des attaques vers le territoire national.

Cette crainte s'est encore accrue en 2019, avant le sommet de Pau, quand une partie des terroristes qui sévissaient dans le Sahel a décidé de s'affilier à l'Etat islamique. Certains analystes évoquaient alors le risque de la formation d'un « Sahelistan », en référence à l'Afghanistan. D'autres estimaient cependant que ces groupes n'ont jamais vraiment eu la volonté ni les capacités de se projeter en Europe. En tout état de cause, cette crainte a probablement joué un rôle dans le soutien initial de la population à l'opération Barkhane. Cependant, elle a pu également conduire à « plaquer » sur les événements au Sahel des schémas inexacts. En effet, les « terroristes » du Sahel agissent rarement par le biais d'attentats similaires à ceux qui ont frappé la France, concentrant plutôt leurs attaques sur les forces de sécurité et les militaires des pays dans lesquels ils se trouvent. Il s'agit en outre d'un phénomène complexe, enraciné dans un contexte politique et social qui implique un traitement global (les « 3D »).

B. L'OPÉRATION SENTINELLE, UNE OPÉRATION TRÈS LOURDE POUR L'ARMÉE DE TERRE

Par ailleurs, a été mis en place à partir de janvier 2015 un dispositif Sentinelle renforcé. Ce dispositif a suscité de nombreuses interrogations, notamment quant à son efficacité. Ces interrogations ont conduit à faire évoluer la nature des missions. Les militaires sont ainsi passés d'une présence permanente sur une vingtaine de sites symboliques parisiens, à une posture statique et dynamique, puis seulement dynamique. L'armée de terre s'est également efforcée de donner une plus grande consistance à des missions qui avaient parfois conduit les militaires à devenir de simples remplaçants des forces de sécurité intérieure. L'enjeu est essentiel : depuis des années, entre 3 000 et 10 000 militaires sont engagés dans l'opération, pour un coût complet évalué à plus de 3 milliards d'euros. De 2015 à 2021, l'opération Sentinelle a ainsi vu se succéder près de 225 000 militaires français.

L'opération pèse donc lourdement sur l'armée de terre. L'impact de Sentinelle sur les activités de la préparation opérationnelle métier (POM), interarmes (POIA) et mise en condition finale (MCF) dépend du volume de troupes consacré à l'opération et de sa durée de déploiement. Avec le retour à un niveau d'engagement moindre de l'opération Sentinelle, l'EMA considère que les créneaux de préparation opérationnelle interarmes sont de nouveau assurés à 100%. Ainsi, la préparation opérationnelle des armées n'est assurée qu'avec le déploiement minimal de Sentinelle. Dans un rapport publié en septembre 2022, la Cour des comptes souligne qu'un sursaut quantitatif (surge) de Sentinelle pendant un mois est possible sans impact lourd sur la programmation de la préparation opérationnelle, mais qu'au-delà, le besoin de préparation des relèves de Sentinelle obère la disponibilité des unités en POM-POIA et engendre des annulations non compensées.

La Cour des comptes a d'ailleurs estimé que le dialogue civilo-militaire dans le cadre de l'opération était « parvenu à maturité » entre les armées et les forces de sécurité intérieure. Toutefois, le problème de la complémentarité des armées et des FSI se pose avec beaucoup plus d'acuité depuis qu'on est passé d'une menace exogène (individus militarisés appuyés par un Etat islamique disposant d'un territoire) à une menace endogène (les « loups solitaires »). Désormais, la lutte relève plus du renseignement intérieur et des capacités classiques de FSI dont l'équipement lourd a par ailleurs progressé. Dans ce contexte, l'utilisation de Sentinelle apparaît de plus en plus comme « utilitariste », avec une « addiction » des autorités et forces de sécurité intérieure à la force militaire. Les attentes préfectorales peuvent en effet apparaitre focalisées sur une logique de volume garanti de forces militaires déployées et de réassurance des FSI. Ainsi, en période tendue (post attentat ou avant une fête religieuse), « tout préfet et tout élu voudrait son détachement Sentinelle1(*)».

Selon la Cour des comptes, ceci impose aux armées de raisonner à des fins d'efficacité opérationnelle en revenant aux principes de la guerre : liberté d'action (vs addiction), concentration des efforts (vs banalisation) et économie des moyens (vs dilution). En effet, l'opération se poursuit et, selon le Préfet de police, de nouvelles évolutions sont prévues pour les JO de 2024. Dans cette perspective, la Cour émet deux recommandations que la commission ne peut que reprendre à son compte : il est d'abord nécessaire de « privilégier une réquisition maitrisée des armées pour des missions à haute valeur ajoutée militaire, combinant réactivité et désengagement rapide ». Ensuite, à terme, il faut « transférer la mission Sentinelle aux forces de sécurité intérieure, ou justifier son maintien, dans un format réduit, sur la base d'une analyse partagée de la menace ».


* 1 Rapport de l'inspecteur des Armées du 2 juillet 2021.