- I. BARKHANE, UNE OPÉRATION
SINGULIÈRE
- II. LES EXIGENCES D'UN THÉÂTRE
D'OPÉRATION SINGULIER, QUI A SUSCITÉ DE NOMBREUSES ADAPTATIONS DE
LA PART DES ARMÉES
- III. UN ENNEMI À PLUSIEURS FACETTES, UN
CONFLIT COMPLEXE
- IV. LE « SENTIMENT ANTI-FRANÇAIS
» ET L'IMPORTANCE DES ENJEUX D'INFLUENCE
- V. RÉUSSITES ET LIMITES DE
L'OPÉRATION BARKHANE
- 1. Un affaiblissement significatif des groupes
djihadistes pendant l'opération
- 2. Des groupes djihadistes résilients
- 3. Une solution politique qui n'est jamais venue,
une dégradation rapide de la relation diplomatique
- 4. Un manque de « bretelles de
sortie »
- 1. Un affaiblissement significatif des groupes
djihadistes pendant l'opération
- VI. SENTINELLE, UNE OPÉRATION
DISCUTÉE
N° 708
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023
Enregistré à la Présidence du Sénat le 7 juin 2023
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur : « Quel bilan pour l'opération Barkhane ? »,
Par MM. Pascal ALLIZARD, Olivier CIGOLOTTI
et Mme
Marie-Arlette CARLOTTI,
Sénateurs et Sénatrice
(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Olivier Cigolotti, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Philippe Paul, Cédric Perrin, Rachid Temal, vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, Isabelle Raimond-Pavero, M. Hugues Saury, secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mmes Catherine Dumas, Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Ludovic Haye, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, François Patriat, Gérard Poadja, Stéphane Ravier, Gilbert Roger, Bruno Sido, Jean-Marc Todeschini, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard.
Le présent rapport vise à évaluer les résultats opérationnels de l'opération Barkhane et à en tirer des enseignements dans la perspective, d'une part, de l'évolution du dispositif militaire et diplomatique français en Afrique de l'Ouest et, d'autre part, de l'examen de la future loi de programmation militaire 2024-2030.
Au préalable, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées souhaite rendre hommage et manifester sa reconnaissance à tous les militaires français qui ont été déployés dans des conditions particulièrement difficiles au Sahel, à ceux qui y ont perdu la vie et à ceux qui y ont été blessés.
I. BARKHANE, UNE OPÉRATION SINGULIÈRE
A. LA DIFFICILE SUCCESSION DE L'OPÉRATION « SERVAL »
Lors de son audition par la commission en 2021, le colonel Michel Goya avait souligné que les caractéristiques de l'opération Serval (janvier 2013-juillet 2014) qui fut, de l'avis général, un succès, éclairent, par contraste, les difficultés rencontrées par l'opération Barkhane qui lui a succédé. Serval affrontait en effet un ennemi bien identifié, progressait vers le nord du Mali en repoussant cet ennemi et avait manifestement atteints ses objectifs : la reprise de contrôle des villes du Nord, la destruction des grandes bases djihadistes d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et la dislocation d'une grande partie de ses forces.
Après cette victoire indiscutable se posait la question du format de la force qui resterait déployée au Sahel pour sécuriser les gains obtenus par Serval. Barkhane a finalement repris pour l'essentiel le dispositif militaire de Serval en y ajoutant les autres dispositifs présents dans la région, pour aboutir à une force de 3 000 à 5 000 soldats, six ou sept avions de chasse et une vingtaine d'hélicoptères, soit une force conséquente.
B. METTRE LA CRISE À LA PORTÉE DES FORCES LOCALES
Similaire à Serval par son format, l'opération Barkhane n'en était pas moins radicalement différente par son modus operandi : de « séquentielle » (une progression vers le Nord avec la destruction progressive des bases des djihadistes), elle devenait « cumulative ». Faute de pouvoir assurer une présence permanente avec les moyens disponibles dans un espace aussi vaste que le Sahel, grand comme l'Europe, Barkhane s'efforçait en effet de multiplier les raids et les frappes contre un ennemi dispersé sur cet immense territoire, afin de l'empêcher de reconstituer des bases et de mener des opérations de grande ampleur.
L'objectif initial de Barkhane était ainsi de maintenir la crise sécuritaire au plus bas niveau possible, afin de la ramener à la portée des forces de sécurité locales et de permettre une résolution qui devait intervenir aux niveaux politique, de gouvernance et de développement.
Source : ministère des armées
II. LES EXIGENCES D'UN THÉÂTRE D'OPÉRATION SINGULIER, QUI A SUSCITÉ DE NOMBREUSES ADAPTATIONS DE LA PART DES ARMÉES
A. UN THÉÂTRE D'OPÉRATION GRAND COMME L'EUROPE
Le théâtre d'opération du Sahel a imposé sa configuration à l'opération Barkhane : une surface totale supérieure à celle de l'Europe (7 millions de km2), une élongation immense entre les différentes bases, un climat très chaud et « abrasif » pour les équipements, des événements météorologiques extrêmes. Du fait de ces caractéristiques, l'acheminement de fret et de personnels a constitué un défi de grande ampleur pendant l'opération. Malgré l'utilisation des A400 M et A330 MRTT Phénix, l'affrètement d'avions privés est resté indispensable pour les transports stratégiques depuis la métropole. En revanche, le transport des personnels a pu être assuré quasi exclusivement par des appareils militaires (avions « blancs » de l'Escadron de transport 3/60 Esterel). La logistique sur le terrain s'est alors organisée en « archipel » afin de pouvoir assurer le soutien malgré la dispersion des forces.
B. LES ENSEIGNEMENTS D'UNE OPÉRATION COMPLEXE
1. Un impératif : assurer la mission dans la durée
Selon l'état-major de l'armée de terre, plusieurs impératifs se sont manifestés lors de l'opération :
· la nécessité d'un aguerrissement physique et moral permanent ;
· une capacité d'entretien et de réparation de fortune des matériels ;
· l'intégration au plus bas niveau tactique (compagnie de 150 hommes) des moyens interarmés, comme la capacité de guider les avions et de recueillir du renseignement ;
· d'excellentes performances en matière d'acquisition et de traitement du renseignement : avec beaucoup de capteurs différents, il était nécessaire de produire des synthèses pertinentes et de recouper sans cesse les sources pour rendre les opérations fiables et éviter les dommages collatéraux ;
· le maintien d'une capacité à surprendre l'ennemi, alors même que celui-ci évoluait sur un terrain qu'il maîtrisait parfaitement.
Afin d'entretenir la capacité à répondre à ces divers impératifs, trois enjeux devaient être particulièrement maîtrisés :
-l'enjeu de la régénération des hommes. Après 4 ou 6 mois passés sur ce théâtre d'opérations exigeant, les militaires pouvaient bénéficier, à la suite d'une expérimentation qui avait eu lieu en Afghanistan, d'un sas de quelques jours avant le retour en garnison, avec des séances de relaxation individuelles et collectives et un éventuel repérage de difficultés psychologiques ;
-en ce qui concerne la maintenance du matériel, l'objectif était de préserver les équipements dans la durée, avec trois niveaux d'intervention : le dépannage au contact ; les unités spécialistes de la maintenance en zone sécurisée pour entretenir le niveau de disponibilité des matériels ; enfin la maintenance industrielle en métropole, parfois à l'usine, pour régénérer le matériel. Ainsi, tout au long de l'opération, le dispositif du maintien en condition opérationnelle du matériel terrestre dirigé par la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT), échelonné sur la métropole et le théâtre, a dû concentrer ses efforts sur Barkhane ;
-la nécessité d'une adaptation permanente des matériels, avec les engins les plus modernes et mieux plus protégés : le véhicule blindé de combat d'infanterie (VBCI) de 32 tonnes rétrofité en 2018, puis le véhicule blindé multirôle (VBMR) Griffon, engagé dès que livré en 2021. Les nécessités du théâtre d'opération, en particulier pendant la saison des pluies, ont conduit à la projection des véhicules haute mobilité (VHM) à chenilles. Des innovations sont apparues pendant l'opération : imprimante 3D à Gao, atelier projetable de maintenance pneumatique, équipement de 70 véhicules blindés légers (VBL) par des protections pour mines.
Au total, le départ du Mali implique que 750 matériels majeurs doivent quitter le pays. Sur ces matériels, environ 55% sont déjà rapatriés et rentrés en régénération. La « bosse » de matériel à régénérer s'étalera ainsi jusqu'en 2027.
La problématique des engins explosifs improvisés
La protection des militaires contre les engins explosifs improvisés (IED), responsables de la majorité des pertes humaines lors de l'opération, est rapidement devenue une priorité. Tout au long de Barkhane, le niveau de blindage des véhicules a ainsi été augmenté. Avant l'arrivée des véhicules de l'avant blindé (VAB) ultimas, les véhicules blindés légers (VBL) ont été dotés de kits anti-mines et les porteurs polyvalents logistiques ont été blindés. Parallèlement, des systèmes de brouillage ont été installés et des équipements de lutte anti-drones expérimentés. Aujourd'hui, les armées disposent d'un parc d'environ 400 brouilleurs, dont plus des deux tiers étaient déployés au Mali. Ces systèmes seront progressivement remplacés par le dispositif « Barrage », développé par Thales : une demi-douzaine étaient déployés en bande sahélo-saharienne, essentiellement au sein des troupes du génie, chargées d'ouvrir les itinéraires. Toutefois, les brouilleurs ne sont efficaces que contre les IED déclenchés à distance alors que la majorité sont déclenchés par pression, au passage du véhicule. S'il s'est ainsi avéré impossible d'obtenir un véhicule protégé à 100 %, l'opération a permis de créer un processus d'aller-retour efficace avec les industriels pour améliorer la sécurité des véhicules.
Le VAB Ultima (photo ministère des
armées)
2. Un dispositif aérien renouvelé
a) Une organisation qui a fait ses preuves
En matière aérienne, la coordination entre le Poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT) de N'Djamena et le Joint Force Air Component Command-Commandement de la composante air de la force interarmées de l'Afrique Centrale et de l'Ouest (JFACC-AFCO) de Lyon-Verdun a montré son efficacité. Le JFACC-AFCO a été intégré au sein du Centre Air de planification et de conduite des opérations (CAPCO), qui est désormais l'outil de Command and Control pour toutes les opérations majeures de l'armée de l'air et de l'espace. Il a notamment été utilisé pour le commandement de la composante aérienne de la force de réaction rapide de l'OTAN par la France pour l'année 2022. Parallèlement, le système des bases aériennes projetées de N'Djamena et Niamey a constitué la « pointe de l'épée » du dispositif aérien en BSS et a permis de tisser des liens étroits avec les partenaires tchadien et nigérien qui perdurent actuellement, les deux pays souhaitant monter en puissance dans ce domaine et bénéficiant des formations de l'AAE (combinaison les différents vecteurs, formation des guetteurs aériens tactiques avancés (GATA), etc).
b) L'apport essentiel des drones MALE
D'un point de vue opérationnel, le principal Retex pour l'armée de l'air découle de l'utilisation intensive du drone Reaper armé, qui a été de toutes les missions : reconnaissance, préparation des frappes des chasseurs, repérage des poses d'IED, neutralisations, etc. Les équipages ont désormais acquis une expérience précieuse dans tous ces domaines.
3. Le renseignement au coeur des missions
Ainsi que l'a souligné le général Cyril Carcy, Directeur adjoint de la DRM, lors de son audition, l'apport essentiel des renseignements lors de l'opération s'est construit bien en amont, depuis des années voire des décennies, en coopération avec la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). C'est cette profondeur historique qui a permis aux armées de disposer d'une connaissance fine du terrain et des groupes terroristes présents et qui a conduit les partenaires de la France, au premier rang desquels les États-Unis, à reconnaître son expertise unique dans ce domaine et à coopérer en toute confiance avec elle. La DRM a contribué à l'élaboration des options stratégiques pour le CEMA, à la planification et à la conduite des opérations au niveau stratégique ainsi qu'à l'orientation de la manoeuvre au niveau tactique, essentiellement depuis le territoire national, au travers du plateau « Sahel ». Ce dernier était composé d'équipes de la DRM placées au sein du centre de planification et de conduite des opérations.
Les moyens de renseignement mis en oeuvre sur le théâtre sahélien, placés pour l'essentiel sous le commandement du COMANFOR, étaient les suivants :
-le renseignement d'origine image (ROIM) issu des drones (Harfang puis Reaper), des chasseurs, les avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR), d'autres vecteurs aériens ponctuels tels que le C160G ou l'Atlantique 2, ainsi que les moyens d'observation spatiales. Le commandement des États-Unis pour l'Afrique (AFRICOM) a apporté une aide essentielle dans le domaine ROIM. La fluidité de cette coopération trouvait notamment son origine dans les travaux du « comité Lafayette », cadre d'échange bilatéral de renseignement mis en place après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis ;
-le renseignement d'origine électromagnétique (ROEM), issu principalement de capteurs tactiques mis en oeuvre par les unités de renseignement des armées (FIR - Fonction Interarmées du Renseignement) ;
-le renseignement d'origine humaine (ROHUM), élaboré principalement par le groupe de recherche multicapteurs (GRM). Ce GRM, composé de personnels issus d'unités de la FIR, traite des sources localisées au Sahel et réalise des opérations d'investigation numérique ;
-le renseignement d'origine biométrique.
De nombreux enseignements ont été tirés tout au long de cette opération, améliorant non seulement l'efficacité de Barkhane, mais permettant aussi des progrès dans la haute intensité :
· l'emploi systématique de drones de surveillance en appui aux opérations ;
· la capacité de à produire un renseignement à partir d'une manoeuvre multi-capteurs. Épisodiquement mise en oeuvre au début de l'opération, cette pratique est désormais totalement maitrisée ;
· la création d'un plateau Afrique en 2016 au sein de la DRM a participé à un rapprochement de la recherche et de l'exploitation, permettant une production de renseignements plus fine et plus rapide, en multi-capteurs ;
· les besoins de capitalisation et d'exploitation ont contribué au développement d'un outil numérique agrégeant de nombreuses bases de données ;
· la crédibilité acquise par la DRM auprès du partenaire américain est un facteur clé dans nos relations pour acquérir une confiance réciproque, notamment pour les échanges concernant le théâtre européen ; les échanges avec nos partenaires relevant d'une logique de troc ;
· la prise de conscience de l'importance du champ des perceptions et du champ informationnel.
4. Une aide considérable des alliés de la France
En particulier, l'appui américain a été majeur au cours de l'opération : 54 % des heures de vol ont été permises par le ravitaillement américain, soit 40 % du carburant, 12 % du transport de personnes, 11 % du transport de fret, voire 30 % au moment des relèves. En outre, les Américains ont mis à la disposition de l'armée française un canal satellitaire et contribué à 43 % du renseignement et de la surveillance aérienne en 2019. Les alliés européens ont également fourni plusieurs matériels, notamment des hélicoptères (Royaume-Uni, Danemark) et quatre avions de transport tactique (Allemagne et Espagne).
Il faut enfin également l'aide des alliés de la France au sein de la force Takuba, qui a constitué une réussite indéniable avant que le retrait du Mali ne mette prématurément fin à l'expérience.
III. UN ENNEMI À PLUSIEURS FACETTES, UN CONFLIT COMPLEXE
Lors de son audition par la commission en 2021, le général Lecointre, chef d'État-major des armées, avait souligné la capacité de régénération des groupes terroristes, attribuée à quatre facteurs principaux : leur connaissance intime du terrain ; l'instrumentalisation des tensions interethniques préexistantes ; le recrutement de combattants de plus en plus jeunes ; la complicité d'une partie importante de la population. En outre, les combattants se dérobaient systématiquement devant les forces françaises, ce qui rendait d'autant plus difficile d'obtenir des résultats significatifs.
Lors de son audition par la commission, le chercheur spécialiste du Sahel Matthieu Pellerin a distingué deux catégories de combattants au sein de ces groupes. D'un côté, à la tête des organisations, des « shouras » (conseils) composées de combattants convaincus et idéologisés qui défendent un agenda politique d'imposition de la Charia, voire de création d'un état islamique. De l'autre, des combattants pour qui l'agenda religieux reste marginal, la principale motivation étant la lutte contre des situations considérées comme injustes, ces situations variant selon les régions. À titre d'exemple, de nombreuses populations nomades du Sahel s'estiment laissées pour compte par le pouvoir politique et harcelées par les forces de sécurité. Dans la période récente, les nombreux massacres perpétrés contre des populations civiles, majoritairement d'origine peule, au centre du Mali ou dans la province du Soum au Burkina Faso, constituent ainsi des facteurs d'embrigadement dans les groupes terroristes.
S'ajoutent à ces deux catégories principales des individus plus opportunistes, tels des bandits, des personnes simplement mues par l'appât du gain (payées par exemple pour la pose d'un engin explosif improvisé) ou encore simplement des individus qui rejoignent un proche déjà engagé. Selon une analyse similaire, Alain Antil, Directeur du Centre Afrique subsaharienne de l'IFRI, souligne que de nombreuses personnes sont recrutées au sein des groupes pour assurer un rôle « logistique » : fournir de l'essence, des pièces détachées, des informations sur un lieu donné, ou encore des financements issus d'enlèvements.
Une triple conflictualité
Selon le chercheur Alain Antil, il existe en réalité, dans la crise sahélienne, trois conflits simultanés qui interfèrent :
-le premier conflit, le plus évoqué dans le discours politique et médiatique, est celui qui est généré par les groupes terroristes ayant une idéologie djihadiste et pour ambition d'instaurer un nouvel ordre politique fondé sur une version fondamentaliste de la religion ;
-le second conflit consiste en une sorte d'insurrection des périphéries contre le centre, dans des pays où l'action de l'Etat central bénéficie souvent de moins en moins à la population à mesure que l'on s'éloigne de la capitale, devenant même prédatrice pour certains groupes sociaux ;
-le troisième conflit consiste en un ensemble de révoltes sociales en cours dans des espaces donnés, qui renvoie au caractère très stratifié des sociétés sahéliennes, où persistent des formes de servage. Ainsi, le groupe Ansarul Islam, au Burkina Faso, recruterait principalement parmi des couches marginalisées au sein des Peuls, et aurait pour première cible des chefferies et des imams eux-mêmes peuls.
Autant que contre la radicalisation, il s'agissait de lutter contre l'ensemble de ces facteurs de conflictualité qui peuvent faire basculer les individus dans la violence. Une telle lutte supposait un niveau élevé de coordination entre l'ensemble des acteurs et la participation active des Gouvernements locaux, ce qui n'a jamais été le cas au Mali.
S'agissant plus particulièrement des groupes djihadistes, leur projet politique et leur vision fondamentaliste de la société, de l'école ou de la justice n'ont pas été suffisamment analysés. Les autorités ne leur ont le plus souvent opposé que la pure et simple restauration de l'Etat, alors que celui-ci était toujours perçu par une partie importante de la population comme une force hostile davantage que protectrice.
Les principaux groupes terroristes
Deux groupes principaux doivent être distingués parmi les groupes armés contre lesquels luttait Barkhane: le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (JNIM selon l'acronyme arabe), coalition des katibas qui relevaient d'Al-Qaïda au Maghreb islamique ou d'Al Qaïda au Sahara formée en 2017 par Iyad Ag Ghali, et l'État islamique (EI) le fruit d'une branche dissidente du groupe qaïdiste al-Mourabitoune ayant prêté allégeance à Daech en 2015 et se divisant à son tour en deux branches : une branche saharienne, qui a concentré les efforts de Barkhane, et une branche autour du lac Tchad, dans le nord du Nigéria. L'organisation plus souple et plus permissive vis-à-vis des vengeances personnelles de l'Etat islamique a permis au groupe de recruter parmi les nombreux individus désirant se venger après avoir perdu un ou plusieurs proches dans des massacres ou des affrontements. Outre ces organisations, doit également être mentionné le Front de libération du Macina (FLM) ou Ansaroul Islam, dirigé par Amadou Koufa et rattaché depuis 2017 au GSIM.
Au plan de la situation sécuritaire, après avoir été contenu par la pression militaire exercée par les forces françaises au Nord-Mali, le JNIM aurait une stratégie d'implantation dans les zones du centre, du sud du Mali et du Burkina Faso, où il ne rencontre désormais moins d'opposition. Parallèlement, l'EI, après être monté en puissance entre 2016 et 2019, au point d'être en mesure de conduire des attaques massives contre les forces armées des États sahéliens, puis fortement affaibli par les opérations Barkhane et Takuba à partir de 2020, est aujourd'hui dans une phase de revitalisation en raison du relâchement de la pression sécuritaire au Mali. Enfin, en l'absence désormais totale du pouvoir malien au nord du pays, des recompositions sont en cours impliquant également les groupes armés Touaregs.
IV. LE « SENTIMENT ANTI-FRANÇAIS » ET L'IMPORTANCE DES ENJEUX D'INFLUENCE
A. LE « SENTIMENT ANTI-FRANÇAIS », UN PHÉNOMÈNE COMPOSITE
Alors qu'en 2013, la réussite de l'opération Serval avait conféré une image très positive à la France, le « sentiment anti-français » n'a cessé de prendre de l'ampleur au fil des années au Sahel, créant un environnement de plus en plus hostile à l'opération Barkhane. Des discours conspirationnistes sont apparus, prétendant expliquer la persistance de la présence française et l'incapacité à éradiquer le djihadisme par un agenda caché, d'autant que, comme l'a souligné lors de son audition le sous-directeur de l'Afrique occidentale du MEAE, la diplomatie française a manifesté une relative incapacité à communiquer sur ce qu'étaient les réels intérêts de la France dans la région, ouvrant ainsi la porte aux spéculations malveillantes.
Ce « sentiment anti-français » est cependant hétérogène, émanant d'un mouvement non structuré, tantôt religieux et anti-occidental, tantôt anti-impérialiste. Plus répandu dans les grandes villes qu'à la campagne, plus virulent sur les réseaux sociaux, où il constitue le « fonds de commerce » de certains influenceurs, que dans la rue, il se fonde sur la référence aux luttes anti-coloniales mais aussi sur un panafricanisme plus moderne, qui considère que la France continue parfois à se comporter de manière « arrogante ». À cet égard est souvent cité l'épisode du sommet de Pau où les chefs d'Etat du Sahel auraient été « convoqués » collectivement par le Président de la République. Ce sentiment s'alliant avec un rejet de la corruption des élites, il est souvent reproché à la France, inversement, de rester trop proche de gouvernants corrompus.
B. LA MONTÉE EN PUISSANCE DES ENJEUX D'INFLUENCE
Le « sentiment anti-français » a été instrumentalisé par les adversaires stratégiques de la France à l'appui d'un projet d'influence anti-démocratique, autoritariste, nationaliste et favorable aux régimes militaires issus des putschs.
Ainsi, au cours de l'opération Barkhane, les enjeux d'influence sont montés en puissance à mesure que la Russie et Wagner s'investissaient davantage dans la région, pour devenir finalement centraux. L'exemple-clef en a été l'affaire du prétendu charnier de la base de Gossi, où l'armée française a filmé des mercenaires de Wagner en train de mettre en scène un charnier après l'abandon de la base par la France. Cette opération réussie de contre-désinformation a d'ailleurs montré que l'armée française prenait désormais en compte cette problématique. La France a ainsi récemment mis en place plusieurs éléments d'une stratégie d'influence :
· la diplomatie publique et l'influence sont considérées comme une fonction stratégique dans la nouvelle Revue Nationale Stratégique 2022 ;
· une nouvelle sous-direction de la veille et de la stratégie du Quai d'Orsay a été mandatée pour conduire la réponse française aux défis informationnels ;
· la France dispose d'un ambassadeur dédié à la diplomatie publique en Afrique et d'un ambassadeur pour le numérique, chargé de promouvoir nos valeurs et notre culture dans le monde numérique ;
· le ministère des armées a adopté une doctrine de « lutte informatique d'influence » en octobre 2021 et une cellule Anticipation, stratégie et orientation (ASO) fonctionne désormais au sein de l'État-major des Armées.
· Le MEAE et les armées souhaitent également exploiter davantage l'OSINT (Open Source Intelligence), dont la guerre en Ukraine a montré l'utilité pour déconstruire les récits promus par la Russie.
Malgré ces progrès, la France ne dispose, dans ses emprises diplomatiques, que de peu de moyens pour diffuser quotidiennement des messages anti-désinformation : à titre d'exemple, l'ambassade ne dispose que d'un volontaire international et d'un employé local à Bamako pour le service presse, de trois personnes à Niamey, ou encore de cinq employés à Abidjan. Cette situation, due en partie à la diminution des moyens de la diplomatie française au cours des dernières années, ne permet pas de rivaliser avec les « fermes à trolls » de Wagner.
V. RÉUSSITES ET LIMITES DE L'OPÉRATION BARKHANE
1. Un affaiblissement significatif des groupes djihadistes pendant l'opération
L'opération Barkhane peut faire valoir des succès significatifs. Ainsi, elle a permis de mettre hors de combat de nombreux membres des groupes terroristes qui agissaient dans les pays du Sahel central, dont un certain nombre de chefs de réseaux terroristes et de combattants issus des rangs des deux franchises (JNIM et EI-S), comme, en juin 2020, Abdelmalek Droukdal, figure emblématique du jihad algérien, surnommé « le Ben Laden du Maghreb ». Le JNIM a ainsi été fortement contraint par les actions de l'opération Barkhane combinées à celles des partenaires locaux.
Si l'EI-S a connu une phase d'extension entre 2016 et 2019 qui lui a permis de submerger des camps des forces nigériennes et maliennes fin 2019, le sommet de Pau de janvier 2020 a permis un renforcement de la coopération entre les pays du G5 Sahel contre ce groupe. L'EI-S a ainsi été fortement affaibli entre le printemps 2020 et l'été 2022. Depuis le départ des forces Barkhane du Mali, ce groupe terroriste connaitrait de nouveau une phase de régénération et d'extension.
Le succès des actions menées après le « surge » décidé au sommet de Pau de janvier 2020 a tenu à plusieurs facteurs : la mise en place d'un nouveau cadre politique, stratégique et opérationnel, la Coalition pour le Sahel, un commandement conjoint entre Barkhane, la force conjointe du G5 et les armées nationales, un renforcement du contingent français - 600 hommes -, un envoi de 600 militaires tchadiens dans la zone des trois frontières, épicentre du terrorisme, ainsi que l'opérationnalisation de la force conjointe du G5 Sahel. L'armement des drones depuis la fin de l'année 2019 et des opérations innovantes (« Bourrasque », « Éclipse » et « Équinoxe ») ont complété ces efforts.
2. Des groupes djihadistes résilients
Le major général des armées a souligné lors de son audition devant la commission que, si l'armée française a été capable de traiter les cibles identifiées, des djihadistes étaient sans cesse réapparus, les groupes se développant malgré les frappes. Allant plus loin, le colonel Goya avait estimé que Barkhane « s'attaque aux symptômes, mais pas aux causes profondes, ni à la capacité de régénération de l'ennemi, car son centre de gravité ne se trouve pas dans ses camps du désert, mais bien à Bamako », la cause des troubles étant avant tout politique et de gouvernance.
Par ailleurs, selon la chercheuse Nyagalé Bagayoko, spécialiste de la sécurité au Sahel et présidente de l'African Security Sector Network (ASSN), la doctrine militaire sous-jacente de l'opération Barkhane, fondée sur l'approche anti-insurrectionnelle remontant à Lyautey et Gallieni, avec une insertion dans le milieu, était en réalité impossible à réaliser, la priorité étant à la protection de la force (à l'instar des interventions américaines), avec des unités tournantes sur quatre mois, ce qui ne constitue pas une durée suffisante pour se « fondre » dans la population.
3. Une solution politique qui n'est jamais venue, une dégradation rapide de la relation diplomatique
Barkhane ne pouvait réussir seule. La stratégie mise en oeuvre au Sahel reposait en effet sur quatre piliers : à l'opération militaire s'ajoutaient le renforcement de la capacité militaire des États, le retour de l'État et de l'administration sur tous les territoires, et l'aide au développement, le tout dans le cadre de la mise en oeuvre de l'accord d'Alger de 2015. Non seulement le succès global ne pouvait être obtenu que si ces quatre objectifs étaient atteints, mais ceux-ci s'appuyaient aussi les uns sur les autres, de sorte que l'un ne pouvait progresser sans les autres.
À cette aune, le général Lecointre avait estimé que « nous n'aurons certes pas de victoire définitive au Sahel, car, comme dans les Balkans, la victoire ne peut pas être seulement militaire ». De même, le général Castres a souligné un problème d'« inconcordance des temps » : le temps de la résolution d'une crise est beaucoup plus long que celui de l'action militaire et même diplomatique, il se mesure en années, voire en décennies. Ainsi, Barkhane ne peut être rendue comptable à elle seule des échecs des autres aspects de la stratégie déployée depuis 2013 pour stabiliser le Mali et plus largement le Sahel.
Or selon le major général des armées, la France n'a pas pu à elle seule « enclencher la relation » entre le niveau militaire et les niveaux politique et économique : elle n'est pas parvenue à « faire émerger une société démocratique prenant en compte les exigences du développement », et ce malgré l'investissement conjoint des partenaires internationaux de la France. Malgré de nombreuses annonces, qui se sont toutes avérées illusoires, la situation politique au Mali est en effet restée bloquée. L'absence de progrès dans ce domaine a alimenté l'extension de la menace djihadiste et a rendu la tâche de Barkhane de plus en plus difficile.
Autre problème jamais résolu, souligné par les représentants de Care France, Tournons la page et CCFD Terre solidaire : une large part des populations sahéliennes ont continué à percevoir les armées locales comme potentiellement prédatrices malgré tous les efforts de formation engagés, notamment au Mali par l'EUTM. Ainsi, environ 47 % des 4 200 décès de civils documentés au Niger, au Burkina Faso et au Mali en 2020 et 2021 auraient été causés par les forces de défense et de sécurité sahéliennes et les « groupes d'auto-défense communautaires », et non par les groupes dits djihadistes. Cette situation a contribué à alimenter sans cesse le flux de nouveau djihadistes venus compenser les pertes infligées par les armées locales et par l'armée française.
Selon M. Emmanuel Besnier, sous-directeur Afrique occidentale du Quai d'Orsay, les autorités françaises n'ignoraient pas l'état dégradé de la démocratie malienne, très corrompue malgré la tenue régulière d'élections. La France a poursuivi sa coopération avec les autorités faute d'alternative, tout en leur faisant passer quotidiennement des messages sur la nécessité de réaliser des avancées politiques, notamment après les élections législatives de 2020, marquées par des irrégularités. Cependant, rien n'incitait en réalité le Mali à aller de l'avant dans la mise en oeuvre de l'accord de paix, chacune des parties s'accommodant très bien du statu quo. Par la suite, après la période du premier putsch, au cours duquel les relations avec la France sont restées correctes, le Mali a décidé de rompre unilatéralement non seulement avec la France, mais aussi avec l'ensemble des partenaires engagés alors auprès du pays.
4. Un manque de « bretelles de sortie »
Étant donné l'impossibilité de venir définitivement à bout des groupes terroristes, certains observateurs estiment que la France aurait dû fixer dès le départ les critères de son retrait, faute de quoi Barkhane devenait de facto une opération « à durée indéterminée ». Certes, la doctrine généralement admise évoquait comme moment de ce retrait celui où les forces maliennes seraient en mesure de prendre la relève. Il s'agissait cependant d'une condition quasi impossible à réaliser à moyen terme, tant l'armée malienne de 2013 partait de loin. Plusieurs moments auraient peut-être permis à la France d'enclencher un retrait avant que les putschs ne dégradent radicalement la situation : en juillet 2013, après les élections présidentielles réussies (élection d'Ibrahim Boubakar Keita), ou encore après les bons résultats obtenus à la suite du « surge » de Pau. Finalement, la succession des deux putschs au Mali a conduit à un retrait subi et accéléré.
B. LES FORCES ARMÉES DES PAYS DU SAHEL SONT-ELLES CAPABLES DE PRENDRE LA RELÈVE DE BARKHANE CONTRE LES GROUPES ARMÉS ?
Les forces armées locales, en particulier celles du Mali, ont subi davantage de défaites, souvent sévères, que de victoires dans leur combat contre les djihadistes, montrant ainsi leur incapacité à résister à un ennemi pourtant peu nombreux. Selon les mots du général Lecointre, « malgré les efforts de formation et d'investissement de l'Union européenne, nous constatons que les forces armées maliennes, nigériennes et burkinabè subissent des pertes énormes, de l'ordre d'un bataillon par an. » D'abord, les armées des pays d'Afrique subsaharienne ont souvent été maintenues dans un état de faiblesse relative afin de ne pas constituer une menace pour le pouvoir politique. Contre les djihadistes, l'accumulation des revers a causé une totale perte de confiance des armées locales, dès lors incapables de tenir face à l'ennemi. À tel point que, selon le général Castres, un « délitement brutal » de l'armée malienne n'était pas à écarter avant que l'initiative de Pau intervienne.
À cet égard, plusieurs intervenants ont estimé que la formation dispensée par l'EUTM au Mali était insuffisante. Nyagalé Magayoko a souligné l'inadaptation de ce type de formations pour réformer la gouvernance des appareils de défense et de sécurité. Trop calquée sur le modèle occidental, elles omettent les dynamiques informelles à l'oeuvre dans les pays concernés et comptent trop sur des améliorations techniques et ponctuelles. La chercheuse estime plus globalement que les formations militaires au bénéfice des pays de la région se sont avérées une impasse, trente ans de pratique n'ayant pas permis d'aboutir à des résultats convaincants.
À la fin de la période, grâce à l'appui au combat français, les armées des pays du Sahel avaient cependant pu renouer avec la victoire et avec une certaine confiance, mais la situation a de nouveau changé avec l'arrivée du groupe Wagner. S'agissant de la force conjointe du G5 Sahel, qui devait compter à terme 5 000 hommes répartis en sept bataillons, elle représentait davantage un défi matériel, opérationnel et même culturel qu'une solution miracle. En outre, les quelques progrès accomplis ont été totalement remis en cause par les coups d'Etat intervenus au Mali et au Burkina Faso.
À noter que l'ensemble de personnes auditionnées a relevé que malgré ses efforts, la MINUSMA souffrait des limites habituelles des forces de maintien de la paix dans un contexte où la paix n'est pas encore véritablement établie. Comme l'a rappelé le major général des armées, la France avait essayé, au moment de la mise en place de la FINUL au Liban en août 2006, d'avoir des règles d'engagement très robuste, notamment sur l'ouverture du feu, avec de solides chaînes de commandement : cela n'a pas été le cas pour la MINUSMA, incapable de mener des opérations de force.
Plus globalement, l'armée française est restée, sans doute à son détriment, la plus visible des forces engagées au Sahel.
Aujourd'hui, les stratégies militaires mises en oeuvre par les pays du Sahel sont diverses. Tandis que le Mali s'appuie sur Wagner et sur des milices, le Burkina Faso a fait appel à 50 000 « volontaires pour la défense de la patrie », des groupes d'autodéfense, au risque d'alimenter la dynamique de violences, à côté des 10 000 hommes de l'armée, mais a dû également décréter la mobilisation générale. Ces deux pays tendent toutefois à museler de la même façon la liberté de la presse, afin de pouvoir développer une propagande vantant l'efficacité de leur armée contre les djihadistes. La situation est meilleure au Niger et au Tchad qui continuent à coopérer avec la France.
C. LE « CONTINUUM SÉCURITÉ-DÉVELOPPEMENT » EST-IL DEVENU UNE RÉALITÉ AU SAHEL ?
1. Un effort significatif d'aide publique au développement
Sur l'aspect « développement », des efforts considérables ont été accomplis par les partenaires internationaux au Sahel. Au début de l'opération, l'aide publique au développement en direction des pays les plus pauvres avait subi une forte diminution depuis plusieurs années, en raison de la prédominance des prêts sur les dons, qui avait permis de diminuer les crédits budgétaires affectés à cette politique. Progressivement, les crédits budgétaires ont recommencé à augmenter, permettant à l'AFD de verser à nouveau des montants significatifs en dons.
Le graphique ci-dessous montre ainsi l'augmentation importante de l'intervention de l'AFD dans les pays du G5 Sahel depuis 2015, en ligne avec la priorité Sahel de la France :
À titre d'exemple, grâce aux projets engagés par l'AFD en 2021 au Grand Sahel (335 M€), 30 000 personnes bénéficient de formations professionnelles et technologiques ; 1,2 million de personnes d'un accès aux services électriques ; 1,3 million de personnes d'un accès à l'eau potable ; 2,5 millions de personnes d'un accès amélioré à un système de transport urbain ; 2,8 millions d'enfants sont scolarisés, dont 1,6 million de filles ; 6,1 millions de personnes bénéficient d'un accès aux soins amélioré et 3,4 millions d'une meilleure protection sociale.
Par ailleurs, le lancement en 2017 du fonds « Paix et Résilience Minka » de l'AFD a permis une exécution plus rapide dans les zones vulnérables et dans les contextes d'urgence. Ont ainsi été mis en place des projets dits « à double détente » avec une phase de mise en oeuvre rapide (activités visibles et tangibles dès les six premiers mois) et une composante plus structurelle, ainsi qu'un recours plus fréquent aux ONG en capacité d'intervenir dans les zones avec des forts enjeux de sécurité.
En outre l'Alliance Sahel, impulsée en 2017 par la France, l'Allemagne et l'Union Européenne, a permis de fédérer, en 5 ans, la plupart des acteurs de l'aide au Sahel, afin d'accélérer la mise en oeuvre des projets. Avec 27 membres, l'Alliance soutient actuellement près de 1 200 projets pour un montant global de 26,5 milliards d'euros.
2. L'approche dite « 3D » : une innovation nécessaire
L'approche « 3D » a pour objectif d'apporter une réponse globale aux crises à travers l'articulation des acteurs de la défense, de la diplomatie et du développement, en phase de prévention, stabilisation et développement. La mise en place de cette approche, en réponse à la crise au Sahel, s'est formalisée concrètement à partir de 2016 avec le rapprochement entre l'état-major des Armées (EMA) et l'AFD, à travers la signature d'un accord-cadre de partenariat et d'un accord de terrain, complétés par des échanges de personnels. Une comitologie a été mise en place entre l'EMA et l'AFD.
Sur le fond, cette nouvelle approche a visé dans un premier temps à répondre aux besoins dans les domaines de l'eau, de la santé et de l'éducation, tout en renforçant les autorités locales et dynamisant l'économie. Avec le sursaut civil décidé au sommet de Ndjamena en 2021, l'AFD a complété son approche par un effort en faveur du retour de l'Etat à travers l'instruction de projets de gouvernance, visant à renforcer les liens entre les autorités et les populations, en cohérence avec les actions et le dispositif militaire, en particulier au Mali.
Ainsi se sont progressivement développées des interactions multiples entre les Forces françaises au Sahel, le MEAE et l'AFD. L'armée française a mis ses moyens à disposition des acteurs français du développement, afin de les aider à travailler plus efficacement, par exemple en assurant le transport des représentants de l'AFD en zone à risque avec les hélicoptères des Forces françaises. De son côté, l'AFD a partagé avec les Forces françaises ses études de contexte sur les acteurs locaux, les difficultés de l'Etat, les facteurs de recrutement de jeunes par les groupes armés terroristes. Indirectement, les financements apportés par les acteurs français du développement (AFD et Centre de crise et de stabilisation du Quai d'Orsay) et leurs réalisations participent aussi au renforcement global de la présence de l'Etat, en complément, par exemple, des actions des forces armées militaire nigériennes, appuyées par les forces françaises au Sahel. Autre illustration, Expertise France, qui a rejoint le Groupe AFD en 2022 et qui, contrairement à l'AFD, dispose d'un mandat « défense », a construit des infrastructures militaires au profit de l'armée nigérienne sur financement de l'Union européenne.
Le rôle d'Expertise France
L'intégration d'Expertise France au Groupe AFD a joué un rôle positif dans les interventions au Sahel sur les secteurs de la sécurité intérieure (au travers de la protection civile) et de la justice. Sur financement de l'AFD, Expertise France met en oeuvre plusieurs projets dans les secteurs de la sécurité intérieure et de la justice au Sahel. Ainsi, le projet régional « Trois Frontières » (2019 - 2023) comporte un volet dédié au secteur de la protection civile dans les zones frontalières entre le Burkina Faso, le Niger et le Mali (construction de centres de secours, mise à disposition de véhicules d'intervention, de matériels d'intervention et de secours, de moyens de transmission, appui institutionnel auprès de chaque pays pour le renforcement opérationnel des unités de secours, formations). Expertise France intervient par ailleurs également sur financement européen dans les deux domaines précités (sécurité et justice) : mise en oeuvre de l'appui à la Force Conjointe du G5 Sahel (FC-G5) visant à soutenir l'équipement des pays contributeurs ; appui à la composante légale et prévôtale de la FC-G5 visant à renforcer la justice militaire de la Force Conjointe; projet d'assistance technique CT-JUST visant à renforcer la chaîne de justice pénale et la coopération multilatérale dans la lutte contre le terrorisme, etc.
Enfin, l'autre entité du groupe AFD, Proparco, a accompagné principalement les institutions financières, avec des lignes de refinancement et des mécanismes de partage de risque, afin de faciliter l'octroi de prêts bancaires aux PME locales, ou des financements directs pour des entreprises agroalimentaires et des infrastructures.
3. Les limites de l'approche « 3D »
En premier lieu, il convient de souligner que ce rapprochement entre défense et développement n'est intervenu en réalité qu'à partir de 2017-2018. À l'avenir, il apparait indispensable que ce dialogue « 3D » commence dès le début de la crise, afin de mettre immédiatement en place une stratégie de réponse coordonnée.
Il est apparu en outre que le mandat spécifique de chacun des « D » devait être respecté afin que les actions des entités correspondantes ne se confondent pas, mais plutôt se complètent et se synchronisent. Ainsi, les ONG Oxfam, Tournons la page et CCFD Terre ont indiqué lors de leur audition que la continuité entre les actions militaires et les actions de développement présentait des risques importants pour leur propre activité. En effet, la neutralité par rapport aux parties en conflit constitue la clef de voute de la capacité à intervenir des acteurs de l'aide au développement, qu'il s'agisse des agences ou des OSC. En particulier, selon les OSC, cette neutralité pourrait être remise en cause aux yeux des populations locales par des « projets à impact rapide » de l'armée française, par exemple dans le domaine de l'eau et de l'assainissement. Elles soulignent ainsi l'impératif d'un accord préalable de répartition des zones d'intervention et des secteurs de compétence afin de ne pas aboutir à une confusion préjudiciable.
Par ailleurs, malgré l'Alliance Sahel et les moyens significatifs qui ont été débloqués par les pays européens et leurs agences de développement, le programme d'investissements prioritaires (PIP) du G5 Sahel et le programme de développement d'urgence (PDU) du Sahel, les efforts de l'AFD et des autres bailleurs, les effets sur le terrain n'ont pas été « à l'échelle » dans les zones de crise. Il est vrai que la multiplication des groupes d'autodéfense, notamment au Burkina Faso, rend encore plus difficiles des actions de développement, de même que les déplacements des populations qui cherchent à fuir la violence.
Par ailleurs, l'effort de la France en matière d'aide humanitaire est longtemps resté en retrait de celui des pays comparables, la France ne fournissant que quelques pourcents des besoins du Sahel central. Les montants prévus pour l'aide humanitaire ont cependant augmenté au fil des lois de finances. Ainsi, le Fonds d'urgence humanitaire et de stabilisation, principal instrument d'action du Centre de crise et de soutien (CDCS) du MEAE, a vu ses crédits augmenter de 30,5 millions d'euros entre 2022 et 2023, atteignant 200 millions d'euros au sein du PLF 2023. Il est désormais souhaitable qu'une partie significative de ces crédits puisse bénéficier aux pays du Sahel, qui se trouvent actuellement dans une situation humanitaire très difficile.
Plus généralement, les actions de développement sont sans doute encore restées trop centrées sur les aspects économiques alors que les causes des conflits sont souvent de l'ordre de la demande de justice ou d'un égal accès aux services publics (par exemple un accès adapté à l'éducation pour les nomades). Par ailleurs, il est très difficile de décider qui seront les bénéficiaires d'un projet de développement dès lors qu'il n'existe pas d'autorité et de gouvernance légitimes : par exemple, aider en priorité les groupes qui ont apporté une aide dans la lutte contre les terroristes, comme une sorte de récompense, peut s'avérer une très mauvaise option une fois la paix revenue.
Enfin, l'accent doit sans doute être mis davantage sur la restauration des forces de sécurité civiles. En effet, le « continuum sécurité-développement » est resté bien trop souvent un « continuum défense-développement », les missions qui devraient être dévolues à des forces de police étant souvent exercées par les militaires.
Ainsi, de nombreux progrès restent à accomplir pour que l'approche intégrée diplomatie-défense-développement atteigne son plein rendement.
D. VERS UN NOUVEAU POSITIONNEMENT EN AFRIQUE OCCIDENTALE
De manière générale, l'évolution de la région sahélienne peut susciter un certain pessimisme quant à l'avenir. Une évolution vers des régimes de plus en plus autoritaires et militaires, ainsi qu'un rôle croissant des forces religieuses fondamentalistes, n'est pas à exclure. Dans ce contexte difficile, il est nécessaire désormais de développer une connaissance fine de l'ensemble des acteurs et des environnements locaux, des élites à la société civile, afin de tenter de modifier favorablement l'image de la France dans la région.
D'un point de vue militaire, il est nécessaire que les forces françaises soient moins exposées qu'au cours de la décennie écoulée. Un travail de coconstruction avec les partenaires gouvernementaux s'impose pour répondre aux besoins exprimés : cessions de matériels, appui en renseignement, formations très spécifiques après évaluation précise des besoins en la matière. À cet égard, le partenariat actuel avec le Niger constitue sans doute un exemple à suivre.
Si la loi de programmation militaire prévoit une réduction de l'effectif des bases, celle-ci doit être soigneusement calibrée afin de ne pas s'ôter toute capacité de réaction en cas d'événements graves menaçant les ressortissants français, mais aussi afin de ne pas céder le terrain aux compétiteurs stratégiques de la France.
VI. SENTINELLE, UNE OPÉRATION DISCUTÉE
A. DES « INTERFÉRENCES » ENTRE LE COMBAT CONTRE LES TERRORISTES AU SAHEL ET LA VAGUE D'ATTENTATS EN FRANCE
La période de l'opération Barkhane a été concomitante de la vague d'attentats qui a frappé la France depuis 2015, avec les attentats de Charlie hebdo et de l'hyper Cacher, jusqu'à l'assassinat de Samuel Paty, en passant par le Bataclan, Nice et beaucoup d'autres drames.
Plusieurs de ces attentats ont été revendiqués par l'EI, capable de se projeter en France depuis le Moyen-Orient. Le combat contre le terrorisme se déroulait ainsi sur deux fronts. Le parallèle ne pouvait pas ne pas être fait avec ce qui se passait en même temps au Sahel, où les groupes terroristes menaçaient eux-aussi de créer un sanctuaire d'où ils auraient été également capables de préparer des attaques vers le territoire national.
Cette crainte s'est encore accrue en 2019, avant le sommet de Pau, quand une partie des terroristes qui sévissaient dans le Sahel a décidé de s'affilier à l'Etat islamique. Certains analystes évoquaient alors le risque de la formation d'un « Sahelistan », en référence à l'Afghanistan. D'autres estimaient cependant que ces groupes n'ont jamais vraiment eu la volonté ni les capacités de se projeter en Europe. En tout état de cause, cette crainte a probablement joué un rôle dans le soutien initial de la population à l'opération Barkhane. Cependant, elle a pu également conduire à « plaquer » sur les événements au Sahel des schémas inexacts. En effet, les « terroristes » du Sahel agissent rarement par le biais d'attentats similaires à ceux qui ont frappé la France, concentrant plutôt leurs attaques sur les forces de sécurité et les militaires des pays dans lesquels ils se trouvent. Il s'agit en outre d'un phénomène complexe, enraciné dans un contexte politique et social qui implique un traitement global (les « 3D »).
B. L'OPÉRATION SENTINELLE, UNE OPÉRATION TRÈS LOURDE POUR L'ARMÉE DE TERRE
Par ailleurs, a été mis en place à partir de janvier 2015 un dispositif Sentinelle renforcé. Ce dispositif a suscité de nombreuses interrogations, notamment quant à son efficacité. Ces interrogations ont conduit à faire évoluer la nature des missions. Les militaires sont ainsi passés d'une présence permanente sur une vingtaine de sites symboliques parisiens, à une posture statique et dynamique, puis seulement dynamique. L'armée de terre s'est également efforcée de donner une plus grande consistance à des missions qui avaient parfois conduit les militaires à devenir de simples remplaçants des forces de sécurité intérieure. L'enjeu est essentiel : depuis des années, entre 3 000 et 10 000 militaires sont engagés dans l'opération, pour un coût complet évalué à plus de 3 milliards d'euros. De 2015 à 2021, l'opération Sentinelle a ainsi vu se succéder près de 225 000 militaires français.
L'opération pèse donc lourdement sur l'armée de terre. L'impact de Sentinelle sur les activités de la préparation opérationnelle métier (POM), interarmes (POIA) et mise en condition finale (MCF) dépend du volume de troupes consacré à l'opération et de sa durée de déploiement. Avec le retour à un niveau d'engagement moindre de l'opération Sentinelle, l'EMA considère que les créneaux de préparation opérationnelle interarmes sont de nouveau assurés à 100%. Ainsi, la préparation opérationnelle des armées n'est assurée qu'avec le déploiement minimal de Sentinelle. Dans un rapport publié en septembre 2022, la Cour des comptes souligne qu'un sursaut quantitatif (surge) de Sentinelle pendant un mois est possible sans impact lourd sur la programmation de la préparation opérationnelle, mais qu'au-delà, le besoin de préparation des relèves de Sentinelle obère la disponibilité des unités en POM-POIA et engendre des annulations non compensées.
La Cour des comptes a d'ailleurs estimé que le dialogue civilo-militaire dans le cadre de l'opération était « parvenu à maturité » entre les armées et les forces de sécurité intérieure. Toutefois, le problème de la complémentarité des armées et des FSI se pose avec beaucoup plus d'acuité depuis qu'on est passé d'une menace exogène (individus militarisés appuyés par un Etat islamique disposant d'un territoire) à une menace endogène (les « loups solitaires »). Désormais, la lutte relève plus du renseignement intérieur et des capacités classiques de FSI dont l'équipement lourd a par ailleurs progressé. Dans ce contexte, l'utilisation de Sentinelle apparaît de plus en plus comme « utilitariste », avec une « addiction » des autorités et forces de sécurité intérieure à la force militaire. Les attentes préfectorales peuvent en effet apparaitre focalisées sur une logique de volume garanti de forces militaires déployées et de réassurance des FSI. Ainsi, en période tendue (post attentat ou avant une fête religieuse), « tout préfet et tout élu voudrait son détachement Sentinelle1(*)».
Selon la Cour des comptes, ceci impose aux armées de raisonner à des fins d'efficacité opérationnelle en revenant aux principes de la guerre : liberté d'action (vs addiction), concentration des efforts (vs banalisation) et économie des moyens (vs dilution). En effet, l'opération se poursuit et, selon le Préfet de police, de nouvelles évolutions sont prévues pour les JO de 2024. Dans cette perspective, la Cour émet deux recommandations que la commission ne peut que reprendre à son compte : il est d'abord nécessaire de « privilégier une réquisition maitrisée des armées pour des missions à haute valeur ajoutée militaire, combinant réactivité et désengagement rapide ». Ensuite, à terme, il faut « transférer la mission Sentinelle aux forces de sécurité intérieure, ou justifier son maintien, dans un format réduit, sur la base d'une analyse partagée de la menace ».
EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 7 juin 2023, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport d'information du groupe de travail sur le Retex de l'opération Barkhane (MM. Pascal Allizard, Olivier Cigolotti et Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteurs).
M. Pascal Allizard. - Monsieur le président, mes chers collègues, avant de débuter cette intervention, je voudrais rendre une fois de plus hommage aux 58 militaires français morts au Sahel au cours de l'opération Barkhane, ainsi qu'aux nombreux militaires blessés.
Au cours de nos travaux, nous avons auditionné de nombreux responsables militaires ; nous avons également entendu des représentants du Quai d'Orsay, de l'AFD, des chercheurs spécialistes du Sahel ainsi que des représentants des ONG. Ce tour d'horizon assez complet nous a permis de faire le point sur une opération aux caractéristiques singulières.
Singulière, car comme le rappelait ici même Michel Goya, Serval puis Barkhane ont constitué les premières interventions directes et importantes de la France depuis 1978. Décidée à la suite de l'opération Serval qui avait mis un coup d'arrêt à la progression des djihadistes au Mali, Barkhane avait pour objectif, faute de pouvoir assurer une présence militaire permanente dans un espace aussi gigantesque, d'empêcher la formation d'un « Sahelistan » et de mettre la crise à la portée de l'action politique de gouvernance et de développement.
Je reviendrai d'abord très brièvement sur les principales étapes de l'opération. Nous avons d'abord eu des succès significatifs, avec l'élimination d'importants chefs terroristes comme Abou Bakr Al-Nasr, chef d'Al-Mourabitoune, en avril 2014, ou encore Djamel Okacha, chef de l'émirat de Tombouctou, en février 2019, et de nombreux autres leaders. Ces actions ont désorganisé les réseaux terroristes. L'« Etat islamique au grand Sahara » étant cependant monté en puissance de manière inquiétante dans la région des trois frontières, le sommet de Pau de janvier 2020 a donné lieu un « d'atteindre des hauts responsables d'AQMI et de l'EIGS, tels, en 2020, Abdelmalek Droukdel puis Bah Ag Moussa. Par ailleurs, nous sommes parvenus à mobiliser nos partenaires européens à travers cette expérience unique et réussie qu'a été la force Takuba.
Cependant, l'évolution du Mali, avec le premier et surtout le second coup d'État, a conduit le pays à s'éloigner de la France mais aussi de ses autres partenaires internationaux, jusqu'à faire venir Wagner et à rejeter la présence militaire française dans le pays, mettant ainsi fin de facto à l'opération Barkhane, avant que le Burkina Faso ne lui emboîte le pas.
Les choses auraient-elles pu se passer d'une autre manière ? J'évoquerai cette question d'un point de vue militaire, laissant à mes deux collègues l'explication politique. On peut peut-être regretter qu'un objectif clair n'ait pas été fixé dès le départ qui, une fois atteint, aurait permis de mettre fin à Barkhane. Ceci a donné l'impression d'une « opération à durée indéterminée ». Le général Castres avait évoqué devant nous des « bretelles de sortie » possibles : il y aurait eu par exemple, au tout début, l'élection présidentielle de 2013 réussie au Mali, puis les succès remportés à l'issu du « surge » de Pau. En réalité, le Gouvernement laissait aussi entendre qu'un départ pourrait avoir lieu au moment où les forces maliennes et le G5 Sahel seraient en mesure de prendre la relève. C'est peut-être là que nous avons été trop optimistes : selon de nombreux observateurs, l'armée malienne défaite et profondément corrompue de 2013 aura en réalité besoin d'une génération entière pour redevenir crédible.
Par ailleurs, notre doctrine militaire, comme celle de nos alliés, a peiné à élaborer une stratégie cohérente face aux groupes terroristes. Mme Nyagalé Bagayoko-Menone, la présidente de l'african security sector network (ASSN), soulignait ainsi devant notre groupe de travail que l'approche anti-insurrectionnelle inspirée de Lyautey et Gallieni était inopérante : on ne peut prétendre s'insérer dans le milieu quand la priorité est la protection de la force et que les soldats ne sont sur place que 4 mois. Toutes les armées locales ou étrangères sont confrontées à cette difficulté : nous n'avons pas de recette éprouvée face à un ennemi mi-terroriste mi-insurrectionnel sévissant sur son propre terrain. La conséquence, c'est que nous avons affaibli nos ennemis, mais sans jamais parvenir à mettre fin à leurs exactions. Avec l'usure des années, ceci nous a été de plus en plus reproché par les populations, créant un contexte favorable aux manoeuvres de désinformation mises en oeuvre par la junte ou par Wagner.
Il convient de tenter de tirer les leçons de ces difficultés rencontrées par l'opération. Tous les spécialistes s'accordent sur la nécessité d'une présence militaire plus discrète, afin de ne pas s'exposer au procès en inefficacité ou pire encore en intentions cachées. Il faut ainsi s'efforcer de répondre plus ponctuellement à ce que demandent nos partenaires africains. Plutôt que des formations, ce sont des financements, des équipements ou des armements, voire de l'appui opérationnel en renseignement. Sur les formations, en particulier, il faut profondément s'interroger. Aucune recette n'a fait ses preuves. Quand le président de la République parle d' « académies » dans son discours de février, en réalité on ne voit pas tellement la valeur ajoutée, car cela existe déjà depuis des décennies sous la forme des écoles nationales à vocation régionale (ENVR). Peut-être, en revanche, faut-il accueillir davantage de militaires en France pour retisser des liens de plus en plus distendus, à l'instar de ce que pratique et développe la Russie.
La deuxième réflexion porte sur nos bases militaires. Pour le moment, nous restons présents au Niger où la coopération se déroule très bien, avec un partenariat étroit pour intervenir notamment le long de la frontière malienne. Quant aux forces prépositionnées, le rapport annexé de la LPM indique que « les bases sur lesquelles des forces françaises sont déployées vont évoluer, avec une présence permanente réduite ». Toute la question est de savoir à quelle point cette présence doit être réduite, et dans quels domaines. Les militaires nous disent qu'ils ont des propositions, mais qu'ils ne pourront pas continuer à remplir toutes les missions actuelles en étant moins nombreux. Or pour pouvoir faire face aux situations exceptionnelles, comme une menace majeure sur nos ressortissants, une certaine logistique reste nécessaire. En outre, les bases sont des relais d'influence dans la durée. Nos concurrents, Chine, Russie, voire même Turquie dont on en entend de plus en plus parler, risquent d'occuper immédiatement le terrain. Nous devrons donc être attentifs à cette évolution du dispositif au cours des prochains mois, car en réalité tout reste à construire.
M. Olivier Cigolotti. - J'évoquerai pour ma part plus en détail les enseignements opérationnels de Barkhane, dont certains peuvent s'appliquer à la haute intensité.
Ce théâtre d'opération était caractérisé par un ennemi très mobile, évoluant sur son propre terrain et au sein de la population. Autres particularités : une élongation immense et une « abrasivité » très forte pour le matériel. Ces caractéristiques ont rendu nécessaires, d'abord, un aguerrissement physique et moral permanent, et une régénération efficace des hommes. Des « sas » post-missions, déjà expérimentés en Afghanistan, ont ainsi été systématiquement organisés par l'armée de terre. Cette organisation pourra être maintenue sur d'autres théâtres.
Les matériels ont aussi dû être adaptés en permanence à la menace prédominante des IED, avec les engins les mieux protégés : VBCI de 32 tonnes rétrofité en 2018, puis les VBMR Griffon, engagés et livrés dès 2021. Les VAB ultima ont remplacé les VAB plus anciens. Avant cela, les véhicules blindés légers (VBL) ont été dotés de kits anti-mines et les porteurs polyvalents logistiques ont été blindés. Parallèlement, des équipements de brouillage ont été installés. Aujourd'hui, les armées disposent d'environ 400 brouilleurs, dont plus des deux tiers étaient déployés au Mali. Ils seront progressivement remplacés par le dispositif « Barrage » développé par Thales, dont une demi-douzaine étaient déployés en BSS. Toutefois, ils ne sont efficaces que contre les IED déclenchés à distance, alors que la majorité sont déclenchés malheureusement par le passage du véhicule. Il s'est ainsi avéré impossible d'obtenir un véhicule protégé à 100 %. L'opération a cependant permis de créer un processus d'aller-retour efficace avec les industriels pour améliorer la sécurité des véhicules.
En matière aérienne, la coordination entre le PCIAT de N'Djamena et le JFACC-AFCO (Joint Force Air Component Command - Commandement de la composante air de la force interarmées de l'Afrique Centrale et de l'Ouest) de Lyon-Verdun, a montré son efficacité. Le JFACC-AFCO a été intégré au sein du Centre Air de planification et de conduite des opérations (CAPCO), qui est désormais l'outil de Command and Control pour toutes les opérations majeures de l'armée de l'air et de l'espace. Il a notamment été utilisé pour le commandement de la composante aérienne de la force de réaction rapide de l'OTAN par la France pour l'année 2022. Par ailleurs, le système des bases aériennes projetées de N'Djamena et Niamey a constitué la « pointe de l'épée » du dispositif en BSS et a permis de tisser des liens étroits avec les partenaires tchadien et nigérien, qui perdurent actuellement. Les deux pays se montrent ainsi très allants pour monter en puissance dans le domaine aérien. Nous les aidons à combiner les différents vecteurs et à former des guetteurs aériens tactiques avancés (GATA) pour guider les avions. Des démarches similaires sont engagées dans le golfe de Guinée, avec la Côte Ivoire et le Bénin.
D'un point de vue opérationnel, le principal Retex pour l'armée de l'air découle de l'utilisation intensive du drone Reaper armé, qui a été d'absolument toutes les missions. Pour le transport, les capacités ont été décuplées par l'arrivée des A400M et du C130J, ce dernier étant arrivé en BSS début 2018, à peine trois mois après son arrivée en France. Les deux CASA fournis par les Espagnols ont également été précieux.
Autre apport essentiel lors de l'opération, qui aura des conséquences pour les adaptations à la haute intensité : le dispositif de renseignement mis en place par la DRM. En réalité, son efficacité s'est construite bien en amont de l'opération, pendant des années, en combinaison avec l'action de la DGSE. Les États-Unis, en particulier, ont salué cette connaissance intime du terrain. La fluidité de la coopération avec l'AFRICOM américain trouve aussi son origine dans le « Comité Lafayette », cadre bilatéral d'échange de renseignements mis en place après les attentats du 13 novembre 2015. Selon la DRM, les innovations mises en place pendant Barkhane valent pour la haute intensité.
Nous avons souvent rencontré lors de nos travaux la question de l'influence et du « sentiment anti-français ». Nous sommes en effet passés d'une France dotée d'un fort capital de sympathie en 2013 à une image très dégradée à fin de l'opération. Deux aspects sont à distinguer.
D'abord, un phénomène qui résulte d'une certaine usure liée à la durée de l'opération. Comme nous l'a dit le représentant du Quai d'Orsay lors de son audition, rester engagé dans une opération pendant 10 ans est en soi une anomalie ! Il y a aussi eu une certaine incapacité à communiquer sur nos véritables intérêts dans la région, ce qui a laissé le champ libre aux spéculations, allant d'un prétendu agenda caché du franc CFA, à l'exploitation des mines, en passant par une supposée complaisance avec des djihadistes qu'on nous imaginait capables d'éradiquer quand nous le voulions. Or, on nous reproche aussi un « deux poids deux mesures » s'agissant de la réaction aux putschs au Mali et à la succession du président tchadien, ou encore une arrogance persistante, notamment lors du sommet de Pau. Le deuxième aspect, c'est l'instrumentalisation sans limites de ce sentiment anti-français par Wagner et par la junte malienne. Il y a eu une sorte de convergence entre l'agenda autoritaire, anti-démocratique, très réactionnaire, de la Russie et de Wagner, et l'agenda de putschistes déterminés à durer en capitalisant sur ce sentiment anti-français.
Les leçons ont été bien en partie tirées, aussi bien par le Quai d'Orsay que par le ministère des armées, qui ont mis en place des moyens spécifiques d'influence et de contre-discours. Ceci aura une utilité quel que soit le théâtre d'opérations. Mais il faut garder à l'esprit deux choses : d'une part, nos moyens restent limités : nous ne pouvons ni ne voulons financer des « fermes à trolls ». D'autre part, le sentiment anti-français est une réalité profonde qui ne se limite pas au Sahel, mais existe aussi par exemple dans le golfe de Guinée. L'ensemble de nos interlocuteurs nous l'a confirmé : cette situation va durer. Ceci nous appelle donc à un profond renouvellement de nos relations avec les pays concernés.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je vais pour ma part faire un zoom sur la lutte contre le terrorisme.
Les opérations Serval puis Barkhane ont été concomitantes des vagues d'attentats qui ont frappé la France dès 2015, avec Charlie Hebdo, l'hyper-Cacher, jusqu'à l'assassinat de Samuel Paty en passant par le Bataclan, Nice et beaucoup d'autres.
Le parallèle ne pouvait pas ne pas se faire avec ce qui se passait en même temps au Sahel, où les groupes terroristes menaçaient de créer un sanctuaire.
Cette crainte s'est encore accrue en 2019, avant le sommet de Pau, quand une partie des terroristes s'est alliée à l'État islamique. Certains analystes évoquaient le risque d'un « Sahelistan », base arrière des terroristes pour se projeter en France.
Lorsque l'accord d'Alger est intervenu en mai 2015, entre les autorités maliennes et l'alliance des forces rebelles, il était censé régler la crise malienne. Mais l'accord n'a jamais été respecté, chacun a préféré maintenir son pré-carré. C'est au coeur de cette situation extrêmement complexe qu'intervient l'opération Barkhane. Plusieurs de nos interlocuteurs, chercheurs ou militaires ont souligné cette complexité.
En fait, faut-il penser la lutte contre le terrorisme selon la vision que nous en avons en France et en Occident, alors que c'est un mode d'action qui, particulièrement en Afrique, revêt des formes diverses ? Les groupes sont très hétérogènes avec certes un noyau dur idéologisé, mais entouré d'hommes qui s'engagent pour des motifs le plus souvent non religieux, allant de la vengeance personnelle jusqu'à l'appât du gain.
Au Mali comme au Burkina-Faso, ce sont les multiples conflits intercommunautaires qui se sont développés, en particulier contre les Peuls trop facilement assimilés à des djihadistes, et qui dans l'avenir risquent de prendre des proportions importantes.
C'est aussi la guerre des « périphéries » contre le centre, une sorte d'insurrection contre les États centraux ayant une fâcheuse tendance à se changer en prédateurs lorsqu'ils s'éloignent des capitales.
C'est l'accroissement des inégalités entre les capitales et l'intérieur du pays qui est le principal inducteur de la révolte. La pauvreté rurale nourrit le djihadisme. Et dans les villes, c'est la montée des inégalités, qui se traduit par l'impatience d'une jeunesse qui trouve dans le sentiment anti-occidental un chemin alternatif vers l'émancipation. Enfin c'est aussi un ensemble de révoltes sociales, amplifié par une démographie très dynamique.
L'Afrique n'est pas seulement un espace géostratégique, c'est un continent de 1,3 milliard d'individus, essentiellement des jeunes, voire des très jeunes, qui se questionnent sur leur avenir, plus exactement sur leur survie. Une jeunesse sans perspective, opprimée par les dirigeants africains, qu'ils considèrent eux, souvent, comme amis de la France.
Ces menaces ne sont pas facilement gérables par une armée classique. L'opération Barkhane s'est ainsi trouvée au centre d'une situation extrêmement complexe, sans avoir de stratégie de sortie.
En même temps que la lutte contre la radicalisation, il aurait fallu lutter davantage contre les facteurs qui font basculer cette jeunesse dans le djihadisme. C'est pourquoi le gouvernement a théorisé la stratégie 3D, qui n'a pas totalement été équilibrée, ni n'a très bien fonctionnée.
Sur la question de la défense, mes collègues se sont largement exprimés.
Quant à notre diplomatie, elle est passée au second plan derrière une surexposition de la chose militaire. Une communication trop poussée sur le nombre de terroristes neutralisés a laissé croire à une toute puissance de l'armée française auprès des populations. Cette sur-visibilité a alimenté la théorie du complot et le discours sur une supposée complaisance vis-à-vis des terroristes. La guerre de communication a été défavorable à la France.
C'est une victoire pour les djihadistes, que notre diplomatie n'a pas pu ou n'a pas su déjouer. D'autant qu'elle manque de moyens : nos ambassades, en Afrique comme ailleurs, sont contraintes de fonctionner en « couteaux suisses » comme nous l'a dit un diplomate auditionné.
La survenue des coups d'État au Mali ou au Burkina Faso n'est pas sans lien avec l'accélération du sentiment anti-français. Arrivés à leur tour au pouvoir et sans possibilité de lutter contre le djihadisme, les putschistes n'avaient plus comme solution que de dénoncer le manque de résultats de la France et d'en faire un bouc-émissaire pour calmer les attentes de leurs propres populations.
Quant au développement, le bilan est ambigu. L'objectif affiché était la restauration de l'État de droit, partant de l'idée que le terrorisme fleurissait sur l'absence de biens essentiels et de services sociaux de base. Mais on a oublié, justement, que les États en question étaient corrompus et avaient perdu toute légitimité aux yeux de leurs propres populations.
L'effort financier a pourtant été massif. Les versements de l'AFD en direction des pays du G5 Sahel sont passés de 250 millions d'euros au début du conflit à un pic de 680 millions d'euros en 2019. L'Alliance Sahel, mise en place en 2017, a permis de soutenir 1200 projets pour un montant global de 26,5 milliards d'euros. L'AFD a développé une coopération innovante avec l'État-major des armées, avec des échanges de personnels, des projets en communs, comme dans le cadre de « sursaut civil » décidé après le sommet de N'Djamena, en 2021. Cette coopération s'est développée notamment en matière d'éducation, de santé, d'eau et de gouvernance.
Pourtant, les ONG que nous avons auditionnées ont émis de nombreuses réserves sur cette situation. Ce lien défense/développement leur a donné de grosses difficultés par rapport à leur neutralité d'action sur le terrain vis-à-vis des parties au conflit et a donc généré de vraies difficultés pour leur capacité à intervenir.
Malgré des moyens significatifs, notre APD dans les zones de crises n'a pas été à l'échelle.
En l'absence du retour de l'État de droit, dans un contexte sécuritaire toujours dégradé malgré la présence des troupes françaises, nous n'avons pas fait reculer la pauvreté, d'autant que les gouvernants locaux ne nous ont pas aidés sur ce point. Ils ont manqué de volontarisme. Une partie insuffisante de la population a pu bénéficier de l'aide au développement pour réduire les incitations à rejoindre les groupes armés, en particulier chez les jeunes.
Il convient enfin de souligner que l'effort de la France en matière d'aide humanitaire est trop longtemps resté en retrait. Ce n'est que récemment que les crédits ont atteint des montants significatifs avec 200 millions d'euros au sein du PLF 2023. Ces financements devaient être pourtant dirigés en priorité vers les pays du Sahel pour accompagner nos actions militaires, et cela n'a pas totalement été le cas.
Le prochain enjeu est sans doute le golfe de Guinée où nous avons des intérêts humains et économiques encore plus importants.
En conclusion : aujourd'hui, le terrorisme ne reflue pas en Afrique. Au contraire, il touche désormais des pays qui jusque-là en étaient complètement prémunis, comme le Mozambique, et se développe également en direction du Golfe de Guinée.
Les groupes djihadistes mettent en péril la sécurité au nord de la Côte d'ivoire, du Ghana, du Togo, du Bénin ainsi qu'à l'est du Sénégal.
Quant au ressentiment à l'encontre de la France, il s'est construit lentement. Ça n'est pas uniquement dû à l'opération Barkhane, ni à Serval. Il vient de plus loin. Je pense qu'il nous faudra des années pour inverser la tendance.
Il est temps d'élaborer une nouvelle approche de notre politique en direction de l'Afrique en tirant les leçons de ce qui s'est passé au Sahel.
M. Olivier Cadic. - Je vous remercie pour vos interventions. J'ai eu l'opportunité de voir Barkhane sur le terrain, où je garde le souvenir d'avoir mis un parachute sur le dos quand j'ai participé aux opérations de ravitaillement en vol. Les militaires ont fait un travail exceptionnel, ils sont irréprochables.
Vous avez eu raison de dire que la France a été confrontée à la première guerre informationnelle, plutôt bataille informationnelle, dans le cadre d'un conflit. Nous avons peut-être perdu cette bataille, mais nous avons beaucoup appris durant Barkhane. Je pense que nous sortons de cette expérience plus forts. Je pense également qu'il y a des réussites : nous avons neutralisé beaucoup de terroristes. Aujourd'hui, je souhaite bon courage à ceux qui suivent.
Le Ministre des armées n'a pas répondu hier à ma question sur l'Algérie. Maintenant que Barkhane s'est retiré du Sahel, les algériens sont seuls par rapport à ce qui va arriver.
Le moment du retrait permet à certains de se rendre compte de tout ce qui a été apporté par la France. Je peux vous parler du golfe de Guinée puisque j'en reviens. Les pays du golfe sont très inquiets des pressions qui arrivent du Nord. Donner une réponse claire sur la manière de les accompagner est difficile. Ces pays font désormais appel à d'autres corps d'armées, comme les SAS britanniques, pour intervenir sur le terrain.
Je suggère qu'à la suite de l'opération Barkhane, une recommandation précise que nous ne pouvons plus intervenir comme nous le faisions auparavant. L'écueil serait de se mettre en seulement en second rideau car ils n'ont pas les capacités pour répondre tout seul. Si nous ne le faisons pas, d'autres le ferons, avec toutes les conséquences qui s'en suivent comme au Mali, avec des pertes.
M. Pierre Laurent. - Je veux insister sur une question évoquée par M. Pascal Allizard dans son propos. Je pense que le moment où nous sommes passés de Serval à Barkhane est un point sur lequel nous devrions davantage réfléchir. Au-delà de tout ce qui peut être dit sur l'opération Barkhane, je pense qu'il y a là une question assez essentielle. Dans la foulée de l'intervention Serval, déclenchée à la demande du Gouvernement malien pour stopper l'avancée des colonnes djihadistes vers Bamako et qui a été un succès militaire, il y a eu la décision politique de poursuivre dans une autre opération, présentée au départ comme la prolongation de la première. Au fil du temps, nous nous sommes aperçus que les objectifs militaires et politiques étaient mal maitrisés. Je continue de penser qu'aujourd'hui le bilan politique de l'opération Barkhane va avoir de lourdes et durables conséquences. Je pense que ce moment où nous avons choisi ce type d'intervention, Barkhane, sans parler de Serval, invite à la réflexion. Réécoutons aujourd'hui toutes les interventions faites devant la commission, notamment par les militaires, dont le chef d'état-major des armées de l'époque qui insistait lourdement et systématiquement sur l'impossibilité d'apporter une solution uniquement militaire à ce problème. Le Général Lecointre le disait systématiquement. De tout cela, nous n'avons pas, à mon sens, tiré toutes les leçons. Nous pouvons discuter de beaucoup de choses sur les développements de l'opération Barkhane, et j'ai eu l'occasion de m'exprimer plusieurs fois. Je pense qu'il ne faudrait pas évacuer cette question originelle qui nous ramène à l'essentiel : quel type d'intervention devrions-nous avoir sur le continent africain ?
M. Christian Cambon, président. - Je crois, d'une manière générale, que tous les interlocuteurs que nous avons reçus l'ont toujours dit : la solution militaire était parfaitement insuffisante. Sans compromis politique mené par autorités nationales maliennes, nous ne pouvions pas y arriver avec 5500 militaires dans un territoire grand comme l'Europe.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Merci pour cet excellent rapport. Est-ce qu'aujourd'hui, au vue de la dégradation de la situation sécuritaire et de ce sentiment anti-français, une place est encore possible pour la France et pour l'Europe dans cette partie de l'Afrique, tout en voyant l'arrivée d'Israël, des Rwandais et d'une présence militaire qui est tout autre que celle dite conventionnelle, que nous avons eue jusqu'à présent ?
M. Olivier Cigolotti. - Pour répondre à M. Pierre Laurent, je crois que si nous souhaitons avoir une vision claire de l'opération Barkhane, nous pouvons dire que c'est un succès stratégique et tactique : nos militaires ont fait un travail exceptionnel dans un territoire qui était loin d'être facile. Mais c'est aussi un échec tant sur le plan diplomatique que sur le plan de l'aide au développement. Je crois que nous avons mis beaucoup d'argent en bande sahélo-saharienne sur plusieurs pays, en matière d'infrastructures. L'AFD a consacré des budgets conséquents. Néanmoins, les populations locales n'ont pas toujours vues la nécessité de ces infrastructures.
Nous devons effectivement nous poser la question de l'aspect diplomatique. Nous n'avons pas su expliquer et communiquer sur l'intervention de la France et son bien-fondé. De nombreux interlocuteurs nous ont dit : nous aurions pu consacrer des moyens au plus près des populations, plutôt que de financer des infrastructures qui laissaient parfois perplexes les populations de ces territoires.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Sur l'avenir, par le redéploiement, le repli, la façon plus discrète à avoir sur le plan militaire et le développement de nos bases, est-ce que c'est une position de repli face à la lutte contre le terrorisme ? Ou, allons-nous continuer à accompagner certains pays ? Comment allons-nous nous y battre ? J'ai essayé de poser ces questions au Ministre des armées hier soir, mais il ne m'a pas répondu. Que va faire la France de ce point de vue maintenant ?
M. Pascal Allizard. - Je crois simplement que la France ne peut pas se désintéresser de cette question. Il est nécessaire de réinventer les modalités de la présence française. Effectivement, l'armée a fait un travail remarquable. Dans le rapport, nous n'avons pas développé les leçons à tirer sur la problématique des munitions, sur la problématique du ravitaillement en essence et d'autres encore : des retours d'expérience spécifiques ont été faits et sont extrêmement intéressants. La présence diplomatique française sur le continent, qui n'est pas non plus développée, est insuffisante. Le terme « couteau-suisse » évoqué précédemment est vraiment le terme qui convient. Voulons-nous nous donner des moyens diplomatiques suffisants sur le terrain : oui ou non ? Quand nous parlons de la guerre informelle, cette défaite est liée à une carence de moyens par rapport à nos adversaires. Sur développement, il est nécessaire d'aller au plus près des populations, et non pas imposer des infrastructures.
Je terminerai sur ce point. Je vous conseille la lecture du manuel de la contre-insurrection du lieutenant-colonel Galula, français, banni de l'armée française. Cependant, il y a une cinquantaine d'années, il avait a peu près décrit comment gérer effectivement les situations contre-insurrectionnelles dans les espaces comme le Mali. Lui se penchait sur l'Indochine, et l'Algérie ensuite. Or nous n'avons jamais voulu l'entendre. L'audition de Mme Bagayoko, qui nous a parlé de Lyautey et de Gallieni, était intéressante, car les choses aujourd'hui ne se passent peut être plus de cette façon-là. Il y a sans doute eu un surdosage militaire, mais une insuffisance de diplomatie, et une carence du développement. La carence de méthode, et non de financements, reste le principal défaut de cette intervention.
M. Christian Cambon, président. - Merci à tous les rapporteurs pour ces éclairages approfondis.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte à l'unanimité le rapport d'information et en autorise la publication.
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
· Général Éric Laval, directeur du Service Interarmées des Munitions (SIMu)
· Général de division Mistral, sous-chef Opérations Aéroterrestres de l'état-major de l'armée de terre (EMAT)
· Mme Eva Catrin, cellule relations parlementaires de l'EMAT
· Général Jaylet, sous-directeur performance - synthèse de la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT)
· Colonel Delassus, chef du centre opérationnel de la SIMMT
· M. Philippe Orliange, Directeur exécutif de l'AFD, en charge des Géographies
· GBA Guillaume Thomas, commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes (CDAOA) de l'État-Major de l'armée de l'air et de l'espace (AAE)
· M. Jérôme Lafitte, directeur du service de l'énergie opérationnelle (SEO)
· Général d'armée aérienne Éric Autellet - major général des armées (MGA)
· MGA Philippe Rouanet de Berchoux, directeur central du service de santé des armées (SSA)
· Mme Isaure Revel, commissaire de première classe, SSA
· M. Jean-Christophe Bel, médecin général, chef de la division « Anticipation et Stratégie », SSA
· M. Erik Czerniak, médecin général, chef de la division « Opérations », SSA
· M. Frédéric Honoré, médecin général inspecteur, sous-directeur « Études et Politiques des ressources humaines », SSA
· M. Franck Capini, sous-directeur « Achats-finances », SSA
· Mme Morgane Ponen, cheffe du bureau « Analyse, synthèse et relations d'armées », SSA
· Mme Jessica Pascal (CCFD-Terre solidaire)
· Mme Mathilde Casper (CARE France)
· M. Mathieu Pourchier (Tournons la page)
· M. Alain Antil, chercheur spécialiste du Sahel, directeur du Centre Afrique Subsaharienne de l'institut français des relations internationales (Ifri)
· CRGHC Philippe Jacob, directeur central du service du commissariat aux armées (SCA)
· GDA Cyril Carcy, directeur adjoint, direction du renseignement militaire (DRM).
· M. Emmanuel Besnier, sous-directeur Afrique occidentale, Ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE)
· M. Charlélie Marie, rédacteur Mali, MEAE.
· M. Niagalé Bagayoko (PhD), présidente de l'African Security Sector Network (ASSN).
* 1 Rapport de l'inspecteur des Armées du 2 juillet 2021.