EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 7 juin 2023, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport d'information du groupe de travail sur le Retex de l'opération Barkhane (MM. Pascal Allizard, Olivier Cigolotti et Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteurs).

M. Pascal Allizard. - Monsieur le président, mes chers collègues, avant de débuter cette intervention, je voudrais rendre une fois de plus hommage aux 58 militaires français morts au Sahel au cours de l'opération Barkhane, ainsi qu'aux nombreux militaires blessés.

Au cours de nos travaux, nous avons auditionné de nombreux responsables militaires ; nous avons également entendu des représentants du Quai d'Orsay, de l'AFD, des chercheurs spécialistes du Sahel ainsi que des représentants des ONG. Ce tour d'horizon assez complet nous a permis de faire le point sur une opération aux caractéristiques singulières.

Singulière, car comme le rappelait ici même Michel Goya, Serval puis Barkhane ont constitué les premières interventions directes et importantes de la France depuis 1978. Décidée à la suite de l'opération Serval qui avait mis un coup d'arrêt à la progression des djihadistes au Mali, Barkhane avait pour objectif, faute de pouvoir assurer une présence militaire permanente dans un espace aussi gigantesque, d'empêcher la formation d'un « Sahelistan » et de mettre la crise à la portée de l'action politique de gouvernance et de développement.

Je reviendrai d'abord très brièvement sur les principales étapes de l'opération. Nous avons d'abord eu des succès significatifs, avec l'élimination d'importants chefs terroristes comme Abou Bakr Al-Nasr, chef d'Al-Mourabitoune, en avril 2014, ou encore Djamel Okacha, chef de l'émirat de Tombouctou, en février 2019, et de nombreux autres leaders. Ces actions ont désorganisé les réseaux terroristes. L'« Etat islamique au grand Sahara » étant cependant monté en puissance de manière inquiétante dans la région des trois frontières, le sommet de Pau de janvier 2020 a donné lieu un «   d'atteindre des hauts responsables d'AQMI et de l'EIGS, tels, en 2020, Abdelmalek Droukdel puis Bah Ag Moussa. Par ailleurs, nous sommes parvenus à mobiliser nos partenaires européens à travers cette expérience unique et réussie qu'a été la force Takuba.

Cependant, l'évolution du Mali, avec le premier et surtout le second coup d'État, a conduit le pays à s'éloigner de la France mais aussi de ses autres partenaires internationaux, jusqu'à faire venir Wagner et à rejeter la présence militaire française dans le pays, mettant ainsi fin de facto à l'opération Barkhane, avant que le Burkina Faso ne lui emboîte le pas.

Les choses auraient-elles pu se passer d'une autre manière ? J'évoquerai cette question d'un point de vue militaire, laissant à mes deux collègues l'explication politique. On peut peut-être regretter qu'un objectif clair n'ait pas été fixé dès le départ qui, une fois atteint, aurait permis de mettre fin à Barkhane. Ceci a donné l'impression d'une « opération à durée indéterminée ». Le général Castres avait évoqué devant nous des « bretelles de sortie » possibles : il y aurait eu par exemple, au tout début, l'élection présidentielle de 2013 réussie au Mali, puis les succès remportés à l'issu du « surge » de Pau. En réalité, le Gouvernement laissait aussi entendre qu'un départ pourrait avoir lieu au moment où les forces maliennes et le G5 Sahel seraient en mesure de prendre la relève. C'est peut-être là que nous avons été trop optimistes : selon de nombreux observateurs, l'armée malienne défaite et profondément corrompue de 2013 aura en réalité besoin d'une génération entière pour redevenir crédible.

Par ailleurs, notre doctrine militaire, comme celle de nos alliés, a peiné à élaborer une stratégie cohérente face aux groupes terroristes. Mme Nyagalé Bagayoko-Menone, la présidente de l'african security sector network (ASSN), soulignait ainsi devant notre groupe de travail que l'approche anti-insurrectionnelle inspirée de Lyautey et Gallieni était inopérante : on ne peut prétendre s'insérer dans le milieu quand la priorité est la protection de la force et que les soldats ne sont sur place que 4 mois. Toutes les armées locales ou étrangères sont confrontées à cette difficulté : nous n'avons pas de recette éprouvée face à un ennemi mi-terroriste mi-insurrectionnel sévissant sur son propre terrain. La conséquence, c'est que nous avons affaibli nos ennemis, mais sans jamais parvenir à mettre fin à leurs exactions. Avec l'usure des années, ceci nous a été de plus en plus reproché par les populations, créant un contexte favorable aux manoeuvres de désinformation mises en oeuvre par la junte ou par Wagner.

Il convient de tenter de tirer les leçons de ces difficultés rencontrées par l'opération. Tous les spécialistes s'accordent sur la nécessité d'une présence militaire plus discrète, afin de ne pas s'exposer au procès en inefficacité ou pire encore en intentions cachées. Il faut ainsi s'efforcer de répondre plus ponctuellement à ce que demandent nos partenaires africains. Plutôt que des formations, ce sont des financements, des équipements ou des armements, voire de l'appui opérationnel en renseignement. Sur les formations, en particulier, il faut profondément s'interroger. Aucune recette n'a fait ses preuves. Quand le président de la République parle d' « académies » dans son discours de février, en réalité on ne voit pas tellement la valeur ajoutée, car cela existe déjà depuis des décennies sous la forme des écoles nationales à vocation régionale (ENVR). Peut-être, en revanche, faut-il accueillir davantage de militaires en France pour retisser des liens de plus en plus distendus, à l'instar de ce que pratique et développe la Russie.

La deuxième réflexion porte sur nos bases militaires. Pour le moment, nous restons présents au Niger où la coopération se déroule très bien, avec un partenariat étroit pour intervenir notamment le long de la frontière malienne. Quant aux forces prépositionnées, le rapport annexé de la LPM indique que « les bases sur lesquelles des forces françaises sont déployées vont évoluer, avec une présence permanente réduite ». Toute la question est de savoir à quelle point cette présence doit être réduite, et dans quels domaines. Les militaires nous disent qu'ils ont des propositions, mais qu'ils ne pourront pas continuer à remplir toutes les missions actuelles en étant moins nombreux. Or pour pouvoir faire face aux situations exceptionnelles, comme une menace majeure sur nos ressortissants, une certaine logistique reste nécessaire. En outre, les bases sont des relais d'influence dans la durée. Nos concurrents, Chine, Russie, voire même Turquie dont on en entend de plus en plus parler, risquent d'occuper immédiatement le terrain. Nous devrons donc être attentifs à cette évolution du dispositif au cours des prochains mois, car en réalité tout reste à construire.

M. Olivier Cigolotti. - J'évoquerai pour ma part plus en détail les enseignements opérationnels de Barkhane, dont certains peuvent s'appliquer à la haute intensité.

Ce théâtre d'opération était caractérisé par un ennemi très mobile, évoluant sur son propre terrain et au sein de la population. Autres particularités : une élongation immense et une « abrasivité » très forte pour le matériel. Ces caractéristiques ont rendu nécessaires, d'abord, un aguerrissement physique et moral permanent, et une régénération efficace des hommes. Des « sas » post-missions, déjà expérimentés en Afghanistan, ont ainsi été systématiquement organisés par l'armée de terre. Cette organisation pourra être maintenue sur d'autres théâtres.

Les matériels ont aussi dû être adaptés en permanence à la menace prédominante des IED, avec les engins les mieux protégés : VBCI de 32 tonnes rétrofité en 2018, puis les VBMR Griffon, engagés et livrés dès 2021. Les VAB ultima ont remplacé les VAB plus anciens. Avant cela, les véhicules blindés légers (VBL) ont été dotés de kits anti-mines et les porteurs polyvalents logistiques ont été blindés. Parallèlement, des équipements de brouillage ont été installés. Aujourd'hui, les armées disposent d'environ 400 brouilleurs, dont plus des deux tiers étaient déployés au Mali. Ils seront progressivement remplacés par le dispositif « Barrage » développé par Thales, dont une demi-douzaine étaient déployés en BSS. Toutefois, ils ne sont efficaces que contre les IED déclenchés à distance, alors que la majorité sont déclenchés malheureusement par le passage du véhicule. Il s'est ainsi avéré impossible d'obtenir un véhicule protégé à 100 %. L'opération a cependant permis de créer un processus d'aller-retour efficace avec les industriels pour améliorer la sécurité des véhicules.

En matière aérienne, la coordination entre le PCIAT de N'Djamena et le JFACC-AFCO (Joint Force Air Component Command - Commandement de la composante air de la force interarmées de l'Afrique Centrale et de l'Ouest) de Lyon-Verdun, a montré son efficacité. Le JFACC-AFCO a été intégré au sein du Centre Air de planification et de conduite des opérations (CAPCO), qui est désormais l'outil de Command and Control pour toutes les opérations majeures de l'armée de l'air et de l'espace. Il a notamment été utilisé pour le commandement de la composante aérienne de la force de réaction rapide de l'OTAN par la France pour l'année 2022. Par ailleurs, le système des bases aériennes projetées de N'Djamena et Niamey a constitué la « pointe de l'épée » du dispositif en BSS et a permis de tisser des liens étroits avec les partenaires tchadien et nigérien, qui perdurent actuellement. Les deux pays se montrent ainsi très allants pour monter en puissance dans le domaine aérien. Nous les aidons à combiner les différents vecteurs et à former des guetteurs aériens tactiques avancés (GATA) pour guider les avions. Des démarches similaires sont engagées dans le golfe de Guinée, avec la Côte Ivoire et le Bénin.

D'un point de vue opérationnel, le principal Retex pour l'armée de l'air découle de l'utilisation intensive du drone Reaper armé, qui a été d'absolument toutes les missions. Pour le transport, les capacités ont été décuplées par l'arrivée des A400M et du C130J, ce dernier étant arrivé en BSS début 2018, à peine trois mois après son arrivée en France. Les deux CASA fournis par les Espagnols ont également été précieux.

Autre apport essentiel lors de l'opération, qui aura des conséquences pour les adaptations à la haute intensité : le dispositif de renseignement mis en place par la DRM. En réalité, son efficacité s'est construite bien en amont de l'opération, pendant des années, en combinaison avec l'action de la DGSE. Les États-Unis, en particulier, ont salué cette connaissance intime du terrain. La fluidité de la coopération avec l'AFRICOM américain trouve aussi son origine dans le « Comité Lafayette », cadre bilatéral d'échange de renseignements mis en place après les attentats du 13 novembre 2015. Selon la DRM, les innovations mises en place pendant Barkhane valent pour la haute intensité.

Nous avons souvent rencontré lors de nos travaux la question de l'influence et du « sentiment anti-français ». Nous sommes en effet passés d'une France dotée d'un fort capital de sympathie en 2013 à une image très dégradée à fin de l'opération. Deux aspects sont à distinguer.

D'abord, un phénomène qui résulte d'une certaine usure liée à la durée de l'opération. Comme nous l'a dit le représentant du Quai d'Orsay lors de son audition, rester engagé dans une opération pendant 10 ans est en soi une anomalie ! Il y a aussi eu une certaine incapacité à communiquer sur nos véritables intérêts dans la région, ce qui a laissé le champ libre aux spéculations, allant d'un prétendu agenda caché du franc CFA, à l'exploitation des mines, en passant par une supposée complaisance avec des djihadistes qu'on nous imaginait capables d'éradiquer quand nous le voulions. Or, on nous reproche aussi un « deux poids deux mesures » s'agissant de la réaction aux putschs au Mali et à la succession du président tchadien, ou encore une arrogance persistante, notamment lors du sommet de Pau. Le deuxième aspect, c'est l'instrumentalisation sans limites de ce sentiment anti-français par Wagner et par la junte malienne. Il y a eu une sorte de convergence entre l'agenda autoritaire, anti-démocratique, très réactionnaire, de la Russie et de Wagner, et l'agenda de putschistes déterminés à durer en capitalisant sur ce sentiment anti-français.

Les leçons ont été bien en partie tirées, aussi bien par le Quai d'Orsay que par le ministère des armées, qui ont mis en place des moyens spécifiques d'influence et de contre-discours. Ceci aura une utilité quel que soit le théâtre d'opérations. Mais il faut garder à l'esprit deux choses : d'une part, nos moyens restent limités : nous ne pouvons ni ne voulons financer des « fermes à trolls ». D'autre part, le sentiment anti-français est une réalité profonde qui ne se limite pas au Sahel, mais existe aussi par exemple dans le golfe de Guinée. L'ensemble de nos interlocuteurs nous l'a confirmé : cette situation va durer. Ceci nous appelle donc à un profond renouvellement de nos relations avec les pays concernés.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je vais pour ma part faire un zoom sur la lutte contre le terrorisme.

Les opérations Serval puis Barkhane ont été concomitantes des vagues d'attentats qui ont frappé la France dès 2015, avec Charlie Hebdo, l'hyper-Cacher, jusqu'à l'assassinat de Samuel Paty en passant par le Bataclan, Nice et beaucoup d'autres.

Le parallèle ne pouvait pas ne pas se faire avec ce qui se passait en même temps au Sahel, où les groupes terroristes menaçaient de créer un sanctuaire.

Cette crainte s'est encore accrue en 2019, avant le sommet de Pau, quand une partie des terroristes s'est alliée à l'État islamique. Certains analystes évoquaient le risque d'un « Sahelistan », base arrière des terroristes pour se projeter en France.

Lorsque l'accord d'Alger est intervenu en mai 2015, entre les autorités maliennes et l'alliance des forces rebelles, il était censé régler la crise malienne. Mais l'accord n'a jamais été respecté, chacun a préféré maintenir son pré-carré. C'est au coeur de cette situation extrêmement complexe qu'intervient l'opération Barkhane. Plusieurs de nos interlocuteurs, chercheurs ou militaires ont souligné cette complexité.

En fait, faut-il penser la lutte contre le terrorisme selon la vision que nous en avons en France et en Occident, alors que c'est un mode d'action qui, particulièrement en Afrique, revêt des formes diverses ? Les groupes sont très hétérogènes avec certes un noyau dur idéologisé, mais entouré d'hommes qui s'engagent pour des motifs le plus souvent non religieux, allant de la vengeance personnelle jusqu'à l'appât du gain.

Au Mali comme au Burkina-Faso, ce sont les multiples conflits intercommunautaires qui se sont développés, en particulier contre les Peuls trop facilement assimilés à des djihadistes, et qui dans l'avenir risquent de prendre des proportions importantes.

C'est aussi la guerre des « périphéries » contre le centre, une sorte d'insurrection contre les États centraux ayant une fâcheuse tendance à se changer en prédateurs lorsqu'ils s'éloignent des capitales.

C'est l'accroissement des inégalités entre les capitales et l'intérieur du pays qui est le principal inducteur de la révolte. La pauvreté rurale nourrit le djihadisme. Et dans les villes, c'est la montée des inégalités, qui se traduit par l'impatience d'une jeunesse qui trouve dans le sentiment anti-occidental un chemin alternatif vers l'émancipation. Enfin c'est aussi un ensemble de révoltes sociales, amplifié par une démographie très dynamique.

L'Afrique n'est pas seulement un espace géostratégique, c'est un continent de 1,3 milliard d'individus, essentiellement des jeunes, voire des très jeunes, qui se questionnent sur leur avenir, plus exactement sur leur survie. Une jeunesse sans perspective, opprimée par les dirigeants africains, qu'ils considèrent eux, souvent, comme amis de la France.

Ces menaces ne sont pas facilement gérables par une armée classique. L'opération Barkhane s'est ainsi trouvée au centre d'une situation extrêmement complexe, sans avoir de stratégie de sortie.

En même temps que la lutte contre la radicalisation, il aurait fallu lutter davantage contre les facteurs qui font basculer cette jeunesse dans le djihadisme. C'est pourquoi le gouvernement a théorisé la stratégie 3D, qui n'a pas totalement été équilibrée, ni n'a très bien fonctionnée.

Sur la question de la défense, mes collègues se sont largement exprimés.

Quant à notre diplomatie, elle est passée au second plan derrière une surexposition de la chose militaire. Une communication trop poussée sur le nombre de terroristes neutralisés a laissé croire à une toute puissance de l'armée française auprès des populations. Cette sur-visibilité a alimenté la théorie du complot et le discours sur une supposée complaisance vis-à-vis des terroristes. La guerre de communication a été défavorable à la France.

C'est une victoire pour les djihadistes, que notre diplomatie n'a pas pu ou n'a pas su déjouer. D'autant qu'elle manque de moyens : nos ambassades, en Afrique comme ailleurs, sont contraintes de fonctionner en « couteaux suisses » comme nous l'a dit un diplomate auditionné.

La survenue des coups d'État au Mali ou au Burkina Faso n'est pas sans lien avec l'accélération du sentiment anti-français. Arrivés à leur tour au pouvoir et sans possibilité de lutter contre le djihadisme, les putschistes n'avaient plus comme solution que de dénoncer le manque de résultats de la France et d'en faire un bouc-émissaire pour calmer les attentes de leurs propres populations.

Quant au développement, le bilan est ambigu. L'objectif affiché était la restauration de l'État de droit, partant de l'idée que le terrorisme fleurissait sur l'absence de biens essentiels et de services sociaux de base. Mais on a oublié, justement, que les États en question étaient corrompus et avaient perdu toute légitimité aux yeux de leurs propres populations.

L'effort financier a pourtant été massif. Les versements de l'AFD en direction des pays du G5 Sahel sont passés de 250 millions d'euros au début du conflit à un pic de 680 millions d'euros en 2019. L'Alliance Sahel, mise en place en 2017, a permis de soutenir 1200 projets pour un montant global de 26,5 milliards d'euros. L'AFD a développé une coopération innovante avec l'État-major des armées, avec des échanges de personnels, des projets en communs, comme dans le cadre de « sursaut civil » décidé après le sommet de N'Djamena, en 2021. Cette coopération s'est développée notamment en matière d'éducation, de santé, d'eau et de gouvernance.

Pourtant, les ONG que nous avons auditionnées ont émis de nombreuses réserves sur cette situation. Ce lien défense/développement leur a donné de grosses difficultés par rapport à leur neutralité d'action sur le terrain vis-à-vis des parties au conflit et a donc généré de vraies difficultés pour leur capacité à intervenir.

Malgré des moyens significatifs, notre APD dans les zones de crises n'a pas été à l'échelle.

En l'absence du retour de l'État de droit, dans un contexte sécuritaire toujours dégradé malgré la présence des troupes françaises, nous n'avons pas fait reculer la pauvreté, d'autant que les gouvernants locaux ne nous ont pas aidés sur ce point. Ils ont manqué de volontarisme. Une partie insuffisante de la population a pu bénéficier de l'aide au développement pour réduire les incitations à rejoindre les groupes armés, en particulier chez les jeunes.

Il convient enfin de souligner que l'effort de la France en matière d'aide humanitaire est trop longtemps resté en retrait. Ce n'est que récemment que les crédits ont atteint des montants significatifs avec 200 millions d'euros au sein du PLF 2023. Ces financements devaient être pourtant dirigés en priorité vers les pays du Sahel pour accompagner nos actions militaires, et cela n'a pas totalement été le cas.

Le prochain enjeu est sans doute le golfe de Guinée où nous avons des intérêts humains et économiques encore plus importants.

En conclusion : aujourd'hui, le terrorisme ne reflue pas en Afrique. Au contraire, il touche désormais des pays qui jusque-là en étaient complètement prémunis, comme le Mozambique, et se développe également en direction du Golfe de Guinée.

Les groupes djihadistes mettent en péril la sécurité au nord de la Côte d'ivoire, du Ghana, du Togo, du Bénin ainsi qu'à l'est du Sénégal.

Quant au ressentiment à l'encontre de la France, il s'est construit lentement. Ça n'est pas uniquement dû à l'opération Barkhane, ni à Serval. Il vient de plus loin. Je pense qu'il nous faudra des années pour inverser la tendance.

Il est temps d'élaborer une nouvelle approche de notre politique en direction de l'Afrique en tirant les leçons de ce qui s'est passé au Sahel.

M. Olivier Cadic. - Je vous remercie pour vos interventions. J'ai eu l'opportunité de voir Barkhane sur le terrain, où je garde le souvenir d'avoir mis un parachute sur le dos quand j'ai participé aux opérations de ravitaillement en vol. Les militaires ont fait un travail exceptionnel, ils sont irréprochables.

Vous avez eu raison de dire que la France a été confrontée à la première guerre informationnelle, plutôt bataille informationnelle, dans le cadre d'un conflit. Nous avons peut-être perdu cette bataille, mais nous avons beaucoup appris durant Barkhane. Je pense que nous sortons de cette expérience plus forts. Je pense également qu'il y a des réussites : nous avons neutralisé beaucoup de terroristes. Aujourd'hui, je souhaite bon courage à ceux qui suivent.

Le Ministre des armées n'a pas répondu hier à ma question sur l'Algérie. Maintenant que Barkhane s'est retiré du Sahel, les algériens sont seuls par rapport à ce qui va arriver.

Le moment du retrait permet à certains de se rendre compte de tout ce qui a été apporté par la France. Je peux vous parler du golfe de Guinée puisque j'en reviens. Les pays du golfe sont très inquiets des pressions qui arrivent du Nord. Donner une réponse claire sur la manière de les accompagner est difficile. Ces pays font désormais appel à d'autres corps d'armées, comme les SAS britanniques, pour intervenir sur le terrain.

Je suggère qu'à la suite de l'opération Barkhane, une recommandation précise que nous ne pouvons plus intervenir comme nous le faisions auparavant. L'écueil serait de se mettre en seulement en second rideau car ils n'ont pas les capacités pour répondre tout seul. Si nous ne le faisons pas, d'autres le ferons, avec toutes les conséquences qui s'en suivent comme au Mali, avec des pertes.

M. Pierre Laurent. - Je veux insister sur une question évoquée par M. Pascal Allizard dans son propos. Je pense que le moment où nous sommes passés de Serval à Barkhane est un point sur lequel nous devrions davantage réfléchir. Au-delà de tout ce qui peut être dit sur l'opération Barkhane, je pense qu'il y a là une question assez essentielle. Dans la foulée de l'intervention Serval, déclenchée à la demande du Gouvernement malien pour stopper l'avancée des colonnes djihadistes vers Bamako et qui a été un succès militaire, il y a eu la décision politique de poursuivre dans une autre opération, présentée au départ comme la prolongation de la première. Au fil du temps, nous nous sommes aperçus que les objectifs militaires et politiques étaient mal maitrisés. Je continue de penser qu'aujourd'hui le bilan politique de l'opération Barkhane va avoir de lourdes et durables conséquences. Je pense que ce moment où nous avons choisi ce type d'intervention, Barkhane, sans parler de Serval, invite à la réflexion. Réécoutons aujourd'hui toutes les interventions faites devant la commission, notamment par les militaires, dont le chef d'état-major des armées de l'époque qui insistait lourdement et systématiquement sur l'impossibilité d'apporter une solution uniquement militaire à ce problème. Le Général Lecointre le disait systématiquement. De tout cela, nous n'avons pas, à mon sens, tiré toutes les leçons. Nous pouvons discuter de beaucoup de choses sur les développements de l'opération Barkhane, et j'ai eu l'occasion de m'exprimer plusieurs fois. Je pense qu'il ne faudrait pas évacuer cette question originelle qui nous ramène à l'essentiel : quel type d'intervention devrions-nous avoir sur le continent africain ?

M. Christian Cambon, président. - Je crois, d'une manière générale, que tous les interlocuteurs que nous avons reçus l'ont toujours dit : la solution militaire était parfaitement insuffisante. Sans compromis politique mené par autorités nationales maliennes, nous ne pouvions pas y arriver avec 5500 militaires dans un territoire grand comme l'Europe.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Merci pour cet excellent rapport. Est-ce qu'aujourd'hui, au vue de la dégradation de la situation sécuritaire et de ce sentiment anti-français, une place est encore possible pour la France et pour l'Europe dans cette partie de l'Afrique, tout en voyant l'arrivée d'Israël, des Rwandais et d'une présence militaire qui est tout autre que celle dite conventionnelle, que nous avons eue jusqu'à présent ?

M. Olivier Cigolotti. - Pour répondre à M. Pierre Laurent, je crois que si nous souhaitons avoir une vision claire de l'opération Barkhane, nous pouvons dire que c'est un succès stratégique et tactique : nos militaires ont fait un travail exceptionnel dans un territoire qui était loin d'être facile. Mais c'est aussi un échec tant sur le plan diplomatique que sur le plan de l'aide au développement. Je crois que nous avons mis beaucoup d'argent en bande sahélo-saharienne sur plusieurs pays, en matière d'infrastructures. L'AFD a consacré des budgets conséquents. Néanmoins, les populations locales n'ont pas toujours vues la nécessité de ces infrastructures.

Nous devons effectivement nous poser la question de l'aspect diplomatique. Nous n'avons pas su expliquer et communiquer sur l'intervention de la France et son bien-fondé. De nombreux interlocuteurs nous ont dit : nous aurions pu consacrer des moyens au plus près des populations, plutôt que de financer des infrastructures qui laissaient parfois perplexes les populations de ces territoires.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Sur l'avenir, par le redéploiement, le repli, la façon plus discrète à avoir sur le plan militaire et le développement de nos bases, est-ce que c'est une position de repli face à la lutte contre le terrorisme ? Ou, allons-nous continuer à accompagner certains pays ? Comment allons-nous nous y battre ? J'ai essayé de poser ces questions au Ministre des armées hier soir, mais il ne m'a pas répondu. Que va faire la France de ce point de vue maintenant ?

M. Pascal Allizard. - Je crois simplement que la France ne peut pas se désintéresser de cette question. Il est nécessaire de réinventer les modalités de la présence française. Effectivement, l'armée a fait un travail remarquable. Dans le rapport, nous n'avons pas développé les leçons à tirer sur la problématique des munitions, sur la problématique du ravitaillement en essence et d'autres encore : des retours d'expérience spécifiques ont été faits et sont extrêmement intéressants. La présence diplomatique française sur le continent, qui n'est pas non plus développée, est insuffisante. Le terme « couteau-suisse » évoqué précédemment est vraiment le terme qui convient. Voulons-nous nous donner des moyens diplomatiques suffisants sur le terrain : oui ou non ? Quand nous parlons de la guerre informelle, cette défaite est liée à une carence de moyens par rapport à nos adversaires. Sur développement, il est nécessaire d'aller au plus près des populations, et non pas imposer des infrastructures.

Je terminerai sur ce point. Je vous conseille la lecture du manuel de la contre-insurrection du lieutenant-colonel Galula, français, banni de l'armée française. Cependant, il y a une cinquantaine d'années, il avait a peu près décrit comment gérer effectivement les situations contre-insurrectionnelles dans les espaces comme le Mali. Lui se penchait sur l'Indochine, et l'Algérie ensuite. Or nous n'avons jamais voulu l'entendre. L'audition de Mme Bagayoko, qui nous a parlé de Lyautey et de Gallieni, était intéressante, car les choses aujourd'hui ne se passent peut être plus de cette façon-là. Il y a sans doute eu un surdosage militaire, mais une insuffisance de diplomatie, et une carence du développement. La carence de méthode, et non de financements, reste le principal défaut de cette intervention.

M. Christian Cambon, président. - Merci à tous les rapporteurs pour ces éclairages approfondis.

Les recommandations sont adoptées.

La commission adopte à l'unanimité le rapport d'information et en autorise la publication.