C. LE « CONTINUUM SÉCURITÉ-DÉVELOPPEMENT » EST-IL DEVENU UNE RÉALITÉ AU SAHEL ?

1. Un effort significatif d'aide publique au développement

Sur l'aspect « développement », des efforts considérables ont été accomplis par les partenaires internationaux au Sahel. Au début de l'opération, l'aide publique au développement en direction des pays les plus pauvres avait subi une forte diminution depuis plusieurs années, en raison de la prédominance des prêts sur les dons, qui avait permis de diminuer les crédits budgétaires affectés à cette politique. Progressivement, les crédits budgétaires ont recommencé à augmenter, permettant à l'AFD de verser à nouveau des montants significatifs en dons.

Le graphique ci-dessous montre ainsi l'augmentation importante de l'intervention de l'AFD dans les pays du G5 Sahel depuis 2015, en ligne avec la priorité Sahel de la France :

À titre d'exemple, grâce aux projets engagés par l'AFD en 2021 au Grand Sahel (335 M€), 30 000 personnes bénéficient de formations professionnelles et technologiques ; 1,2 million de personnes d'un accès aux services électriques ; 1,3 million de personnes d'un accès à l'eau potable ; 2,5 millions de personnes d'un accès amélioré à un système de transport urbain ; 2,8 millions d'enfants sont scolarisés, dont 1,6 million de filles ; 6,1 millions de personnes bénéficient d'un accès aux soins amélioré et 3,4 millions d'une meilleure protection sociale.

Par ailleurs, le lancement en 2017 du fonds « Paix et Résilience Minka » de l'AFD a permis une exécution plus rapide dans les zones vulnérables et dans les contextes d'urgence. Ont ainsi été mis en place des projets dits « à double détente » avec une phase de mise en oeuvre rapide (activités visibles et tangibles dès les six premiers mois) et une composante plus structurelle, ainsi qu'un recours plus fréquent aux ONG en capacité d'intervenir dans les zones avec des forts enjeux de sécurité.

En outre l'Alliance Sahel, impulsée en 2017 par la France, l'Allemagne et l'Union Européenne, a permis de fédérer, en 5 ans, la plupart des acteurs de l'aide au Sahel, afin d'accélérer la mise en oeuvre des projets. Avec 27 membres, l'Alliance soutient actuellement près de 1 200 projets pour un montant global de 26,5 milliards d'euros.

2. L'approche dite « 3D » : une innovation nécessaire

L'approche « 3D » a pour objectif d'apporter une réponse globale aux crises à travers l'articulation des acteurs de la défense, de la diplomatie et du développement, en phase de prévention, stabilisation et développement. La mise en place de cette approche, en réponse à la crise au Sahel, s'est formalisée concrètement à partir de 2016 avec le rapprochement entre l'état-major des Armées (EMA) et l'AFD, à travers la signature d'un accord-cadre de partenariat et d'un accord de terrain, complétés par des échanges de personnels. Une comitologie a été mise en place entre l'EMA et l'AFD.

Sur le fond, cette nouvelle approche a visé dans un premier temps à répondre aux besoins dans les domaines de l'eau, de la santé et de l'éducation, tout en renforçant les autorités locales et dynamisant l'économie. Avec le sursaut civil décidé au sommet de Ndjamena en 2021, l'AFD a complété son approche par un effort en faveur du retour de l'Etat à travers l'instruction de projets de gouvernance, visant à renforcer les liens entre les autorités et les populations, en cohérence avec les actions et le dispositif militaire, en particulier au Mali.

Ainsi se sont progressivement développées des interactions multiples entre les Forces françaises au Sahel, le MEAE et l'AFD. L'armée française a mis ses moyens à disposition des acteurs français du développement, afin de les aider à travailler plus efficacement, par exemple en assurant le transport des représentants de l'AFD en zone à risque avec les hélicoptères des Forces françaises. De son côté, l'AFD a partagé avec les Forces françaises ses études de contexte sur les acteurs locaux, les difficultés de l'Etat, les facteurs de recrutement de jeunes par les groupes armés terroristes. Indirectement, les financements apportés par les acteurs français du développement (AFD et Centre de crise et de stabilisation du Quai d'Orsay) et leurs réalisations participent aussi au renforcement global de la présence de l'Etat, en complément, par exemple, des actions des forces armées militaire nigériennes, appuyées par les forces françaises au Sahel. Autre illustration, Expertise France, qui a rejoint le Groupe AFD en 2022 et qui, contrairement à l'AFD, dispose d'un mandat « défense », a construit des infrastructures militaires au profit de l'armée nigérienne sur financement de l'Union européenne.

Le rôle d'Expertise France

L'intégration d'Expertise France au Groupe AFD a joué un rôle positif dans les interventions au Sahel sur les secteurs de la sécurité intérieure (au travers de la protection civile) et de la justice. Sur financement de l'AFD, Expertise France met en oeuvre plusieurs projets dans les secteurs de la sécurité intérieure et de la justice au Sahel. Ainsi, le projet régional « Trois Frontières » (2019 - 2023) comporte un volet dédié au secteur de la protection civile dans les zones frontalières entre le Burkina Faso, le Niger et le Mali (construction de centres de secours, mise à disposition de véhicules d'intervention, de matériels d'intervention et de secours, de moyens de transmission, appui institutionnel auprès de chaque pays pour le renforcement opérationnel des unités de secours, formations). Expertise France intervient par ailleurs également sur financement européen dans les deux domaines précités (sécurité et justice) : mise en oeuvre de l'appui à la Force Conjointe du G5 Sahel (FC-G5) visant à soutenir l'équipement des pays contributeurs ; appui à la composante légale et prévôtale de la FC-G5 visant à renforcer la justice militaire de la Force Conjointe; projet d'assistance technique CT-JUST visant à renforcer la chaîne de justice pénale et la coopération multilatérale dans la lutte contre le terrorisme, etc.

Enfin, l'autre entité du groupe AFD, Proparco, a accompagné principalement les institutions financières, avec des lignes de refinancement et des mécanismes de partage de risque, afin de faciliter l'octroi de prêts bancaires aux PME locales, ou des financements directs pour des entreprises agroalimentaires et des infrastructures.

3. Les limites de l'approche « 3D »

En premier lieu, il convient de souligner que ce rapprochement entre défense et développement n'est intervenu en réalité qu'à partir de 2017-2018. À l'avenir, il apparait indispensable que ce dialogue « 3D » commence dès le début de la crise, afin de mettre immédiatement en place une stratégie de réponse coordonnée.

Il est apparu en outre que le mandat spécifique de chacun des « D » devait être respecté afin que les actions des entités correspondantes ne se confondent pas, mais plutôt se complètent et se synchronisent. Ainsi, les ONG Oxfam, Tournons la page et CCFD Terre ont indiqué lors de leur audition que la continuité entre les actions militaires et les actions de développement présentait des risques importants pour leur propre activité. En effet, la neutralité par rapport aux parties en conflit constitue la clef de voute de la capacité à intervenir des acteurs de l'aide au développement, qu'il s'agisse des agences ou des OSC. En particulier, selon les OSC, cette neutralité pourrait être remise en cause aux yeux des populations locales par des « projets à impact rapide » de l'armée française, par exemple dans le domaine de l'eau et de l'assainissement. Elles soulignent ainsi l'impératif d'un accord préalable de répartition des zones d'intervention et des secteurs de compétence afin de ne pas aboutir à une confusion préjudiciable.

Par ailleurs, malgré l'Alliance Sahel et les moyens significatifs qui ont été débloqués par les pays européens et leurs agences de développement, le programme d'investissements prioritaires (PIP) du G5 Sahel et le programme de développement d'urgence (PDU) du Sahel, les efforts de l'AFD et des autres bailleurs, les effets sur le terrain n'ont pas été « à l'échelle » dans les zones de crise. Il est vrai que la multiplication des groupes d'autodéfense, notamment au Burkina Faso, rend encore plus difficiles des actions de développement, de même que les déplacements des populations qui cherchent à fuir la violence.

Par ailleurs, l'effort de la France en matière d'aide humanitaire est longtemps resté en retrait de celui des pays comparables, la France ne fournissant que quelques pourcents des besoins du Sahel central. Les montants prévus pour l'aide humanitaire ont cependant augmenté au fil des lois de finances. Ainsi, le Fonds d'urgence humanitaire et de stabilisation, principal instrument d'action du Centre de crise et de soutien (CDCS) du MEAE, a vu ses crédits augmenter de 30,5 millions d'euros entre 2022 et 2023, atteignant 200 millions d'euros au sein du PLF 2023. Il est désormais souhaitable qu'une partie significative de ces crédits puisse bénéficier aux pays du Sahel, qui se trouvent actuellement dans une situation humanitaire très difficile.

Plus généralement, les actions de développement sont sans doute encore restées trop centrées sur les aspects économiques alors que les causes des conflits sont souvent de l'ordre de la demande de justice ou d'un égal accès aux services publics (par exemple un accès adapté à l'éducation pour les nomades). Par ailleurs, il est très difficile de décider qui seront les bénéficiaires d'un projet de développement dès lors qu'il n'existe pas d'autorité et de gouvernance légitimes : par exemple, aider en priorité les groupes qui ont apporté une aide dans la lutte contre les terroristes, comme une sorte de récompense, peut s'avérer une très mauvaise option une fois la paix revenue.

Enfin, l'accent doit sans doute être mis davantage sur la restauration des forces de sécurité civiles. En effet, le « continuum sécurité-développement » est resté bien trop souvent un « continuum défense-développement », les missions qui devraient être dévolues à des forces de police étant souvent exercées par les militaires.

Ainsi, de nombreux progrès restent à accomplir pour que l'approche intégrée diplomatie-défense-développement atteigne son plein rendement.