V. RÉUSSITES ET LIMITES DE L'OPÉRATION BARKHANE
1. Un affaiblissement significatif des groupes djihadistes pendant l'opération
L'opération Barkhane peut faire valoir des succès significatifs. Ainsi, elle a permis de mettre hors de combat de nombreux membres des groupes terroristes qui agissaient dans les pays du Sahel central, dont un certain nombre de chefs de réseaux terroristes et de combattants issus des rangs des deux franchises (JNIM et EI-S), comme, en juin 2020, Abdelmalek Droukdal, figure emblématique du jihad algérien, surnommé « le Ben Laden du Maghreb ». Le JNIM a ainsi été fortement contraint par les actions de l'opération Barkhane combinées à celles des partenaires locaux.
Si l'EI-S a connu une phase d'extension entre 2016 et 2019 qui lui a permis de submerger des camps des forces nigériennes et maliennes fin 2019, le sommet de Pau de janvier 2020 a permis un renforcement de la coopération entre les pays du G5 Sahel contre ce groupe. L'EI-S a ainsi été fortement affaibli entre le printemps 2020 et l'été 2022. Depuis le départ des forces Barkhane du Mali, ce groupe terroriste connaitrait de nouveau une phase de régénération et d'extension.
Le succès des actions menées après le « surge » décidé au sommet de Pau de janvier 2020 a tenu à plusieurs facteurs : la mise en place d'un nouveau cadre politique, stratégique et opérationnel, la Coalition pour le Sahel, un commandement conjoint entre Barkhane, la force conjointe du G5 et les armées nationales, un renforcement du contingent français - 600 hommes -, un envoi de 600 militaires tchadiens dans la zone des trois frontières, épicentre du terrorisme, ainsi que l'opérationnalisation de la force conjointe du G5 Sahel. L'armement des drones depuis la fin de l'année 2019 et des opérations innovantes (« Bourrasque », « Éclipse » et « Équinoxe ») ont complété ces efforts.
2. Des groupes djihadistes résilients
Le major général des armées a souligné lors de son audition devant la commission que, si l'armée française a été capable de traiter les cibles identifiées, des djihadistes étaient sans cesse réapparus, les groupes se développant malgré les frappes. Allant plus loin, le colonel Goya avait estimé que Barkhane « s'attaque aux symptômes, mais pas aux causes profondes, ni à la capacité de régénération de l'ennemi, car son centre de gravité ne se trouve pas dans ses camps du désert, mais bien à Bamako », la cause des troubles étant avant tout politique et de gouvernance.
Par ailleurs, selon la chercheuse Nyagalé Bagayoko, spécialiste de la sécurité au Sahel et présidente de l'African Security Sector Network (ASSN), la doctrine militaire sous-jacente de l'opération Barkhane, fondée sur l'approche anti-insurrectionnelle remontant à Lyautey et Gallieni, avec une insertion dans le milieu, était en réalité impossible à réaliser, la priorité étant à la protection de la force (à l'instar des interventions américaines), avec des unités tournantes sur quatre mois, ce qui ne constitue pas une durée suffisante pour se « fondre » dans la population.
3. Une solution politique qui n'est jamais venue, une dégradation rapide de la relation diplomatique
Barkhane ne pouvait réussir seule. La stratégie mise en oeuvre au Sahel reposait en effet sur quatre piliers : à l'opération militaire s'ajoutaient le renforcement de la capacité militaire des États, le retour de l'État et de l'administration sur tous les territoires, et l'aide au développement, le tout dans le cadre de la mise en oeuvre de l'accord d'Alger de 2015. Non seulement le succès global ne pouvait être obtenu que si ces quatre objectifs étaient atteints, mais ceux-ci s'appuyaient aussi les uns sur les autres, de sorte que l'un ne pouvait progresser sans les autres.
À cette aune, le général Lecointre avait estimé que « nous n'aurons certes pas de victoire définitive au Sahel, car, comme dans les Balkans, la victoire ne peut pas être seulement militaire ». De même, le général Castres a souligné un problème d'« inconcordance des temps » : le temps de la résolution d'une crise est beaucoup plus long que celui de l'action militaire et même diplomatique, il se mesure en années, voire en décennies. Ainsi, Barkhane ne peut être rendue comptable à elle seule des échecs des autres aspects de la stratégie déployée depuis 2013 pour stabiliser le Mali et plus largement le Sahel.
Or selon le major général des armées, la France n'a pas pu à elle seule « enclencher la relation » entre le niveau militaire et les niveaux politique et économique : elle n'est pas parvenue à « faire émerger une société démocratique prenant en compte les exigences du développement », et ce malgré l'investissement conjoint des partenaires internationaux de la France. Malgré de nombreuses annonces, qui se sont toutes avérées illusoires, la situation politique au Mali est en effet restée bloquée. L'absence de progrès dans ce domaine a alimenté l'extension de la menace djihadiste et a rendu la tâche de Barkhane de plus en plus difficile.
Autre problème jamais résolu, souligné par les représentants de Care France, Tournons la page et CCFD Terre solidaire : une large part des populations sahéliennes ont continué à percevoir les armées locales comme potentiellement prédatrices malgré tous les efforts de formation engagés, notamment au Mali par l'EUTM. Ainsi, environ 47 % des 4 200 décès de civils documentés au Niger, au Burkina Faso et au Mali en 2020 et 2021 auraient été causés par les forces de défense et de sécurité sahéliennes et les « groupes d'auto-défense communautaires », et non par les groupes dits djihadistes. Cette situation a contribué à alimenter sans cesse le flux de nouveau djihadistes venus compenser les pertes infligées par les armées locales et par l'armée française.
Selon M. Emmanuel Besnier, sous-directeur Afrique occidentale du Quai d'Orsay, les autorités françaises n'ignoraient pas l'état dégradé de la démocratie malienne, très corrompue malgré la tenue régulière d'élections. La France a poursuivi sa coopération avec les autorités faute d'alternative, tout en leur faisant passer quotidiennement des messages sur la nécessité de réaliser des avancées politiques, notamment après les élections législatives de 2020, marquées par des irrégularités. Cependant, rien n'incitait en réalité le Mali à aller de l'avant dans la mise en oeuvre de l'accord de paix, chacune des parties s'accommodant très bien du statu quo. Par la suite, après la période du premier putsch, au cours duquel les relations avec la France sont restées correctes, le Mali a décidé de rompre unilatéralement non seulement avec la France, mais aussi avec l'ensemble des partenaires engagés alors auprès du pays.
4. Un manque de « bretelles de sortie »
Étant donné l'impossibilité de venir définitivement à bout des groupes terroristes, certains observateurs estiment que la France aurait dû fixer dès le départ les critères de son retrait, faute de quoi Barkhane devenait de facto une opération « à durée indéterminée ». Certes, la doctrine généralement admise évoquait comme moment de ce retrait celui où les forces maliennes seraient en mesure de prendre la relève. Il s'agissait cependant d'une condition quasi impossible à réaliser à moyen terme, tant l'armée malienne de 2013 partait de loin. Plusieurs moments auraient peut-être permis à la France d'enclencher un retrait avant que les putschs ne dégradent radicalement la situation : en juillet 2013, après les élections présidentielles réussies (élection d'Ibrahim Boubakar Keita), ou encore après les bons résultats obtenus à la suite du « surge » de Pau. Finalement, la succession des deux putschs au Mali a conduit à un retrait subi et accéléré.
B. LES FORCES ARMÉES DES PAYS DU SAHEL SONT-ELLES CAPABLES DE PRENDRE LA RELÈVE DE BARKHANE CONTRE LES GROUPES ARMÉS ?
Les forces armées locales, en particulier celles du Mali, ont subi davantage de défaites, souvent sévères, que de victoires dans leur combat contre les djihadistes, montrant ainsi leur incapacité à résister à un ennemi pourtant peu nombreux. Selon les mots du général Lecointre, « malgré les efforts de formation et d'investissement de l'Union européenne, nous constatons que les forces armées maliennes, nigériennes et burkinabè subissent des pertes énormes, de l'ordre d'un bataillon par an. » D'abord, les armées des pays d'Afrique subsaharienne ont souvent été maintenues dans un état de faiblesse relative afin de ne pas constituer une menace pour le pouvoir politique. Contre les djihadistes, l'accumulation des revers a causé une totale perte de confiance des armées locales, dès lors incapables de tenir face à l'ennemi. À tel point que, selon le général Castres, un « délitement brutal » de l'armée malienne n'était pas à écarter avant que l'initiative de Pau intervienne.
À cet égard, plusieurs intervenants ont estimé que la formation dispensée par l'EUTM au Mali était insuffisante. Nyagalé Magayoko a souligné l'inadaptation de ce type de formations pour réformer la gouvernance des appareils de défense et de sécurité. Trop calquée sur le modèle occidental, elles omettent les dynamiques informelles à l'oeuvre dans les pays concernés et comptent trop sur des améliorations techniques et ponctuelles. La chercheuse estime plus globalement que les formations militaires au bénéfice des pays de la région se sont avérées une impasse, trente ans de pratique n'ayant pas permis d'aboutir à des résultats convaincants.
À la fin de la période, grâce à l'appui au combat français, les armées des pays du Sahel avaient cependant pu renouer avec la victoire et avec une certaine confiance, mais la situation a de nouveau changé avec l'arrivée du groupe Wagner. S'agissant de la force conjointe du G5 Sahel, qui devait compter à terme 5 000 hommes répartis en sept bataillons, elle représentait davantage un défi matériel, opérationnel et même culturel qu'une solution miracle. En outre, les quelques progrès accomplis ont été totalement remis en cause par les coups d'Etat intervenus au Mali et au Burkina Faso.
À noter que l'ensemble de personnes auditionnées a relevé que malgré ses efforts, la MINUSMA souffrait des limites habituelles des forces de maintien de la paix dans un contexte où la paix n'est pas encore véritablement établie. Comme l'a rappelé le major général des armées, la France avait essayé, au moment de la mise en place de la FINUL au Liban en août 2006, d'avoir des règles d'engagement très robuste, notamment sur l'ouverture du feu, avec de solides chaînes de commandement : cela n'a pas été le cas pour la MINUSMA, incapable de mener des opérations de force.
Plus globalement, l'armée française est restée, sans doute à son détriment, la plus visible des forces engagées au Sahel.
Aujourd'hui, les stratégies militaires mises en oeuvre par les pays du Sahel sont diverses. Tandis que le Mali s'appuie sur Wagner et sur des milices, le Burkina Faso a fait appel à 50 000 « volontaires pour la défense de la patrie », des groupes d'autodéfense, au risque d'alimenter la dynamique de violences, à côté des 10 000 hommes de l'armée, mais a dû également décréter la mobilisation générale. Ces deux pays tendent toutefois à museler de la même façon la liberté de la presse, afin de pouvoir développer une propagande vantant l'efficacité de leur armée contre les djihadistes. La situation est meilleure au Niger et au Tchad qui continuent à coopérer avec la France.