« ALIMENTS CELLULAIRES » :
ÊTRE VIGILANT POUR MIEUX ENCADRER ET MAÎTRISER LA TECHNOLOGIE

I. LE DÉVELOPPEMENT DES ALIMENTS CELLULAIRES NE CORRESPOND PAS À UN MODÈLE D'ALIMENTATION SOUHAITABLE

Les sénateurs de la commission des affaires économiques prennent acte du fait qu'il n'est pas de leur ressort de définir ce qui peut figurer ou non dans les assiettes de français, s'agissant des nouveaux aliments qui relèvent du règlement « nouveaux aliments » de 2015. Ils le regrettent et souhaitent affirmer clairement, s'il en était besoin, que le développement des aliments cellulaires ne correspond pas au modèle de société pour lequel ils sont engagés en politique.

A. DES OBJECTIONS ANTHROPOLOGIQUES, ÉTHIQUES, CULTURELLES ET, EN SOMME, POLITIQUES

1. De potentiels bouleversements anthropologiques, dont il est encore difficile de prendre la mesure

De la même façon que l'intelligence artificielle est porteuse de bouleversements dans le rapport de l'homme à lui-même et à son environnement, dépassant largement les applications concrètes de cette technologie1(*), les aliments cellulaires ne sont pas juste des « amas de cellules » ou des « apports protéiniques » : ils charrient tout un imaginaire, une conception de l'homme et de sa place dans le monde.

Les sénateurs n'oublient pas que la période la plus récente de la préhistoire, le néolithique, est apparue, 8 000 ans avant notre ère, avec le développement de l'agriculture et en particulier de la domestication et l'élevage des animaux. Ce qui aurait pu alors s'apparenter à un simple progrès technique a en réalité constitué une révolution dans nos modes de vie, entraînant avec lui une réorganisation complète de la société et de l'espace, avec l'émergence de la sédentarité, autour de villages, et la place centrale réservée à la terre. Depuis lors, l'homme a co-évolué avec son environnement, modelant ses paysages et étant en retour modelé par lui. La domestication des animaux est également la première trace de reconnaissance de l'altérité dans l'histoire humaine.

L'industrie cellulaire peut-elle constituer un changement de paradigme, dans nos assiettes et dans nos économies, comparable à la révolution néolithique ? Nul ne le sait à ce jour, mais il convient en tout cas de ne pas minimiser les conséquences potentielles de son développement à long terme sur nos sociétés et, partant, de se montrer vigilant.

Il y a, en effet, avec les aliments cellulaires, tout le potentiel pour une véritable rupture civilisationnelle.

D'abord, nous risquons avec ces produits de distendre notre lien avec la nature, dans un contraste saisissant avec l'interdépendance de l'humain et du sauvage que l'on peut constater dans la vie d'un bocage. Comme l'indique le journaliste Gilles Luneau, « notre nourriture nous relie mentalement, culturellement, biologiquement, à la nature, aux paysans, aux paysages sculptés par l'agriculture ». Or, selon lui, « il y a une différence philosophique de taille entre savoir que notre vie dépend de la nature et savoir qu'elle dépend du laboratoire et de l'usine ». C'est pour cette raison que les rapporteurs de la mission ont tenu à ne pas employer le terme d'« agriculture cellulaire » pour désigner un projet qui pourrait conduire à nous couper toujours plus du vivant.

Cette rupture civilisationnelle pourrait ensuite se traduire par une mise à distance des animaux de nos vies, a fortiori des animaux de rente (les « veau, vache, cochon, couvée » de la fable de La Fontaine), au profit des seules relations « anthropomorphisées » avec les animaux de compagnie.

Enfin, les promoteurs de ces produits les présentent parfois comme une troisième catégorie de produits animaux, après les produits carnés et les produits laitiers... à la différence près qu'ils sont cette fois le fruit de l'esprit humain et créés de toutes pièces par l'ingénierie humaine. L'idée a même été entendue que les animaux n'auraient pas été « conçus » spécifiquement pour entrer dans l'alimentation humaine et, partant, qu'il serait inefficient voire absurde de les intégrer à nos régimes alimentaires. Cette façon de voir dit bien toute l'ambition scientiste et le prométhéisme de ce projet, parfois présenté comme une « nouvelle forme de domestication », et qui choque les sénateurs.

Il est certain que ce n'est pas à l'échelle d'une vie d'homme que tous ces bouleversements s'opèreraient, aucune révolution ne se faisant en un jour. Mais, par beaucoup d'aspects, c'est ce qui nous fait « homme » qui pourrait être, de façon radicale, questionné.

2. Des interrogations éthiques qui imposent de (se) fixer des limites

Les sénateurs de la commission des affaires économiques sont troublés par les procédés de fabrication des aliments cellulaires, qui leur semblent pousser la production alimentaire un cran plus loin dans l'industrialisation du vivant.

Si les manipulations génétiques sur les animaux existent déjà au sein de l'élevage, avec par exemple la division de cellules embryonnaires, elles sont dans le cas de la production d'aliments cellulaires, rationalisées et systématisées, marquant une rupture soulevant des questions éthiques.

Les sénateurs soulignent avec la sociologue et éleveuse Jocelyne Porcher le paradoxe d'une innovation qui poursuit officiellement le bien-être animal et, pourtant, s'inscrit dans une « conceptualisation de l'animal de ferme comme machine animale » ou comme objet industriel. En somme, « on produit du porc comme on produit des chaussures », simplement en « changeant le niveau d'extraction de la matière animale, la cellule au lieu de l'animal, l'incubateur au lieu de la vache ».

À cet égard, bien que les entreprises développant le produit indiquent désormais pouvoir et vouloir se passer de l'utilisation de sérum foetal bovin2(*), les sénateurs se montrent très circonspects quant au fait que cette incohérence majeure dans les premiers développements du secteur n'ait pas posé plus de difficultés éthiques à ses promoteurs.

Ils s'interrogent de manière plus générale sur le statut de ces produits (ni vivant, ni mort), qui viendraient concurrencer la viande, jusques et y compris dans son vocabulaire, alors qu'il ne s'agit pas, en toute rigueur, de la chair d'animaux terrestres, d'oiseaux et de poissons morts.

Ils sont encore plus inquiets des applications potentielles de cette technologie à la production d'aliments à partir d'animaux exotiques (lion, éléphant) ou de compagnie (chien, chat), disparus (mammouth laineux3(*), à partir de séquençage de l'ADN), ce qui est techniquement possible.

En somme, les membres de la commission des affaires économiques contestent le cadrage du débat, négligeant la question du pourquoi au profit de celle du comment. Les questions de l'utilité, de la pertinence et de la nécessité des aliments cellulaires mériteraient selon eux d'être davantage posées, plutôt que de ramener sans cesse ce produit à une course technologique avec le reste du monde.

Ils rappellent que ce n'est pas parce qu'une innovation technologique peut être réalisée qu'elle doit être réalisée, les conséquences d'une innovation pour la société devant toujours être dûment soupesées au préalable. Ce n'est pas non plus au seul motif qu'elle serait potentiellement plus avantageuse d'un point de vue environnemental ou bien-être animal qu'elle devrait être encouragée, les conséquences de chaque produit et procédé devant être appréhendées de façon globale.

Dans un passé proche, la France et l'Europe ont su poser des limites quand elles leur ont semblé nécessaires en matière de bioéthique.

Ainsi le clonage animal destiné à la consommation est-il interdit - et de même, tout clonage humain - alors que la démonstration a été faite de notre maîtrise de ce procédé avec le clonage de la brebis Dolly, premier mammifère « fabriqué » de la sorte en 1996.

Les sénateurs de la commission des affaires économiques rappellent que le propre de la civilisation est de pouvoir poser des limites, que ce sont les interdictions qui font société. C'est dans cet esprit que les rapporteurs ont préconisé d'aller plus loin que l'exclusion des aliments cellulaires dans la restauration collective, en réaffirmant plutôt dans la loi le principe de l'interdiction de toute commercialisation tant que le produit n'est pas autorisé dans le cadre du règlement européen « nouveaux aliments ».

3. Une défiance culturelle fondée sur l'identité de la France, pays des prairies et de la gastronomie

La France est le pays de la gastronomie, d'un certain savoir-vivre et des arts de la table.

Aussi, la vision purement utilitaire de l'alimentation qui sous-tend le développement des aliments cellulaires est à l'opposé de celle des sénateurs, qui voient d'abord dans l'alimentation un fait culturel et social4(*).

Il n'est pas possible, selon eux, de réduire l'alimentation à un ensemble d'indicateurs quantitatifs : on n'ingère pas un bilan carbone ou une analyse de cycle de vie.

Si le changement climatique impose de modifier certains comportements, si la malnutrition dans le monde appelle des réponses urgentes, les sénateurs jugent que ces problèmes ne devraient pas conduire à remettre en cause l'essentiel, c'est-à-dire ce qui est constitutif de notre culture et de notre identité.

Pour eux, les applications médicales des biotechnologies, comme les fécondations in vitro, ou les vaccins à ARN messager sont une chose, mais leur application à notre alimentation en est une autre.

Le risque est perçu avec une particulière acuité dans le cas de l'alimentation, d'autant plus que les aliments sont incorporés par l'homme. Or, l'impact de la consommation humaine de ce produit à long terme ne pouvant par définition être évalué a priori, les sénateurs s'interrogent sur le risque qui serait encouru.

La production d'aliments cellulaires semble en décalage avec la recherche de produits naturels et non transformés, une aspiration pourtant de plus en plus partagée parmi les consommateurs. Elle rend plus complexes les processus de production, semblant faire fi de ce que la nature a à nous offrir.

Les références des sénateurs et de leurs interlocuteurs au film Soleil Vert ou au Tricatel de L'Aile ou la cuisse, aux « perfusions de la Pitié-Salpêtrière », à l' « apothéose de la malbouffe » traduisent bien une opposition épidermique à l'alimentation cellulaire, qui pourrait préfigurer les réactions des consommateurs.

Comme l'a indiqué le chef étoilé Thierry Marx, entendu par la commission, « ce n'est pas cela, se restaurer : c'est ramener une histoire, un savoir-manger et un savoir-être dans l'assiette. La table et l'alimentation, c'est le plaisir, le bien-être, la santé. »

Les entreprises du secteur se défendent en indiquant que leur produit est destiné à se substituer à la viande importée de mauvaise qualité (comme le poulet brésilien aux médicaments) et produite dans de piètres conditions environnementales et de bien-être animal.

Toutefois, il n'y a pas lieu de s'accommoder d'un tel état de fait, en justifiant la malbouffe à venir par la malbouffe passée. D'autre part, rien ne laisse à penser que les aliments cellulaires viendraient réellement se substituer à de tels produits. Ils pourraient, au contraire, agrandir ce marché.

Surtout, rien ne garantit que notre élevage extensif, aujourd'hui fragile économiquement, ne serait pas le premier touché. Ce n'est sans doute pas la principale menace qui plane sur notre élevage aujourd'hui, mais avait-il besoin de cette concurrence ?

Si « la fin de l'élevage ne semble pas plausible, sa décroissance, déjà en cours, est vraisemblable » (Anne-Marie Vanelle, inspectrice vétérinaire honoraire entendue par la mission). Le pays a perdu 800 000 vaches laitières et allaitantes depuis 2016, soit près de 10 %, sur un cheptel total de vaches et bovins d'environ 17 millions de têtes. Cette baisse se poursuit, en raison de départs en retraites non compensés ou de diversifications des éleveurs vers d'autres activités, sur fond de règlementations de plus en plus contraignantes et d'équilibres économiques qui ne sont plus atteints, notamment en raison de l'augmentation des cours de l'alimentation animale et de sécheresses à répétition.

Dans le même temps, la consommation moyenne en France ne diminue presque pas (aux alentours de 85 kg/an/Français), ce qui nuit nécessairement à la balance commerciale de la France.

Les conséquences de cette évolution doivent être bien mesurées : « bouleversement socio-économique, de l'équilibre de l'aménagement rural et urbain, de l'entretien des paysages, de la biodiversité » (Anne-Marie Vanelle), la polyculture-élevage comporte d'importantes aménités pour les territoires ruraux.

Aussi, la mission d'information a eu pour objectif permanent, dans ses travaux, la protection du monde agricole.

C'est pourquoi elle a fait de la protection de la terminologie propre aux productions animales l'un des axes majeurs de ses recommandations.

Elle a jugé par ailleurs important de poser explicitement la question : veut-on encore de l'élevage en France ? Veut-on encore de la viande de qualité, produite en France, à des conditions sociales, environnementales et de bien-être animal parmi les plus avancées dans le monde ?

Nous devons être fiers de nos origines et de livrer à nos enfants une terre qui leur appartient. L'élevage est une fierté nationale et, jusqu'à ce que l'historien Fernand Braudel a qualifié de « grand chambardement de la France rurale » au XIXe siècle, la France a, d'abord et avant tout, été une nation agricole, de paysans.


* 1 Certains entrepreneurs ont appelé dans une lettre ouverte à faire une pause dans les recherches sur l'intelligence artificielle, pour s'assurer qu'il s'agit bien de ce que nous souhaitons. https://futureoflife.org/open-letter/pause-giant-ai-experiments/

* 2 Un produit nécessitant l'abattage d'une femelle gestante pour être prélevé sur le foetus bovin, posant question, de l'aveu des acteurs du secteur, au regard du bien-être animal.

* 3 https://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/paleontologie/une-boulette-de-viande-de-mammouth-presentee-par-des-scientifiques_170361

* 4 Le chef étoilé Thierry Marx, entendu par la mission, a ainsi dit craindre « la massification de l'industrialisation de notre nourriture, la mondialisation et l'appauvrissement culturel. On ramène tout sur la consommation et sur le prix, et plus assez sur la culture. Savoir manger, c'est savoir être, redonner du sens à son alimentation. Se restaurer a du sens en matière de lien social. »