N° 504

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 avril 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires économiques (1) sur les aliments cellulaires,

Par MM. Olivier RIETMANN et Henri CABANEL,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas, présidente ; M. Alain Chatillon, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Patrick Chaize, Mme Viviane Artigalas, M. Franck Montaugé, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Jean-Pierre Moga, Bernard Buis, Fabien Gay, Henri Cabanel, Franck Menonville, Joël Labbé, vice-présidents ; MM. Laurent Duplomb, Daniel Laurent, Mme Sylviane Noël, MM. Rémi Cardon, Pierre Louault, secrétaires ; MM. Serge Babary, Jean-Pierre Bansard, Mmes Martine Berthet, Florence Blatrix Contat, MM. Michel Bonnus, Denis Bouad, Yves Bouloux, Jean-Marc Boyer, Alain Cadec, Mme Anne Chain-Larché, M. Patrick Chauvet, Mme Marie-Christine Chauvin, M. Pierre Cuypers, Mmes Françoise Férat, Amel Gacquerre, M. Daniel Gremillet, Mme Micheline Jacques, M. Jean-Baptiste Lemoyne, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Claude Malhuret, Serge Mérillou, Jean-Jacques Michau, Mme Guylène Pantel, M. Sebastien Pla, Mme Daphné Ract-Madoux, M. Christian Redon-Sarrazy, Mme Évelyne Renaud-Garabedian, MM. Olivier Rietmann, Daniel Salmon, Mme Patricia Schillinger, MM. Laurent Somon, Jean-Claude Tissot.

L'ESSENTIEL

Dix ans après la présentation du premier steak haché de boeuf cellulaire au monde, alors que les initiatives privées se développent rapidement dans ce domaine, la commission des affaires économiques du Sénat a missionné Olivier Rietmann et Henri Cabanel pour étudier les produits et procédés, méconnus, de l'industrie cellulaire.

I. LE DÉVELOPPEMENT DES ALIMENTS CELLULAIRES NE CORRESPOND PAS À UN MODÈLE D'ALIMENTATION SOUHAITABLE

La mission d'information sur la « viande in vitro » a redit clairement son opposition anthropologique, éthique, culturelle et, en somme, politique, au développement des aliments cellulaires. La vision purement utilitaire de l'alimentation qui sous-tend ce développement est en effet à l'opposé de celle des sénateurs, qui voient d'abord dans l'alimentation un fait culturel et social. En outre, ils ont souhaité rappeler que ce n'est pas parce qu'une innovation technologique peut être réalisée qu'elle doit être réalisée, les conséquences d'une innovation pour la société devant être dûment pesées.

Ces réserves de principe ayant été exprimées, la mission a souhaité éclairer les pouvoirs publics et les citoyens sur les enjeux liés aux développements des aliments cellulaires. L'intérêt de cette démarche est qu'une critique ne vise jamais aussi juste que lorsqu'elle est appuyée sur des faits.

Pour autant, la mission estime important de rappeler qu'étudier n'est pas cautionner, qu'encadrer n'est pas tolérer et que parer à toute éventualité ne revient pas à appeler cette éventualité de ses voeux.

II. LES ALIMENTS CELLULAIRES, UN DES SEGMENTS DU MARCHÉ DES « PROTÉINES ALTERNATIVES » SUSCITANT LE SCEPTICISME EN FRANCE

Généralement appelés par abus de langage « viande in vitro », « viande cellulaire » ou « viande de culture », les « aliments cellulaires » (ou « à base de cellules ») sont selon les entreprises du secteur des « produits d'origine animale, issus de cellules animales », avec la seule différence que « la viande grossit en dehors de l'animal ».

Les aliments cellulaires sont à distinguer de trois autres familles de protéines alternatives : produits fabriqués par fermentation de précision (protéine de lait), analogues végétaux (galettes de soja) et insectes. En dépit de leur plus forte médiatisation, il s'agit de la moins avancée de ces quatre familles, avec encore plusieurs inconnues sur la composition des milieux de culture.

Les entreprises sont encore aujourd'hui en phase de recherche et développement, et sont loin de prétendre en termes de texture du produit, de capacités de production et de prix de vente, concurrencer la viande conventionnelle issue de l'élevage. Des trois destinations possibles des aliments cellulaires - pièce de viande entière, hybride avec des analogues végétaux ou ingrédient pour l'industrie agroalimentaire -, les deux dernières sont les plus probables les premières années.

Porté par environ 110 start-ups dans le monde, le secteur est confronté à trois grands défis :

1) le passage à une échelle industrielle, nécessitant des levées de fonds importantes auprès de riches entrepreneurs ou d'acteurs établis du secteur de la viande, ayant lieu notamment aux États-Unis et dans trois pays à la faible surface agricole utile (Israël, Pays-Bas et Singapour) ;

2) les autorisations de mise sur le marché, après évaluation au regard de la sécurité sanitaire : seul Singapour a autorisé le produit à ce jour. C'est la Commission européenne qui est compétente au sein de l'UE pour autoriser tout « nouvel aliment » après avis de l'autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), les États ne disposant pas individuellement d'un droit de veto ;

3) l'acceptabilité des consommateurs, qui dépendra du goût, du prix et de la capacité du produit à s'insérer dans le patrimoine culinaire, les flexitariens (¼ de la population française) étant, plus que les végétariens ou les vegans, le public visé en priorité.

Aucune demande n'ayant été effectuée au sein de l'UE à ce jour, le produit ne sera pas dans nos assiettes avant au moins 2025. Pour autant, il faut se positionner dès aujourd'hui. Or, la ferme opposition des ministres chargés de l'agriculture d'un côté et, de l'autre, le soutien de Bpifrance à cette innovation à hauteur de 15 M€, illustrent les hésitations des pouvoirs publics et font craindre en France un stop-and-go contre-productif. Cette technologie étant propice au monopole naturel, des craintes s'expriment qu'en la refusant, la France ne tombe dans la dépendance technologique à de grands groupes étrangers.

Le manque d'anticipation et de coordination des pouvoirs publics
et des filières en France contraste avec les initiatives ailleurs dans le monde

III. UNE INNOVATION PROMETTEUSE SUR LE PAPIER MAIS EN AUCUN CAS INDISPENSABLE DANS LA TRANSITION ALIMENTAIRE, ET NON SANS IMPACT SUR L'ÉLEVAGE

Alors que la demande mondiale en protéines animales devrait augmenter de 60 % d'ici à 2050 (FAO), les promoteurs des aliments cellulaires insistent sur les opportunités économiques et financières liées à ce nouveau marché, et sur l'impact positif qu'il pourrait avoir par rapport à l'élevage en matière d'autonomie protéique, d'environnement, de bien-être animal voire de santé (lutte contre l'antibiorésistance).

En raison de l'efficience de son indice de conversion en protéines, l'industrie cellulaire pourrait « entraîner une réduction substantielle des émissions directes de gaz à effet de serre provenant de la production alimentaire » (6e rapport du GIEC), si l'énergie utilisée est décarbonée. Toutefois, diversifier les régimes alimentaires en rééquilibrant les sources de protéines (légumineuses...) permettrait d'atteindre les mêmes objectifs plus rapidement et de façon plus simple.

« La technologie ne pourra répondre simplement à l'impact social et environnemental de l'alimentation. Avec le flexitarisme : du végétal et des protéines animales, on peut déjà revenir à quelques équilibres. »

Thierry Marx

En outre, les aliments cellulaires sont présentés par leurs promoteurs comme une solution aux problèmes soulevés par l'élevage industriel... mais pourraient d'abord concurrencer l'élevage extensif, déjà fragilisé, et dont les aménités pour les territoires ruraux et les paysages sont nombreuses. À cet égard, la recherche d'une complémentarité avec les filières agricoles traditionnelles semble assez hypothétique et pourrait bien être un cautère sur une jambe de bois.

IV. 3 AXES POUR MIEUX MAÎTRISER ET ENCADRER LA TECHNOLOGIE

1) RENFORCER LA PROCÉDURE D'AUTORISATION DES NOUVEAUX ALIMENTS ET LES RÈGLES APPLICABLES AUX ALIMENTS CELLULAIRES

- Affirmer dans la loi le principe de l'interdiction de toute commercialisation tant que les produits ne sont pas autorisés dans le cadre du règlement européen « nouveaux aliments » (n° 1).

- Établir en France un cadre réglementaire plus strict pour la production des aliments cellulaires et pousser pour son adoption au niveau européen : acter les progrès des entreprises et instituer un moratoire sur l'usage du sérum foetal bovin dans les milieux de culture entrant dans la production alimentaire (n° 4) ; définir un volume de bioréacteurs au-delà duquel la production serait taxée (par exemple à partir de 25 000 litres), afin de limiter la concentration des risques sanitaires (n° 5).

2) MIEUX INFORMER LE CONSOMMATEUR ET PROTÉGER LES FILIÈRES DE PRODUCTION ANIMALE, EN S'ACCORDANT SUR DES RÈGLES DE DÉNOMINATION ET D'ÉTIQUETAGE CLAIRES

- Interdire la dénomination commerciale « viande » et, au cas par cas, l'usage de termes faisant référence à des produits animaux (n° 7).

- Rendre obligatoire la mention de l'espèce d'origine pour assurer la bonne information du consommateur, notamment au regard des risques allergènes (n° 8).

- Identifier clairement aliments cellulaires et viande issue de l'élevage par l'étiquetage et interdire la commercialisation de produits mélangeant aliments cellulaires et viande issue de l'élevage (n° 10).

3) INTENSIFIER LA RECHERCHE MAIS MISER EN PRIORITÉ SUR L'ÉLEVAGE ET LES PROTÉINES VÉGÉTALES POUR RELEVER LE DÉFI DE L'AUTONOMIE PROTÉIQUE

- Créer une unité mixte de recherche au sein de l'Inrae et du CNRS dédiée à une meilleure appréhension des techniques de l'industrie cellulaire (recommandation n° 13).

- Demander formellement à ces organismes de recherche une expertise scientifique collective (ESCo) pour évaluer les impacts socio-économiques, environnementaux et pour anticiper les effets sur la santé humaine à long terme de la consommation d'aliments cellulaires (recommandation n° 14).

- Pour faire face au défi de l'autonomie protéique, prioriser l'accélération de la mise en oeuvre de la stratégie protéines végétales, en augmentant en particulier les financements dédiés, plutôt que le financement d'alternatives lointaines et plus incertaines (recommandation n° 17).

LISTE DES RECOMMANDATIONS
EXAMINÉES PAR LA COMMISSION

1) RENFORCER LA PROCÉDURE D'AUTORISATION DES NOUVEAUX ALIMENTS ET LE CADRE APPLICABLE AUX ALIMENTS CELLULAIRES

Recommandation n° 1 : affirmer dans la loi le principe de l'interdiction de toute commercialisation tant que les produits ne sont pas autorisés dans le cadre du règlement européen « nouveaux aliments ».

Recommandation n° 2 : instituer une procédure d'information automatique des commissions chargées de l'alimentation au Parlement européen et dans les parlements nationaux pour l'autorisation de mise sur le marché de tout nouvel aliment.

Recommandation n° 3 : prévoir dans le code rural et dans le code de la santé publique que l'ANSES procède systématiquement à une analyse des risques sanitaires des nouveaux aliments en complément de l'évaluation de l'EFSA au niveau européen.

Forger en France un cadre réglementaire plus strict pour la production d'aliments cellulaires et pousser pour son adoption au niveau européen :

Recommandation n° 4 : en particulier, instituer un moratoire sur l'utilisation du sérum foetal bovin dans les milieux de culture entrant dans les processus de production alimentaire.

Recommandation n° 5 : étudier l'opportunité de définir par voie réglementaire un volume de bioréacteurs au-delà duquel la production serait taxée (par exemple à partir de 25 000 litres), afin de limiter la concentration des risques sanitaires.

2) MIEUX INFORMER LE CONSOMMATEUR ET PROTÉGER LES FILIÈRES DE PRODUCTION ANIMALE EN S'ACCORDANT SUR DES RÈGLES DE DÉNOMINATION ET D'ÉTIQUETAGE CLAIRES

Recommandation n° 6 : dans le cadre des recherches et réflexions nationales et européennes sur le sujet, s'accorder sur un terme usuel consensuel du produit, qui pourrait être « aliments cellulaires ».

Recommandation n° 7 : interdire la dénomination commerciale « viande » et, au cas par cas, l'usage de termes faisant référence à des produits animaux, en étendant aux aliments cellulaires la législation applicable aux analogues végétaux.

Recommandation n° 8 : rendre obligatoire la mention de l'espèce d'origine pour assurer la bonne information du consommateur, notamment en matière d'allergénicité.

Recommandation n° 9 : pour les produits fabriqués en France, afficher obligatoirement si un produit contient des aliments cellulaires ou tout autre nouvel aliment (dont les insectes) par un affichage spécifique sur la face avant des produits préemballés.

Recommandation n° 10 : identifier clairement aliments cellulaires et viande issue de l'élevage par l'étiquetage et interdire la commercialisation de produits mélangeant aliments cellulaires et viande issue de l'élevage.

Recommandation n° 11 : en complément de la liste des ingrédients, afficher obligatoirement la part agrégée d'origine végétale et d'origine cellulaire, en cas d'hybride à base d'aliments cellulaires.

Recommandation n° 12 : dans l'hypothèse où des aliments cellulaires seraient mis sur le marché, rendre obligatoire en restauration hors foyer l'information sur la présence de ce produit dans un plat, ainsi que sur l'origine géographique des produits servis.

3) INTENSIFIER L'EFFORT DE RECHERCHE SUR L'INDUSTRIE CELLULAIRE MAIS MISER EN PRIORITÉ SUR L'ÉLEVAGE ET LES PROTÉINES VÉGÉTALES POUR RELEVER LE DÉFI DE L'AUTONOMIE PROTÉIQUE

Recommandation n° 13 : créer une unité mixte de recherche, au sein de l'INRAE et du CNRS, dédiée à une meilleure appréhension des techniques de l'industrie cellulaire.

Recommandation n° 14 : demander formellement à ces organismes de recherche une expertise scientifique collective (ESCo) pour évaluer les impacts socio-économiques, environnementaux et pour anticiper les effets sur la santé humaine à long terme de la consommation d'aliments cellulaires.

Recommandation n° 15 : sur le modèle de la transparence en matière de sécurité sanitaire vis-à-vis de l'EFSA, imposer la transparence en matière environnementale aux entreprises de ce secteur, en obligeant à la communication des données en analyse de cycle de vie aux autorités environnementales.

Recommandation n° 16 : dans l'éventualité où des demandes d'autorisation seraient déposées en Europe, faire, un an plus tard, un droit de suite au Sénat.

Recommandation n° 17 : pour faire face au défi de l'autonomie protéique, prioriser l'accélération de la mise en oeuvre de la stratégie protéines végétales, en augmentant en particulier les financements dédiés, plutôt que le financement d'alternatives lointaines et plus incertaines.

Recommandation n° 18 : maintenir voire rehausser les soutiens à l'agriculture vivrière et à l'élevage dans l'aide publique et privée à destination des pays en développement.