B. LES TENANTS ET ABOUTISSANTS DE LA RÉFORME AUJOURD'HUI PROPOSÉE

En novembre 2020, le Livre blanc de la sécurité intérieure a dressé « le constat d'une organisation de la police nationale qui ne donne plus satisfaction et de l'espoir très largement partagé d'une transformation ambitieuse. La police nationale souffre avant tout de son morcellement. L'état des lieux confirme une attente générale de pilotage renforcé et affirmé, conforté par un décloisonnement vigoureux et appuyé sur une déconcentration volontariste. ». Face à cette situation le Livre Blanc annonçait le projet de création de « directeurs territoriaux uniques de la police nationale », « projet ambitieux », destiné à « créer un opportun "choc de transformation", qu'il conviendra d'accompagner et de transformer en énergie positive ».

À l'échelle de la police nationale dans son ensemble , il s'agit de mettre fin au cloisonnement entre les filières (PAF, Renseignement, Sécurité Publique, Investigation) et d'avoir une approche de police commune, plutôt que la juxtaposition de polices. Le commandement départemental unique doit mettre fin aux conflits de compétences positifs et négatifs entre « polices ».

S'agissant de la police judiciaire , la création d'une filière d'investigation unique est destinée à venir en aide aux enquêteurs des services de sécurité publique actuellement en grande difficulté. Ces services sont en effet marqués par un faible taux d'encadrement, une forte rotation des personnels et une accumulation de procédures, tous facteurs participant à une baisse des taux d'élucidation.

Le ministère de l'intérieur a choisi de concentrer son projet de réforme de l'organisation territoriale des services de la police nationale à l'échelon départemental. Il s'agit de rassembler la plupart des services opérationnels, à savoir les services de la sécurité publique, de la police judiciaire, de la police aux frontières et du renseignement dans de nouvelles « directions départementales de la police nationale » (DDPN), dont le directeur serait hiérarchiquement rattaché au préfet.

Ce projet est le prolongement logique du Livre blanc de la sécurité intérieure où il est notamment proposé de « déployer une approche transversale, décloisonnée et déconcentrée des missions de sécurité et d'adapter les organisations en conséquence ». Il n'a cependant pas fait l'objet d'une présentation formelle avant que les critiques émises par des personnels de police judiciaire n'attirent l'attention du grand public sur ce projet. Au moment de commencer leurs travaux, les sources disponibles aux rapporteurs se sont limitées aux déclarations orales du ministre de l'intérieur et du DGPN, lors de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (LOPMI) au Sénat et de l'audition devant la commission des lois du 28 septembre 2022.

L'objectif du projet de réforme tel qu'il est exposé par le ministre de l'intérieur dans une lettre adressée le 9 octobre 2022 aux personnels de la DCPJ est de « décloisonner l'ensemble des services de police au niveau national et au sein de chaque département, afin de les faire mieux travailler ensemble, sous l'autorité d'un unique directeur départemental de la police nationale ». Concrètement, ce regroupement concernerait les services de la sécurité publique, de la police judiciaire, de la police aux frontières et du renseignement territorial (pour ce dernier la réforme aurait cependant peu d'impact puisqu'il est déjà intégré à la direction centrale de la sécurité publique et rattaché territorialement aux directions départementales de la sécurité publique). La conséquence serait la création d'une filière investigation unifiée, regroupant l'ensemble des enquêteurs actuellement répartis entre les services, et où les dossiers seraient répartis selon plusieurs niveaux de difficulté.

La portée de cette réforme n'a finalement été précisée qu'au travers des retours sur la mise en oeuvre des directions territoriales de la police nationale dans les outre-mer et sur l'évaluation des expérimentations engagées.

III. UNE CONDUITE À VUE DU PROJET DE RÉORGANISATION

Dans le prolongement des recommandations du livre blanc de la sécurité intérieure, le ministère de l'intérieur a ainsi engagé à partir de la fin 2019 un projet d'unification des différents silos de la police nationale à l'échelle départementale et selon une logique de filière métier . La première étape de cette réforme a consisté en une expérimentation de ce nouveau schéma organisationnel dans plusieurs territoires d'outre-mer ainsi que dans huit départements hexagonaux.

Si trois années se sont écoulées depuis le lancement des premières expérimentations, il demeure extrêmement délicat d'établir un bilan. Quelques points de satisfaction émergent indéniablement s'agissant des directions territoriales de la police nationale (DTPN) mises en place dans les outre-mer. Compte tenu de la spécificité de ces territoires, il serait néanmoins imprudent de déduire de ces seuls retours d'expérience la pertinence de la réforme à l'échelle nationale. Les premiers éléments d'évaluation des huit directions départementales de la police nationale (DDPN) hexagonales laissent quant à eux transparaître des résultats hétérogènes et à la portée concrète réduite, voire inexistante dans plusieurs cas . La conduite « à droit constant » de ces expérimentations faisant obstacle à toute modification d'ampleur des organigrammes ou réaffectation de personnels, leur succès repose de fait sur la bonne volonté des parties prenantes et sur la personnalité et le profil du DDPN préfigurateur. Si de véritables gains organisationnels et opérationnels peuvent être décelés dans certains départements, en particulier en Savoie, nombre de DDPN s'apparentent davantage à des « coquilles vides » dont la mise en place n'a eu aucun effet sur les pratiques existantes .

Les rapporteurs estiment néanmoins que ces expérimentations ne sont pas dépourvues d'enseignements, en ce qu'elles permettent, d'une part, d'entrevoir les gains potentiels de la réorganisation et, d'autre part, de mettre en évidence les nombreux défis qui devront être surmontés pour mener à son terme une éventuelle généralisation des DDPN. L'insuffisance de la préparation du projet de généralisation porté par le ministère de l'intérieur est à cet égard manifeste. Le manque de concertation et le caractère erratique de la communication ont directement alimenté les doutes autour d'un projet lui-même inabouti, aux contours flous et changeants . Le projet a ainsi suscité dans les rangs de la police judiciaire une levée de boucliers d'autant plus notable que cette institution est réputée pour sa discrétion. Il doit par ailleurs être relevé que ce conflit qui s'est cristallisé au cours de l'été 2022 s'étend également à la sphère judiciaire. Les procureurs ont notamment exprimé de vives inquiétudes quant aux conséquences de la réforme sur les prérogatives du parquet en matière de libre-choix du service instructeur ou de direction des investigations. Ce faisant, le projet de départementalisation de la police nationale s'est progressivement imposé comme un sujet incontournable dans l'agenda politique et médiatique.

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