B. UNE SITUATION PLUS PRÉOCCUPANTE S'AGISSANT DU TRANSPORT FLUVIAL, QUI APPELLE UN RENFORCEMENT RÉGLEMENTAIRE
1. Un cadre réglementaire en matière de manutention des matières dangereuses dans le secteur fluvial moins étoffé que dans les ports maritimes
La réglementation applicable dans les ports fluviaux à la gestion des matières dangereuses contraste avec celle, plus étoffée et rigoureuse, applicable dans les ports maritimes.
Michel Pascal, membre de la mission CGEDD-CGE, avait ainsi indiqué devant la commission 25 ( * ) « la situation des ports fluviaux est plus « artisanale » que dans les ports maritimes. Ils ne bénéficient pas d'un réel statut et recouvrent une très grande diversité » .
La réglementation actuelle concernant le transport de matières dangereuses par voie fluviale combine essentiellement trois volets :
- au niveau international , l'accord européen relatif au transport international des marchandises dangereuses par voie de navigation intérieure (dit « ADN »), élaboré sous l'égide de l'ONU et conclu le 26 mai 2000. Ce règlement s'applique aux opérations de « transport de marchandises dangereuses effectuées par un bateau sur des voies de navigation intérieures sur le territoire d'au moins deux parties contractantes » 26 ( * ) . Il comporte notamment des dispositions relatives à la formation des personnes intervenant dans le transport de marchandises dangereuses, à la construction et à l'utilisation des emballages, citernes et engins de transport en vrac ainsi qu'à la circulation (par exemple, la limitation des quantités transportées) et certaines dispositions relatives à la manutention des matières dangereuses, concernant par exemple le chargement en commun de certaines matières à bord des navires, le stationnement des navires ou encore l'identification des lieux pouvant accueillir des chargement et déchargement de matières dangereuses ;
- au niveau européen , la directive 2008/68/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 septembre 2008 relative au transport intérieur des marchandises dangereuses qui « s'applique au transport des marchandises dangereuses par route, par chemin de fer et par voie navigable à l'intérieur des États membres ou entre plusieurs États membres , y compris aux opérations de chargement et de déchargement [...] » 27 ( * ) . La directive précise que les règles issues de l'ADN doivent être « également étendues aux transports nationaux afin d'harmoniser dans toute la Communauté les conditions de transport des marchandises dangereuses et d'assurer le bon fonctionnement du marché commun des transports » 28 ( * ) ;
- au niveau national , l' arrêté du 29 mai 2009 relatif au transport de matières dangereuses par voie terrestre (dit « arrêté TMD »), qui transcrit l'ADN en droit interne. Si le règlement général de police de la navigation intérieure (RGPNI) 29 ( * ) comporte des dispositions relatives à la sécurité de la navigation (signalisation des bateaux, balisage des eaux, règles de route...), qui peuvent être complétées localement lorsque le RGPNI le prévoit par des règlements particuliers de police de la navigation intérieure (RPPNI) 30 ( * ) , il ne comporte que peu de dispositions relatives aux matières dangereuses et à leur manutention .
Ces textes concernent majoritairement le transport et la navigation . En revanche, peu de dispositions concernent à proprement parler la manutention des marchandises dangereuses au sein des infrastructures portuaires.
En outre, si les sites de stockage d'ammonitrates haut dosage sont soumis à la nomenclature sur les ICPE (à partir de 250 tonnes) et contrôlés dans ce cadre par les DREAL, ce n'est pas le cas des opérations de chargement, déchargement et, plus généralement, de la manutention. Ainsi, en audition plénière, Philippe Merle , chef du service risques au MTE 31 ( * ) , a indiqué que s'agissant de la gestion des matières dangereuses, « nous n'avons pas de matrice réglementaire concernant les ports fluviaux ».
Enfin, tandis que l'ADN 32 ( * ) n'autorise les chargements et déchargements de marchandises dangereuses que sur des lieux préalablement agréés par l'autorité compétente , en l'espèce le préfet, cette obligation ne semble pas prévue dans le droit français. L'article R. 4241-29 du code des transports prévoit que « les opérations de chargement, de déchargement ou de transbordement d'un bateau, ainsi que l'embarquement ou le débarquement de passagers sont interdits en dehors des ports ou des emplacements désignés à cet effet par les autorités compétentes » , mais cette mesure ne concerne pas spécifiquement le cas des marchandises dangereuses et n'impose un accord du préfet que pour les lieux non compris dans un port, contrairement à ce que prévoit l'ADN.
2. Les perspectives de développement du fret fluvial appellent à une vigilance renforcée, bien que la voie d'eau ne constitue pas le point le plus sensible de la chaîne d'approvisionnement en ammonitrates
L' écart de réglementation constaté entre les ports fluviaux et maritimes en matière de transport et de manutention de matières dangereuses semble pouvoir être relativisé à deux titres :
• D'une part, les pratiques observées sur le terrain par les rapporteurs, que ce soit en Seine-Maritime (port fluvial de Saint-Aubin-lès-Elbeuf), en Moselle (port de Metz) et Meurthe-et-Moselle (port de Neuves-Maison) étaient visiblement responsables et permettaient d'assurer un niveau de sécurité satisfaisant . La mission CGEDD-CGE soulignait d'ailleurs la connaissance du métier constatée auprès des acteurs rencontrés, indiquant que le risque était plutôt à rechercher dans la possibilité d'exploiter les « lacunes » de la réglementation actuelle que dans d'éventuelles carences de compétence de la part des acteurs fluviaux ;
• D'autre part, on constate d'importantes disparités dans l' approche des risques selon les ports fluviaux , notamment entre les ports représentant « des graves dangers pour la sécurité des populations, la salubrité et la santé publique », qui sont soumis à l'obligation de fournir à l'autorité compétente de l'État une étude de danger en application de l'article L. 551-2 du code de l'environnement, et les autres. La DGITM indique à ce titre que certaines grandes infrastructures portuaires , telles que le port de Gennevilliers ou le port Édouard Herriot de Lyon, se sont dotés d'un règlement intérieur validé par arrêté préfectoral au titre de l'article L. 551-3 du code de l'environnent, après réalisation d'une étude de danger ;
• D'autre part, les flux d'ammonitrates observés dans le secteur fluvial restent très modestes en comparaison des ports maritimes : s'agissant des importations, 50 kt d'ammonitrates haut dosage empruntent la voie d'eau chaque année en France, contre 130 kt pour les ports maritimes.
Les rapporteurs estiment cependant que le transport de matières dangereuses par voie fluviale dispose de perspectives de développement, justifiant une attention particulière.
Si la part modale du fret fluvial se situe entre 2 % et 3 % 33 ( * ) , ce mode demeure très peu saturé : comme le soulignait le rapport de Nicole Bonnefoy et Rémy Pointereau 34 ( * ) , selon VNF, il est possible de tripler, voire quadrupler , le transport de marchandises sur les axes Seine et Rhône-Saône et ce, sans modifier les caractéristiques des ouvrages existants. En outre, le futur canal Seine-Nord Europe - un projet de canal à grand gabarit de 107 kilomètres reliant les bassins de la Seine et de l'Oise au réseau européen à grand gabarit, dont l'achèvement est prévu pour 2028 - porte l'objectif de multiplier par quatre le trafic fluvial sur l'axe nord-sud . Ce mode de transport dispose, en outre, de nombreux atouts, comme sa régularité (absence de congestion), sa faible accidentologie et son caractère écologique 35 ( * ) .
Fort de ces éléments, le Sénat soutient avec constance l'augmentation de la part modale du transport fluvial français : il a adopté de nombreux rapports 36 ( * ) ces dernières années formulant des propositions en ce sens et introduit dans la loi Climat et résilience un article fixant l'objectif d'augmenter de moitié le trafic fluvial dans le transport intérieur de marchandises d'ici 2030 37 ( * ) .
Afin d' accompagner le développement à venir du fret fluvial et compte tenu de la gravité des dégâts que peut occasionner un chargement de matières dangereuses en cas d'incident, même en présence de quantités peu importantes, les rapporteurs estiment indispensable la mise en place d'une véritable politique de prévention des risques liés aux matières dangereuses dans ce secteur.
Considérant que la prévention des risques liés aux ammonitrates ne peut reposer exclusivement sur la bonne volonté et sur la confiance, les rapporteurs estiment de la responsabilité de la puissance publique de mettre à disposition des acteurs du transport fluvial un cadre réglementaire clair et adapté auquel se référer.
* 25 Audition plénière en commission des auteurs du rapport de la mission CGEDD-CGE , le 1 er décembre 2021.
* 26 Article 3 de l'accord ADN.
* 27 Article 1 er de la directive.
* 28 Considérant n° 5 de la directive.
* 29 Ce document constitue en réalité un corpus de règles en grande partie issues du code des transports.
* 30 Article R. 4241-2 du code des transports.
* 31 Philippe Merle a quitté le service risque technologique en mars 2022 pour rejoindre le CGEDD et a été remplacé par Madame Anne-Cécile Rigail.
* 32 Article 7.1.4.7.1 de l'Accord européen relatif au transport international des marchandises dangereuses par voies de navigation intérieures (ADN) : « Les marchandises dangereuses doivent être chargées ou déchargées uniquement sur les lieux désignés ou agréés par l'autorité compétente [...] ».
* 33 Contre 7 % en moyenne au sein de l'Union européenne.
* 34 Rapport d'information n° 604 (2020-2021) de Mme Nicole Bonnefoy et M. Rémy Pointereau, fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, déposé le 19 mai 2021, « Transport de marchandises : se donner les moyens d'une transition nécessaire ».
* 35 Selon le rapport d'information de Nicole Bonnefoy et Rémy Pointereau, s'appuyant sur des données transmises par VNF, le transport fluvial émet jusqu'à cinq fois moins de CO 2 que la route.
* 36 Rapport d'information n° 604 (2020-2021) de Mme Nicole Bonnefoy et M. Rémy Pointereau, fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, déposé le 19 mai 2021 : « Transport de marchandises : se donner les moyens d'une transition nécessaire » et Rapport d'information n° 580 (2019-2020) de M. Michel Vaspart, fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, déposé le 1 er juillet 2020 : « Réarmer nos ports dans la compétition internationale ».
* 37 Article 131 de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets .