TROISIÈME PARTIE
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DANS UN CONTEXTE ECONOMIQUE ET POLITIQUE INCERTAIN, UN PROJET
DÉJÀ DÉPASSÉ ?
Regardé avec inquiétude par l'écosystème local, les salariés et les élus, avec circonspection par la Commission européenne ; présentant des risques pour la souveraineté économique de la France ; désormais au point mort ; le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique à Fincantieri ne serait-il finalement pas déjà dépassé ?
Plus de trois ans après que Fincantieri a été retenu comme repreneur par la justice sud-coréenne et malgré la signature de plusieurs accords, l'opération de rachat ne s'est toujours pas concrétisée. Si le statu quo actuel est imputable à la suspension de la procédure d'autorisation au niveau européen , ce blocage révèle en réalité les hésitations de Fincantieri, du Gouvernement français, et traduit les craintes légitimes exprimées par les parties prenantes à l'opération.
La commission des affaires économiques appelle donc à sortir de l'impasse et à regarder vers l'avenir : plutôt qu'une énième prolongation de l'accord entre l'État et Fincantieri, ne vaudrait-il mieux pas ajourner ce projet de cession déjà dépassé, au bénéfice de la recherche d'une alternative crédible et concertée pour le site de Saint-Nazaire ?
I. LE DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE POURRAIT FAIRE ÉCHEC À L'OPÉRATION ENVISAGÉE
Renégocié à plusieurs reprises, le rachat décidé en 2017 est désormais suspendu à la décision de la Commission européenne , qui l'examine au regard du droit européen de la concurrence.
Initialement attendue avant le 17 avril 2020, l'analyse de la Commission européenne a été retardée à l'aune de la pandémie de coronavirus ; puis, en raison des hésitations de Fincantieri. La procédure est désormais suspendue. Si celle-ci devait s'avérer négative, le chapitre de la cession à Fincantieri serait enfin clos : la réflexion pour établir un projet alternatif pour l'avenir des Chantiers de l'Atlantique pourrait enfin être sérieusement lancée.
A. UNE OPÉRATION DE RACHAT QUI FAIT NAÎTRE DES INQUIÉTUDES EN MATIÈRE DE CONCURRENCE
1. Un projet déféré à la Commission européenne par la France
Le droit européen de la concurrence confère depuis 1989 à l'Union européenne la compétence en matière de contrôle des concentrations. Exercé par la Commission européenne, ce contrôle des concentrations vise à empêcher que ne se crée, sur un marché donné et à l'occasion du rapprochement de deux entreprises, de trop importantes restrictions à la concurrence. C'est le cas, par exemple, lorsque la fusion entre deux concurrents crée un géant au poids démesuré, capable de fixer les prix de manière quasi-exclusive. C'est aussi le cas lorsqu'un groupe, en achetant une entreprise diversifiée sur un secteur distinct du sien, acquiert un pouvoir de marché trop important.
Introduit dans le droit européen par le règlement (CEE) n° 4064/89 du Conseil du 21 décembre 1989 relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises, et révisé en 2004 27 ( * ) , le droit européen confère à la Commission européenne le pouvoir de soumettre à enquête les opérations de concentration les plus significatives, puis d'autoriser ou de refuser leur réalisation. Ces opérations « de dimension communautaire » sont identifiées selon une liste de critères liés aux chiffres d'affaires des entreprises.
Le règlement prévoit toutefois la possibilité pour les États membres de soumettre une demande de renvoi à la Commission européenne d'une opération située sous ces seuils, lorsqu'elle « affecte le commerce entre États membres et menace d'affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent cette demande » 28 ( * ) .
En janvier 2019, une demande de renvoi du projet de rachat des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri était transmise à Bruxelles par la France , à laquelle l'Allemagne s'est ensuite jointe. Le 8 janvier 2019, la Commission européenne annonçait se saisir de l'opération, considérant « que l'opération pourrait nuire de manière significative à la concurrence en matière de construction navale, en particulier sur le marché mondial des bateaux de croisière. La Commission a également conclu qu'elle était l'autorité la mieux placée pour examiner les effets transfrontaliers potentiels de l'opération » 29 ( * ) .
En octobre 2019, elle choisissait ensuite d'ouvrir une enquête approfondie sur ce rachat, indiquant que : « la Commission craint que l'opération envisagée n'élimine Chantiers de l'Atlantique en tant que force concurrentielle importante sur un marché déjà concentré et soumis à des contraintes de capacité » 30 ( * ) . Initialement prévue avant le 17 mars 2020, la décision de la Commission européenne a ensuite été renvoyée au 17 avril 2020, l'exécutif européen ayant requis un délai supplémentaire d'examen du dossier et des éléments fournis par les parties prenantes.
2. Sur un marché déjà très concentré, les compagnies de croisière ont une position ambiguë
L'objectif principal du droit de la concurrence est de protéger le pouvoir d'achat des consommateurs face au pouvoir de marché des producteurs, en évitant notamment que des concentrations trop importantes ne conduisent à une hausse de prix sur des marchés spécifiques.
Les compagnies de croisière sont donc une importante partie prenante à l'enquête actuellement menée à Bruxelles sur le rachat de Fincantieri. Elles ont été entendues par la Commission européenne en tant que principal client des chantiers navals et parties intéressées à la protection de la concurrence sur ce secteur de la construction navale. Toutefois, leur position apparaît ambivalente.
a) Préserver la concurrence pour éviter la hausse du prix des navires
Le secteur mondial de la construction navale de croisière est déjà fortement concentré, puisque seuls trois constructeurs s'y positionnent : Fincantieri, le constructeur allemand Meyer Werft, et les Chantiers de l'Atlantique. Dès lors, le rachat des Chantiers par le groupe italien entraînerait de facto la constitution d'un duopole mondial.
Face à ce constat, les compagnies de croisières, clientes des chantiers navals, redoutent une hausse des prix des navires, qu'elles ne pourraient éviter, ne disposant pour l'instant d'aucune solution alternative de production des grands paquebots. Aujourd'hui, la plupart des armateurs n'hésitent pas à s'adresser aux trois constructeurs de paquebots simultanément, en fonction de la disponibilité des infrastructures, des prix pratiqués et des produits commandés.
Ce risque de hausse des prix est en effet identifié par la Commission , fondant sa décision d'ouvrir une enquête approfondie sur le rachat des Chantiers de l'Atlantique :
« La Commission a mis en évidence d'importantes barrières à l'entrée sur ce marché , liées à la très grande complexité de la construction navale de croisière. Celle-ci nécessite, en particulier, des infrastructures spécifiques, des capacités d'ingénierie et de conception bien établies, ainsi qu'un savoir-faire considérable en matière de gestion des projets, permettant de coordonner des centaines de fournisseurs et de sous-traitants tout au long du processus de construction. [...] L'opération est susceptible de réduire de manière significative la concurrence sur le marché de la construction navale de croisière, ce qui pourrait entraîner une hausse des prix, une réduction du choix et une moindre incitation à l'innovation » 31 ( * ) .
Cependant, certains des personnes entendues par la commission des affaires économiques ont souligné que les compagnies de croisière exercent déjà une très forte pression sur les constructeurs afin d'obtenir le coût le plus bas possible pour leurs navires , l'un d'eux décrivant la situation ainsi : « Les compagnies expriment leur souhait de maintenir plusieurs constructeurs à flot, mais elles cherchent plutôt à les maintenir la tête tout juste hors de l'eau ».
En période d'activité réduite ou de crise, lorsqu'une seule commande peut représenter la vie ou la mort d'un chantier, les clients armateurs disposent en effet eux aussi d'un très fort pouvoir de marché. Un seul grand paquebot de luxe peut aujourd'hui coûter jusqu'à 1,5 milliards d'euros, mais ce coût peut être amorti en moins de cinq ans, selon les informations transmises à la commission. En choisissant les constructeurs qui décrocheront leurs commandes pourtant vite rentabilisées, les armateurs peuvent être les faiseurs de rois du secteur de la construction navale.
La Commission européenne ne semble toutefois pas partager pour l'instant ce constat, ayant indiqué au moment d'ouvrir l'enquête approfondie sur le rachat des Chantiers de l'Atlantique :
« La Commission a également conclu, à titre préliminaire, que les gros clients ne disposeraient pas d'une puissance d'achat suffisante pour parer à tout risque d'augmentation des prix qui résulterait de l'opération » 32 ( * ) .
b) Soutenir l'effort d'innovation des constructeurs
Outre le simple impact sur les prix, les armateurs expriment également la crainte que le rachat par Fincantieri n'affaiblisse les efforts d'innovation déployés depuis plusieurs années à Saint-Nazaire. De l'avis général des personnes entendues par la commission, les Chantiers de l'Atlantique disposent d'une avance indéniable sur le groupe Fincantieri en matière d'innovation, livrant par exemple des navires propulsés au gaz naturel liquéfié (GNL), et travaillant actuellement sur des propulsions alternatives alliant voiles et batteries électriques.
Certains armateurs s'étaient très tôt associés à ces efforts d'innovation, anticipant l'orientation croissante du marché de la croisière vers des propulsions plus vertes. Si l'acquisition des Chantiers de l'Atlantique devait réduire les incitations à innover pour Fincantieri, et éliminer un compétiteur plus avancé sur ces sujets, la diversité et l'évolution de l'offre de paquebots plus propres pourrait en souffrir.
c) Un constructeur chinois pour les paquebots : entre prudence et tentation
La commission des affaires économiques s'est également intéressée au positionnement des armateurs vis-à-vis des risques de transferts de production et de savoir-faire hors de l'Union européenne , et notamment vers la Chine.
Nombre des interlocuteurs rencontrés par la commission ont souligné le rôle prépondérant de la compagnie de croisière Carnival, principal client de Fincantieri, dans l'établissement du partenariat entre le groupe italien et le conglomérat chinois China State Shipbuilding Company (CSSC). Selon ces analyses, les armateurs regardent avec intérêt du côté de l'Asie, dans l'attente de l'éventuelle naissance d'un quatrième constructeur de grands paquebots. Au vu du différentiel de compétitivité jouant largement en faveur de la Chine, l'attrait d'une nouvelle filière est très net : à technologies et caractéristiques égales, un grand paquebot chinois serait jusqu'à 20 % moins cher qu'un grand paquebot européen 33 ( * ) . Les compagnies de croisière n'excluraient donc pas de soutenir l'émergence d'une filière chinoise, voire d'user de leur pouvoir de commande pour pousser les prestataires européens vers des partenariats asiatiques.
Cette interprétation ne fait pas consensus. À l'inverse, certaines personnes entendues ont plutôt remarqué que les compagnies de croisière occidentales regardent avec inquiétude le prospect d'une filière chinoise de construction de grands paquebots. Au vu des ambitions chinoises en matière d'économie bleue, et de la stratégie assumée de voir des entreprises chinoises assurer tous les pans de cette économie, on peut en effet douter que la Chine laissera les compagnies européennes et américaines tirer les bénéfices de l'explosion du secteur touristique asiatique. Au contraire, la Chine entendrait mettre sur pied ses propres compagnies de croisière , dynamique qui semble déjà engagée alors que CSSC a récemment établi une filiale dédiée à la croisière. Les armateurs considéreraient dès lors qu' encourager la construction chinoise reviendrait à accélérer l'émergence de tels compétiteurs.
Les compagnies de croisière se positionnent donc sur une ligne de crête étroite , conciliant la nécessité de faire jouer la concurrence - y compris étrangère - afin d'obtenir des prix attractifs, et la nécessaire consolidation du secteur européen de la construction afin de maintenir sa compétitivité.
* 27 Règlement n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises.
* 28 Article 22, paragraphe 1. En l'absence de renvoi, une telle opération est d'ordinaire traitée par l'autorité nationale de la concurrence.
* 29 Communiqué de presse de la Commission européenne.
* 30 Communiqué de presse de la Commission européenne.
* 31 Communiqué de presse de la Commission européenne.
* 32 Communiqué de presse de la Commission européenne.
* 33 Audition de M. Laurent Castaing par la commission des affaires économiques.