EXAMEN EN COMMISSION

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Réunie le jeudi 8 octobre 2020, sous la présidence de Mme Catherine Deroche, présidente, la commission procède à l'audition de MM. Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes et Denis Morin, président de la 6 ème chambre de la Cour des comptes pour donner suite à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, sur les groupements hospitaliers de territoire (GHT) 14 ( * ) .

Mme Catherine Deroche , présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2021. Nous accueillons ce matin MM. Pierre Moscovici, Premier président, et Denis Morin, président de la sixième chambre de la Cour des comptes. Ils sont accompagnés de Mme Michèle Pappalardo, rapporteure générale, et de M. Stéphane Seiller, rapporteur général du rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale (RALFSS).

Notre ordre du jour comporte deux manifestations de la mission d'assistance de la Cour des comptes au Parlement prévue par l'article 47-2 de la Constitution.

La première nous réunit chaque année à pareille époque pour la présentation du rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale. Cette année, cependant, ce rendez-vous prend un tour particulier compte tenu du caractère hors norme des déficits de la sécurité sociale, auxquels nous sommes pourtant accoutumés.

Nous devons la seconde à la mise en oeuvre de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, qui permet aux commissions des affaires sociales des deux assemblées de demander à la Cour des comptes de réaliser des enquêtes sur des sujets relevant du champ de la loi de financement de la sécurité sociale. En application de cet article, le président Milon avait demandé une enquête sur les groupements hospitaliers de territoire (GHT), avec deux interrogations principales. Il s'agissait d'examiner si, conformément à la loi, les GHT étaient bien fondés sur un projet de santé et s'ils contribuaient bien à une meilleure organisation de l'offre de soins sur les territoires sans que l'établissement support n'attraie les activités et les moyens au détriment des plus petits établissements.

[...]

M. Denis Morin, président de la sixième chambre de la Cour des comptes. - Nous avons examiné 129 GHT et conduit un dialogue avec environ 500 professionnels de santé, élus et usagers dans 13 GHT regroupant 77 établissements. Nous avons donc mené un travail approfondi.

Pour aller droit au but, je pourrais vous répondre, madame la présidente, que si les GHT se sont bien mis en place, ils n'ont pas eu d'impact sur l'offre de soins.

Le premier constat porte sur l'hétérogénéité des GHT. Un premier clivage majeur tient au fait que 28 des 136 GHT sont adossés à un centre hospitalier universitaire (CHU), ce qui présente des avantages en termes de démographie médicale et de disponibilité des professionnels de santé, alors que d'autres sont structurés autour d'un établissement support particulièrement fragile. Si le dialogue que les agences régionales de santé (ARS) ont noué avec les élus a permis de tenir compte des souhaits de ces derniers, dans des départements tels que l'Yonne, la Seine-et-Marne ou la Manche, certains GHT n'offrent pas la qualité de prise en charge que nos concitoyens sont en droit d'attendre et ne contribuent pas à la correction des inégalités de santé, notamment par la prise en charge en moins de trente minutes d'un certain nombre d'accidents de santé tels que les AVC ou les problèmes cardio-vasculaires. Ainsi, 38 GHT ne disposent d'aucun plateau d'angioplastie ; 24 n'ont pas d'unité neuro-vasculaire (UNV) alors que ces unités sont au nombre de 140 sur le territoire national ; 46 % des GHT ne disposent pas de service d'hospitalisation à domicile ; 21 % n'ont pas de service de psychiatrie et 10 % ne disposent pas d'une offre en obstétrique. Ces fortes hétérogénéités devront être corrigées dans les prochaines années par l'approfondissement du dialogue entre les ARS et les élus.

Le deuxième constat porte sur la gouvernance complexe des GHT, l'absence de personnalité morale étant source de grandes difficultés de fonctionnement. De fait, les GHT les plus intégrés sont ceux qui ont le mieux fonctionné durant la crise sanitaire.

Nous avons enfin constaté que la mise en place des GHT n'avait pas eu d'effet majeur en matière de coopération hospitalière. Nous avons réalisé une comparaison de l'offre entre 2014 et 2018-2019 sur un échantillon de GHT : si l'on observe dans quelques cas un phénomène de concentration au sein de l'établissement support, on constate aussi, étonnamment, de nombreux déports d'activité vers des établissements périphériques, qui rencontrent pourtant toujours les mêmes difficultés, en particulier de disponibilité des professionnels de santé.

Nous avons noté peu de créations de pôles interétablissements - moins de 5 % des GHT sont concernés -, ainsi qu'une stabilisation du nombre de salles d'intervention chirurgicale. Quatre ans après la loi santé, l'offre de santé n'a pas été substantiellement modifiée.

Un certain nombre de sujets méritent une réflexion approfondie. Quel rôle les GHT pourraient-ils jouer dans le domaine du transport sanitaire ? Quid du régime des autorisations ? Une réflexion sur la réforme des autorisations est en cours depuis une dizaine d'années ; il serait bon qu'elle aboutisse.

Par ailleurs, comment s'assurer de la disponibilité des personnels médicaux et non médicaux sur l'ensemble d'un territoire donné ? Les GHT pourraient jouer un rôle d'hôpital hors les murs.

Nous observons que les GHT les plus efficaces sont les plus intégrés, et c'est pourquoi nous plaidons pour des directions communes d'établissements au sein des GHT. J'ai pu constater qu'en région Rhône-Alpes ce mode d'organisation permet des mutualisations. Pourtant, le rapport fait état d'une régression en la matière.

Pour conclure, je dirai qu'il en va un peu de la coopération hospitalière comme de l'intercommunalité - ce sont du moins deux sujets aussi difficiles.

[...]

M. Alain Milon . - Je remercie la Cour des comptes pour l'ensemble des rapports qui nous ont été fournis au cours des six années que je viens de passer à la présidence de notre commission.

Le constat dressé par M. Morin sur les GHT est particulièrement intéressant. La plupart sont donc construits autour d'établissements supports que vous dites fragiles. S'ils sont fragiles, c'est probablement la conséquence de l'hyper-administration mise en place durant des années, ainsi que de l'orthodoxie financière qui a conduit les hôpitaux à moins dépenser et à privilégier les activités rentables.

Cette orthodoxie a mis en danger l'existence même des hôpitaux, comme on le voit aujourd'hui. L'urgence sanitaire a bon dos ! En réalité, elle n'est que le reflet de l'insuffisance de l'offre publique de soins, consécutive aux restrictions de plus en plus fortes imposées depuis des décennies.

Les missions principales des GHT sont l'efficacité de l'offre de soins et la rationalisation des modes de gestion, mais vous constatez que ces structures n'apportent pas une réponse suffisante à la question de l'égal accès aux soins sur les territoires et n'ont pas d'impact significatif sur l'offre et la consommation de soins. Bref, ils ne permettent pas de mener à terme l'organisation territoriale de l'offre publique de soins.

La bonne gestion des finances publiques ne consiste-t-elle qu'à contrôler les dépenses ? Ne faut-il pas, tout en contrôlant les actes redondants et la fraude, trouver des recettes supplémentaires pour permettre à l'ensemble de la population d'accéder à tous les soins, y compris les soins innovants ? En tout cas, pour que notre système reste l'un des meilleurs au monde, les restrictions dans les dépenses ne suffiront pas : il faudra trouver des recettes nouvelles.

L'enquête de la Cour conclut de l'examen de chiffres consolidés une absence de phénomène de concentration excessive de l'activité (que ce soit en volume ou en valeur) des GHT au profit de l'établissement support. Tout au contraire, elle affirme qu'un « effet centrifuge » serait à l'oeuvre au sein des GHT, favorisant un renforcement de l'offre de soins dans les établissements parties. Avez-vous tenu compte, dans l'établissement de vos conclusions, des stratégies possibles de contournement mises en oeuvre par les signataires de GHT qui, précisément pour éviter ces phénomènes de captation, auraient pris ex ante les précautions nécessaires afin que le GHT ne menace pas l'équilibre des activités ?

Si tel était le cas, force serait de constater que, malgré les chiffres constatés, le modèle tel qu'il est conçu est bel et bien source de problèmes.

Par ailleurs, la Cour déplore, fort justement, que le modèle d'intégration proposé par le GHT perpétue le cloisonnement de l'offre de soins entre hospitalier d'une part, et soins de ville d'autre part. Son enquête suggère qu'aux GHT et aux GCS - ainsi qu'aux GCSMS - on additionne une nouvelle forme de groupement susceptible de mieux associer les professionnels libéraux d'un même territoire. Ne croyez-vous pas plus opportun, au contraire, de fondre en une seule catégorie ses différents groupements, potentiellement concurrents, afin d'enfin réaliser l'objectif de parcours de soins intégrés ? Quelles précautions devraient alors selon vous être prises ?

Mme Catherine Deroche , présidente. - Quel lien pourrait être établi entre les GHT, dont le rôle est essentiellement de mutualiser les moyens des structures publiques, les CPTS, qui incluent la médecine de ville, et les établissements privés, dans le but de réguler l'offre de soins au niveau territorial ?

[...]

M. Denis Morin, président de la sixième chambre de la Cour des comptes. - S'agissant des GHT, nous avons identifié un effet centrifuge dans quatre cas sur dix et un effet de concentration sur l'établissement support dans six cas sur dix. Le schéma n'est pas univoque. Les situations de concentration sur l'établissement support tiennent généralement à des raisons démographiques : il est plus facile de bénéficier de professionnels de santé en nombre suffisant dans tel établissement support centre de GHT qu'à la périphérie.

Il faut probablement faire progresser l'organisation de l'offre publique de soins. Je ne suis pas certain que l'on puisse y associer systématiquement l'offre privée au sein d'un même GHT, dont la logique est différente. La stratégie capitalistique des grands groupes privés ne répond pas à une logique territoriale, à une logique de service public. Inversement, les ARS, au moment de définir les projets régionaux de santé, doivent avoir une vision globale incluant les secteurs public et privé.

Un point particulier concerne la psychiatrie. Historiquement, le secteur privé non lucratif a toujours été présent dans ce domaine, et c'est pourquoi il est souhaitable d'associer ces structures à la réflexion sur l'organisation de l'offre. En effet, à ce jour, un GHT sur deux n'inclut pas la psychiatrie dans son périmètre.

La coopération hospitalière est complexe. Manifestement, avec le GHT, on s'oriente vers un échec comparable à celui des CHT. La mise en place des CPTS, que nous avons saluée, s'annonce elle aussi complexe. Sur un objectif de mille, seuls vingt fonctionnaient avant la crise sanitaire. Laissons prospérer les démarches engagées. En revanche, nous plaidons vigoureusement en faveur de directions communes et de fusions d'établissements, démarche dans laquelle se sont engagés une vingtaine de GHT. Certains, dotés de la personnalité morale, ont même regroupé leur gestion de l'offre.

[...]

Mme Laurence Cohen . - Vous dites tout haut ce que peu de responsables politiques ont assumé : la création des GHT avait essentiellement pour but la réalisation d'économies. Or vous indiquez que les effets escomptés ne sont pas au rendez-vous. Bien sûr, toute dépense doit être justifiée, mais, en matière de santé, ce ne doit pas être la seule boussole, au risque d'alourdir davantage les dépenses par la suite.

[...]

Mme Élisabeth Doineau . - Nous nous posons tous de nombreuses questions sur les groupements hospitaliers de territoire, qui nous concernent tous. Il est décevant que, dès le début, les établissements privés n'aient pas été présents à la table des discussions au même titre que les établissements publics. La crise sanitaire a montré que la coopération entre les deux secteurs est indispensable.

[...]

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. - S'agissant des GHT, ce n'est déjà pas simple avec le secteur public... Mais, en logique, votre remarque est pertinente.

[...]

M. Denis Morin, président de la sixième chambre de la Cour des comptes. - S'agissant de la façon dont les systèmes d'information facilitent ou entravent le déploiement des GHT, il y a très peu de démarches de ce type au niveau des GHT. Les anciens systèmes d'information se maintiennent, adossés à chaque établissement membre du GHT, et échangent relativement peu entre eux. C'est un sujet compliqué. Au titre des 6 milliards d'euros d'investissements annoncés, un effort particulier est prévu pour le numérique en santé et pour les systèmes d'information à l'hôpital, très en retard. Depuis peu, tout patient hospitalisé dans un établissement de l'Assistance publique-hôpitaux de Paris détient un numéro d'identification unique. Auparavant, il devait refaire son immatriculation à chaque entrée dans un nouvel établissement. L'hôpital est très en retard au regard de ces lourds enjeux, mais il pourra bénéficier de moyens complémentaires.

Mme Catherine Deroche , présidente. - Je vous remercie. Nous allons voter l'autorisation de publier l'enquête de la Cour des comptes, avec un avant-propos d'Alain Milon, notre rapporteur.

La commission autorise la publication du rapport.


* 14 La commission des affaires sociales a procédé, au cours de cette même audition de la Cour des comptes, à l'examen du rapport d'application de la loi de financement de la sécurité sociale (RALFSS) pour 2020. Le présent compte-rendu n'en retient que les extraits relatifs à l'enquête sur les GHT.

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