II. MALGRÉ DES PROGRÈS RÉCENTS, LE DROIT DE LA CONCURRENCE NE PROTÈGE PAS ASSEZ LES AGRICULTEURS
1. Un cadre général asymétrique et défavorable aux agriculteurs
Dans l'Union européenne et tout particulièrement en France, existe un fort déséquilibre structurel au sein de la chaîne alimentaire, au bénéfice des acteurs les plus puissants sur le marché, c'est à dire des plus grands groupes industriels et/ou la distribution, au détriment des producteurs agricoles.
Dans notre pays, la concentration de la demande sur la base de seulement quatre centrales d'achat aboutit à un oligopole disposant d'une puissance de négociation et d'achat incomparable, face à un secteur agricole atomisé, dont l'offre est fort peu concentrée et les filières insuffisamment structurées . Quant à l'industrie de transformation, si elle apparaît dépendante de la grande distribution, elle se trouve elle aussi en situation de force face aux producteurs agricoles. Plus précisément, la puissance d'achat et de pression sur les prix initiée par la distribution se répercute sur l'industrie, qui exerce à son tour une pression sur les prix et les conditions commerciales consenties aux producteurs agricoles. Dès lors, les agriculteurs français en sont généralement réduits à être des « preneurs de prix » (« price takers » en langue anglaise) , faute de disposer d'une capacité de négociation permettant de rééquilibrer la relation commerciale.
Le primat donné à la concurrence dans le fonctionnement de la PAC fait fi du caractère de « maillon faible » des filières agricoles et agroalimentaires dans la chaîne de production et de commercialisation. Il en va à l'inverse du droit antitrust américain, consacrant, d'une part, un principe de faveur pour les associations agricoles et autorisent, d'autre part, la fixation de prix communs de cession par les vendeurs , ce que le droit de l'Union européenne sanctionne en règle générale 20 ( * ) , sur le fondement de l'article 101 du TFUE .
En dernière analyse, le primat donné à la préservation de la concurrence prive pour une bonne part d'efficacité l'arme de la contractualisation comme vecteur de rééquilibrage de la relation commerciale et de sécurisation des revenus des agriculteurs. Cela résulte d'une mésestimation de la spécificité des marchés agricoles, de même que de la concentration croissante des acheteurs, industriels et distributeurs.
2. Une lente évolution du droit européen, sous l'effet de « coups de boutoir » successifs
Les positions défendues par la Commission européenne n'évoluent que lentement et au prix d'une très grande réticence. Ce fut néanmoins le cas à quatre reprises au cours des dernières années, qui marquèrent autant de coups de butoir successifs :
- le rapport du groupe de travail sur les marchés agricoles en date du 14 novembre 2016, présidé par l'ancien ministre néerlandais de l'Agriculture M. Cees Veerman ;
- l'arrêt Endives de la Cour de justice de l'Union européenne (grande chambre) du 14 novembre 2017, déjà évoqué 21 ( * ) , tendant à rappeler la primauté de la PAC sur les règles de la concurrence, conformément aux traités ;
- le règlement (UE) 2017/2393 dit « OMNIBUS » du 13 décembre 2017, modifiant en particulier sur plusieurs points les dispositions du règlement (UE) dit « OCM » 1308/2013 portant organisation commune des marches agricoles ;
- la directive (UE) 2019/633 sur les pratiques commerciales déloyales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d'approvisionnement agricole et alimentaire.
3. Le maintien de fortes réticences de la Commission européenne, exprimées dans ses très singulières « observations » publiées en annexe du règlement « Omnibus »
Pour autant, la Commission européenne fait preuve d'un attachement au statu quo, manifestant même une forme d'obstination. En témoignent les réserves formulées dans sa singulière « déclaration » figurant en annexe dudit règlement « Omnibus » et publiées au Journal officiel de l'Union européenne du 29 décembre 2017.
L'existence même d'une telle déclaration, figurant en marge d'un règlement européen adopté selon les règles institutionnelles prévues dans les traités, alors que la Commission a exercé son monopole d'initiative usuel en matière de législation, apparaît pour le moins inédite. Elle s'apparente, d'une certaine façon, à une opinion divergente, à la manière de certains juges constitutionnels étrangers qui se désolidarisent publiquement de la majorité de leurs collègues dans un dossier considéré. Qui plus est, le choix des termes utilisés par la Commission européenne traduit ses fortes réticences, en particulier en ce qui concerne la coopération entre producteurs :
« La Commission prend acte de l'accord conclu entre le Parlement et le Conseil sur les amendements à apporter aux articles 152, 209, 222 et 232. La Commission prend acte de ce que les amendements convenus par le Parlement et le Conseil revêtent un caractère substantiel et sont intégrés sans comporter d'analyse d'impact comme l'exige le point 15 de l'accord interinstitutionnel « Mieux légiférer ». Cela génère un niveau non désiré d'incertitude juridique et procédurale dont l'impact et les conséquences ne sont pas connus.
Étant donné que l'ensemble des modifications apportées à la proposition initiale de la Commission entraînent un changement notoire du cadre juridique, la Commission constate non sans inquiétude que certaines des nouvelles dispositions en faveur des organisations de producteurs pourraient compromettre la viabilité et le bien-être des petits agriculteur s et porter atteinte aux intérêts des consommateurs. La Commission confirme sa volonté de maintenir une concurrence efficace dans le secteur de l'agriculture et de donner leur plein effet aux objectifs de la politique agricole commune énoncés à l'article 39 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Dans ce contexte, la Commission constate que les modifications convenues par les colégislateurs ne prévoient , tant pour la Commission que pour les autorités nationales compétentes en matière de concurrence, qu'un rôle limité pour leur permettre de prendre des mesures afin de préserver une concurrence efficace .
L'accord global de la Commission sur la proposition « Omnibus », y compris les amendements adoptés par le Parlement et le Conseil, s'applique sans préjudice des futures propositions que la Commission peut avancer dans ces domaines dans le contexte de la réforme de la politique agricole commune pour la période ultérieure à 2020, ni d'autres initiatives spécifiquement destinées à répondre à certaines des questions soulevées par le texte désormais approuvé par le Parlement européen et le Conseil.
La Commission regrette que le problème du rôle très limité réservé tant à la Commission qu'aux autorités nationales compétentes en matière de concurrence pour leur permettre de prendre des mesures afin de préserver une concurrence efficace n'ait pas été traité de manière satisfaisante par les colégislateurs ; elle se dit préoccupée des conséquences possibles de cette limitation pour les agriculteurs et les consommateurs. La Commission constate que le texte juridique doit être interprété conformément aux dispositions du traité, notamment en ce qui concerne la possibilité pour la Commission et les autorités nationales compétentes en matière de concurrence d'intervenir lorsqu'une organisation de producteurs couvrant une part importante du marché, cherche à limiter la liberté d'action de ses membres. La Commission regrette que cette possibilité ne soit pas clairement sauvegardée dans le texte juridique. »
4. Le « tabou des prix » toujours pas surmonté
À l'origine, en 1962, la prohibition des clauses de prix s'expliquait par le caractère fortement interventionniste de la PAC « première formule », celle reposant sur de multiples mécanismes d'intervention publique, qui a été abandonnée à partir de 1992. Or la réorientation de la PAC en fonction des signaux du marché au cours des trois dernières décennies n'a entraîné aucune modification de l'approche de la problématique des prix agricoles. Ce « tabou des prix » n'a pas non plus été surmonté à l'occasion de l'adoption du règlement « Omnibus » du 13 décembre 2017, modifiant sur plusieurs points importants, mais pas celui-là, le règlement OCM : les OP ne peuvent donc fixer des prix agricoles déterminés, au sens de l'article 209 du règlement OCM, à l'exception cependant des sociétés coopératives, ainsi que les organisations de producteurs auxquelles les adhérents transfèrent la propriété de leur production pour la vendre.
Ce « tabou sur les prix » appelle une double précision.
La première amène à formuler une distinction entre les structures collectives composées de producteurs agricoles qui leur confient leur production (en vue d'opérer la concentration de l'offre et la commercialisation), et les structures collectives dans lesquelles les adhérents demeurent propriétaires de leur production. Lorsqu'il y a transfert de propriété, les producteurs livrent leur production à l'organisation, à l'instar d'une coopérative agricole. « En tant que membres de l'OP, ils participent notamment à la détermination d'un mécanisme de partage des revenus issus de la vente de l'ensemble des productions. Toutefois, il n'y a pas de négociation commerciale entre le producteur et l'OP, et encore moins entre le producteur et l'aval. Il s'agit d'un simple mécanisme de concentration de l'offre, dans lequel les différents producteurs se comportent comme s'ils constituaient une unique entreprise » 22 ( * ) .
La seconde précision porte sur le recours à des indicateurs économiques, permettant aux agriculteurs de déterminer leurs prix de vente sur la base d'informations pertinentes (coûts de production, prix à la consommation, cotation des produits à l'étranger, etc.) et dans le respect des règles de concurrence. Cette pratique doit faire l'objet de précautions, pour éviter d'être assimilées aux ententes qui ont été, de fait, utilisées par certaines filières dans le passé : la frontière est parfois ténue entre des indicateurs de tendance et une formule de prix intégrant lesdits indicateurs et risquant alors de s'apparenter à une recommandation de prix 23 ( * ) .
* 20 Par exception, la fixation de prix de cession identiques est cependant admise pour le secteur laitier depuis le règlement 261/2012 (art. 126 quater ), en raison de la difficulté à gérer une denrée périssable et à stocker durablement de la poudre de lait.
* 21 Affaire C 671/15, président de l'Autorité de la concurrence contre Association des producteurs vendeurs d'endives (APVE) e.a.
* 22 CF. point 27, page 9, de l'avis n° 08-A-07 rendu le 7 mai 2008 par le Conseil de la concurrence et relatif à l'organisation économique de la filière fruits et légumes.
* 23 Dans son avis n° 11-A-11, 12 juill. 2011, relatif aux modalités de négociation des contrats dans les filières de l'élevage dans un contexte de volatilité des prix des matières premières agricoles, l'Autorité de la concurrence s'est prononcée sur l'utilisation d'indicateurs dans des clauses de détermination de prix : « (...) même si [les clauses de détermination du prix] peuvent prendre en compte l'évolution d'indicateurs objectifs ou si elles peuvent fixer des modalités de calcul destinées à lutter contre une volatilité excessive, [elles] ne doivent jamais aboutir à un accord collectif sur les niveaux de prix pratiqués par des opérateurs concurrents ».