II. LA NÉCESSAIRE RÉNOVATION DU DROIT DE LA CONCURRENCE FACE À LA MONDIALISATION ET À LA NUMÉRISATION

Le droit européen de la concurrence est l'un des piliers de la construction européenne. Il a fortement contribué à la mise en place du marché intérieur. Il n'est donc pas souhaitable de mettre en cause ses objectifs. Pour autant, la mondialisation des échanges, qui se traduit par la concurrence croissante d'acteurs économiques de pays tiers qui ne sont pas soumis aux mêmes exigences que les acteurs européens, et la montée en puissance du numérique, qui bouleverse le cadre économique traditionnel, doivent conduire à une nouvelle évolution de certaines pratiques de la Commission pour mieux répondre à ces deux défis.

A. DES APPELS RÉPÉTÉS À LA MODIFICATION DE CERTAINES PRATIQUES DE LA COMMISSION

Depuis quelques temps déjà, la pertinence et l'efficacité de la mise en oeuvre par la Commission de la politique européenne de concurrence font l'objet de critiques, qui dénoncent tout à la fois son insuffisante réactivité face à des abus de position dominante ou des ententes, un recours trop systématique à des remèdes structurels en cas de concentration, de nature à affaiblir les opérateurs économiques européens, enfin un suivi insuffisant de ses décisions qui ne permet pas d'en vérifier a posteriori la pertinence.

1. Un recours insuffisant à des mesures conservatoires lorsque la concurrence est menacée

Les enquêtes sont longues 80 ( * ) et souvent difficiles, particulièrement lorsque les comportements anticoncurrentiels sont dissimulés, comme en matière d'ententes, ou lorsque les conséquences d'une position dominante et les mesures correctrices pour préserver la concurrence des acteurs qui y sont confrontés sont complexes à définir.

Dès lors, la décision de la Commission intervient trop tardivement, lorsque la concurrence a été éliminée , empêchant ainsi l'innovation de prospérer. Cette situation est d'autant plus préjudiciable que le temps économique s'est accéléré, dans un environnement de concurrence mondialisé.

Pour ce motif, l'intervention rapide de mesures temporaires apparaît indispensable. En effet, un abus de position dominante influence la structure du marché et tend à aggraver la faiblesse du degré de concurrence.

Cette situation est particulièrement critique en matière numérique . Depuis le début des années 2000, les grandes plateformes extra-européennes, américaines et bientôt chinoises, exercent une position dominante de fait sur l'économie mondiale, qui tend à s'accroître rapidement. Cette position et les stratégies d'offre de biens et services qu'elles développent sont en effet de nature à générer des abus de position dominante particulièrement préjudiciables à l'économie européenne, soit que ces plateformes refusent l'accès à certains opérateurs économiques, soit qu'elles subordonnent celui-ci à des conditions telles qu'elles confisquent l'essentiel de la valeur, soit encore en affichant prioritairement leurs produits et services grâce à des algorithmes calibrés à cet effet, qui prennent appui sur la masse de données qu'elles collectent.

Le développement de l'activité des producteurs européens se trouve ainsi menacé par des comportements de ces plateformes incompatibles avec les conditions d'une concurrence équitable.

Or, en pratique, la Commission européenne ne recourt pas à un outil dont elle dispose et qui lui permettrait pourtant une réactivité adaptée au rythme économique : les mesures provisoires , prévues à l'article 8 du règlement (CE) n° 1/2003 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence 81 ( * ) .

Dans les cas d'urgence justifiés par le fait qu' « un préjudice grave et irréparable risque d'être causé à la concurrence », la Commission, agissant d'office, peut en effet ordonner, sur la base d'un constat prima facie d'infraction, des mesures provisoires, pour une durée déterminée, et renouvelables dans la mesure où cela est nécessaire et opportun.

Ce n'est qu'en octobre 2019 que, pour la première fois depui s l'entrée en vigueur du règlement de 2003, la Commission, après avoir ouvert une enquête au mois de mai précédent, a pris de telles mesures à l'égard de Broadcom, leader mondial en matière de fourniture de jeux de puces pour décodeurs de télévision et modems - pièces essentielles pour amener les signaux de télévision et la connectivité chez les consommateurs - en lui ordonnant de cesser d'appliquer certaines clauses (exclusivité, ventes liées...) figurant dans les contrats conclus avec six de ses principaux clients, clauses qu'elle a considérées comme susceptibles de causer un préjudice grave et irréversible à la concurrence.

2. Un recours insuffisant à des remèdes comportementaux

En matière de contrôle des concentrations, la Commission impose des remèdes structurels dans un cas sur deux, autrement dit des cessions d'actifs stratégiques à des entreprises tierces et donc concurrentes de celles qui souhaitent se rapprocher , dès lors qu'elle estime que la réunion de ces actifs au sein du même groupe est de nature à générer « une entrave significative à l'exercice d'une concurrence effective » sur le marché européen. La Commission considère en effet que seules de telles mesures sont de nature à « empêcher durablement les problèmes de concurrence » sur ce marché 82 ( * ) .

Cette approche a trop souvent des conséquences préoccupantes. Elle oblige en effet des entreprises européennes qui se rapprochent en vue d'avoir la taille critique pour affronter la concurrence sur le marché mondial, à céder des actifs stratégiques à des concurrents extra-européens, comme cela a été le cas pour la moitié des remèdes structurels imposés depuis 2010. Elle peut également les conduire à renoncer à leur projet , comme cela fut récemment le cas pour Alstom, qui n'a pas estimé possible de céder ses activités en matière de signalisation à ses concurrents canadien ou chinois, cession exigée par la Commission lors de l'examen du projet de rapprochement avec Siemens mobility 83 ( * ) .

Elle dissuade même un certain nombre d'acteurs européens d'envisager des rapprochements intra-européens pour leur préférer des alliances avec des partenaires étrangers qui peuvent, certes, leur ouvrir d'autres marchés mais aussi, et parfois surtout, ne sont pas susceptibles de les contraindre à des cessions d'actifs stratégiques à des concurrents. Cet effet nuit sans conteste à la création de groupes européens de taille critique, susceptibles de s'inscrire dans une stratégie européenne de souveraineté, indispensable dans certains secteurs vitaux pour son indépendance.

Si l'approche par la seule concurrence sur le marché européen ne prend pas en compte la mondialisation de l'économie, elle facilite en revanche la tâche de la Commission qui fait valoir à cet égard que les remèdes structurels « ne nécessitent pas de mesures de surveillance » 84 ( * ) . S'il est vrai que les remèdes dits comportementaux exigent une surveillance dans la durée, qui requiert des moyens, il n'en demeure pas moins que ce seul argument est loin d'être satisfaisant au regard des effets induits par cette approche.

3. Un suivi insuffisant des décisions de la Commission

Les décisions de la Commission reposent sur une analyse de la concurrence dans le secteur considéré et , selon le cas, sur tout ou partie du marché européen (marché pertinent), et prennent en compte les perspectives d'évolution à court terme de celle-ci (horizon temporel).

Quel que soit le sens de la décision de la Commission, ces analyses peuvent se trouver invalidées a posteriori par les évolutions de la concurrence effective, par exemple en raison de l'arrivée rapide sur le marché européen d'un concurrent extra-européen qui se cantonnait jusque-là à son seul secteur géographique alors qu'un rapprochement intra-européen, qui aurait permis d'atteindre une taille critique, a dû être abandonné en raison des exigences de remèdes structurels (cessions d'actifs) formulées par la Commission.

Or aucun suivi de la pertinence des hypothèses économiques retenues par la Commission n'est aujourd'hui mis en oeuvre alors qu'il pourrait pourtant amener à modifier pour l'avenir certaines appréciations. Un tel suivi exige en effet des moyens, et il est clairement apparu, notamment lors d'un entretien à Bruxelles avec le directeur général de la Concurrence de la Commission, M. Olivier Guersent, qu'une telle démarche, avec des ressources limitées, essentiellement affectées aux contrôles a priori (aides d'État) et aux enquêtes (infractions au droit de la concurrence), n'était pas, en l'état, une priorité.


* 80 Il a ainsi fallu sept années d'enquête et de procédures avant que Google ne soit sanctionné pour un abus de position dominante sur le marché des moteurs de recherche de treize pays européens, position qui conférait un avantage illégal à son service de comparaison de prix.

* 81 Cette situation a été dénoncée à plusieurs reprises par le Sénat, à l'initiative de Mme Catherine Morin-Dessailly et M. Gaëtan Gorce, dans le rapport n° 696 (2013-2014), présenté au nom de la mission commune d'information pour une nouvelle stratégie européenne dans la gouvernance de l'internet, puis dans la résolution européenne n° 131 (2016-2017) pour une réforme des conditions d'utilisation des mesures conservatoires prévues par le règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence .

* 82 Communication de la Commission 2008/C 267/01 concernant les mesures correctives recevables conformément au règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil et au règlement (CE) n° 802/2004 de la Commission .

* 83 Voir le rapport d'information du Sénat n° 449 (2017-2018) Siemens-Alstom : pour un géant du ferroviaire véritablement franco-allemand et l'avis politique de sa commission des affaires européennes du 24 janvier 2019 sur la politique de la concurrence de l'Union européenne .

* 84 Communication 2008/C 267/01 (voir supra ).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page