III. LE PARQUET EUROPÉEN, « SAUT QUALITATIF MAJEUR », MAIS LIMITÉ, DE LA COOPÉRATION JUDICIAIRE EN MATIÈRE PÉNALE
Organe indépendant des institutions de l'Union européenne, doté de la personnalité juridique, le parquet européen, établi par le règlement 2017/1939 15 ( * ) , sera compétent pour ouvrir des enquêtes et engager des poursuites pour lutter contre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne . Son mandat sera donc limité à cette seule compétence et ne traitera pas d'autres incriminations .
La protection des intérêts financiers de l'Union vise à garantir que les fonds du budget communautaire sont utilisés correctement, l'Union et ses États membres étant parfois confrontés à des affaires complexes de fraude aux fonds structurels ou de fraude à la TVA transfrontière de grande ampleur. Le parquet européen a pour objectif de remédier aux lacunes identifiées en la matière, en complément de l'action de l'OLAF et d'Eurojust .
Dans son étude, adoptée le 24 février 2011 16 ( * ) , l'Assemblée générale plénière du Conseil d'Etat évoquait les motifs de nature à justifier la création d'un parquet européen, qui constituerait « un saut qualitatif majeur par rapport à un simple renforcement des institutions existantes ». L'étude mettait en avant différents éléments relevant tant de l'efficacité juridique que de la réponse aux attentes des citoyens européens : une atténuation des effets de l'hétérogénéité des normes et systèmes pénaux des États membres, une participation au renforcement des droits des justiciables, une réponse aux insuffisances de la coopération pénale entre les États membres et la prévention et l'atténuation des effets de la délinquance financière au détriment de l'Union européenne.
Il ne s'agit pas seulement d'une question technique réservée aux spécialistes. Elle peut aussi comporter des développements politiques ayant des conséquences potentielles dans l'opinion publique. On rappellera ainsi que le Premier ministre tchèque, M. Andrej Babis, fait l'objet d'une enquête dans son pays pour une affaire de détournement présumé, d'un montant d'environ deux millions d'euros, en 2007 et 2008, de fonds européens destinés aux PME, en lien avec ses activités économiques (affaire dite « Nid de cigogne »).
A. L'ABOUTISSEMENT DE LONGUES NÉGOCIATIONS EUROPÉENNES
La Commission européenne a déposé sa proposition de règlement portant création du parquet européen, le 17 juillet 2013 17 ( * ) .
Ce texte traduit sa vision à l'origine très intégrée du parquet européen, qualifiée d' « irréaliste » par un interlocuteur de vos rapporteurs : elle souhaitait en effet que le niveau central du parquet européen soit incarné par un procureur unique et que ce dernier dispose d'une compétence exclusive pour enquêter et poursuivre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne. Or, ce projet a été rejeté par un très grand nombre d'États membres. Les négociations n'ont véritablement débuté que lorsque la Commission a accepté le principe de la collégialité.
Toutefois, elles ont été bloquées du fait de l' opposition ferme de plusieurs États membres , en particulier les Pays-Bas, la Suède, la Pologne et la Hongrie. Face à ces réticences, les ministres français et allemand de la justice, en décembre 2016, ont proposé de recourir à une coopération renforcée . Ainsi, conformément à l'article 86 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), et en l'absence d'unanimité sur la proposition de règlement de la Commission, le parquet européen ne verrait le jour que grâce à un groupe composé d' au moins neuf États membres .
Par ailleurs, 14 parlements nationaux, dont le Sénat français , représentant 18 des 56 voix possibles, soit un quart des voix attribuées aux parlements nationaux, ont adopté un avis motivé dénonçant le non-respect du principe de subsidiarité par la proposition de règlement de la Commission, mettant ainsi en oeuvre la procédure dite de « carton jaune » prévue par l'article 7.2 du protocole n° 2 annexé aux traités 18 ( * ) .
L'avis motivé du Sénat sur la création du parquet européen En adoptant, le 28 octobre 2013, à l'initiative de votre rapporteure Sophie Joissains, sa résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement portant création du parquet européen 19 ( * ) , le Sénat avait considéré que ce texte ne respectait pas le principe de subsidiarité. En effet, s'il avait soutenu le principe de la création d'un parquet européen , il relevait que la Commission européenne voulait promouvoir une formule très intégrée dont on pouvait craindre « qu'elle ne réussisse pas à s'imposer dans la pratique face aux réticences prévisibles des États membres ». Le Sénat s'était au contraire montré favorable à un parquet européen de forme collégiale et s'appuyant sur des délégués nationaux dans chaque État membre . Pour lui, « cette formule souple apparaît comme la plus adaptée pour que le parquet européen puisse progressivement s'ancrer dans les systèmes nationaux et être accepté par les praticiens des États membres », alors que, « en faisant un choix beaucoup plus centralisateur et directif, la Commission européenne paraît aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif d'un meilleur pilotage et d'une coordination renforcée ». |
La Commission a néanmoins maintenu sa proposition, ce qui a conduit le Conseil à modifier substantiellement les équilibres de la proposition initiale de la Commission .
Au cours des négociations, le ministère français de la justice a défendu une vision favorable à la création d'un parquet européen incluant le plus grand nombre d'États membres. Les autorités françaises ont également porté et soutenu le modèle collégial , indispensable dès lors que le projet affectait directement la souveraineté nationale, ainsi que l'organisation du travail en chambres permanentes . Elles ont soutenu le principe de compétences partagées entre le parquet européen et les autorités nationales , respectant les procédures pénales nationales, ainsi que l' inclusion de la TVA dans le champ de compétences du parquet européen. Contrairement à l'Allemagne, elles ont défendu une référence à la directive 2017/1371, dite « directive PIF » 20 ( * ) , dont l'article 2.1 a) définit les intérêts financiers de l'Union comme « l'ensemble des recettes perçues, des dépenses exposées et des avoirs qui relèvent : i) du budget de l'Union ; ii) des budgets des institutions, organes et organismes de l'Union institués en vertu des traités ou des budgets gérés et contrôlés directement ou indirectement par eux », pour définir la compétence matérielle du parquet européen. Sur ces points importants, les positions françaises ont prévalu.
Lors du Conseil européen des 9 et 10 mars 2017, l'absence d'unanimité formellement constatée sur le projet issu des négociations a ouvert la voie à une coopération renforcée. Lors du Conseil du 3 avril 2017, 16 États membres ont notifié officiellement par lettre leur intention de lancer une coopération renforcée, permettant ainsi d'ouvrir les discussions sur la base de la proposition de règlement de janvier 2017. Lors du Conseil JAI du 8 juin 2017, 20 États membres sont parvenus à un accord politique sur la création du nouveau parquet européen : l'Autriche, la Belgique, la Bulgarie, la Croatie, Chypre, la République tchèque, l'Estonie, la Finlande, la France , l'Allemagne, la Grèce, l'Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, le Portugal, la Roumanie, la Slovaquie, l'Espagne et la Slovénie. Le 5 octobre suivant, le Parlement européen, à son tour, a approuvé la création de cette structure et le règlement a été définitivement adopté le 12 octobre 2017, sous la forme d'une coopération renforcée entre 20 États membres, rejoints ensuite par Malte et les Pays-Bas . Il est prévu que le parquet européen soit opérationnel en novembre 2020 .
S'agissant des États non participants, figurent donc : le Royaume-Uni, l'Irlande et le Danemark, qui ne sont pas liés par ce texte du fait de la dérogation dont ils bénéficient dans le domaine JAI ; la Hongrie et la Pologne, qui ont indiqué qu'elles n'entendaient pas rejoindre le parquet européen ; la Suède, dont le parlement s'est prononcé dans un sens défavorable, sans exclure toutefois, à terme, de rejoindre la coopération ; la Suède a d'ailleurs récemment fait part de son souhait de rejoindre le parquet européen , même si cette déclaration politique n'a pas, pour l'instant, fait l'objet d'une traduction juridique.
Depuis l'adoption du règlement instituant le parquet européen, le ministère de la justice représente la France dans le groupe d'experts chargé du suivi de la mise en oeuvre dudit parquet. Plusieurs enjeux font l'objet d'un suivi attentif de sa part : la rédaction de la fiche de poste du chef du parquet européen a donné lieu à d'importantes discussions sur le grade de recrutement, la limite d'âge et les compétences linguistiques ; la rédaction du profil de poste des procureurs européens a donné lieu à des échanges similaires ; les échanges sont en cours sur les conditions d'emploi des procureurs européens délégués ; plusieurs réunions ont été consacrées au système de gestion des données du parquet européen, notamment pour déterminer où doit se situer l'original du dossier et dans quelle mesure les solutions avancées par la Commission sont techniquement faisables en un temps restreint.
* 15 Règlement (UE) 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 2017 mettant en oeuvre une coopération renforcée concernant la création du parquet européen.
* 16 Étude intitulée Réflexions sur l'institution d'un parquet européen .
* 17 Texte COM (2013) 534 final.
* 18 Pour plus de détails, il est possible de se reporter au rapport 2017 de la Commission sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité (texte COM (2018) 490 final du 23 octobre 2018), pages 13 à 15.
* 19 Résolution européenne portant avis motivé n° 26 (2013-2014).
* 20 Directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017 relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union au moyen du droit pénal.