II. DÉBAT 1 - RÉFORMER LES RETRAITES, QUELLE MÉTHODE ?

Cette table ronde est modérée par Oriane Mancini, journaliste, Public Sénat.

Interviennent :

Marisol Touraine, ancienne ministre des affaires sociales et de la santé
Bernard Thibault, membre du conseil d'administration de l'Organisation internationale du travail, ancien secrétaire général de la Confédération générale du travail (CGT)
Raymond Soubie, président de la société de conseil Alixio, ancien conseiller social du Président de la République

Oriane Mancini . - Marisol Touraine et Raymond Soubie, vous avez tous deux inspiré des réformes des retraites. Quel souvenir marquant ou quelle anecdote vous revient en mémoire à ce sujet ?

Raymond Soubie . - Il y a 12 ans, un professeur américain étudiant les régimes de retraite en France a pris rendez-vous avec moi. Après avoir compris rapidement la nature du régime de répartition, dans lequel les actifs paient pour les retraités, il a demandé qui payait les futures retraites des actifs. J'ai répondu qu'en raison du principe de solidarité entre les générations, ce serait les générations futures. Le professeur m'a demandé si nous étions certains qu'elles seraient aussi aimables que les précédentes et s'est étonné qu'un tel système n'entraîne pas la foule dans la rue. J'ai confirmé qu'il y avait des manifestations, mais pour le défendre.

Récemment, j'ai vu le plus haut personnage de l'Etat s'adresser à une retraitée qui, à la télévision, contestait la hausse de la CSG. Il lui a expliqué que les actifs payaient pour les retraités. Elle le regardait avec un air de profonde incompréhension en rappelant qu'elle avait cotisé pour sa retraite, convaincue -à tort- qu'elle était dans un système de capitalisation.

La représentation des systèmes de retraite est un sujet important : elle ne correspond pas à ce qu'ils sont. Dans une réforme, cet aspect psychologique est à considérer.

Marisol Touraine . - Ces sujets sont profondément ancrés dans notre culture politique : ce ne sont pas des anecdotes qui méritent d'être rapportées, mais des perceptions politiques. Après avoir fait voter la réforme de 2014 relativement facilement auprès d'une majorité qui n'était pas simple, et constaté que la mobilisation dans la rue avait été quasiment inexistante, je me souviens d'avoir eu une discussion avec un observateur des personnalités françaises . Celui-ci m'a demandé si nous n'aurions pas pu aller plus loin dans la réforme puisque personne ne protestait dans la rue. Je me suis étonnée de cette mentalité considérant que l'étalon de la réforme et de la transformation est le nombre de manifestants, comme si l'hypothèse de la négociation, de la concertation et de la discussion, mais aussi de l'air du temps, c'est-à-dire la capacité de compréhension ou d'acceptation d'une réforme, ne pouvait être posée. Une même réforme peut être insupportable à un moment donné et acceptable quelques années plus tard.

Par ailleurs, je suis convaincue que le système de retraite est perçu avec beaucoup d'inquiétude et d'incompréhension par les Français qui le considèrent comme un élément de leur histoire, de leur identité et de ce qui leur permet d'affronter l'avenir. Ces inquiétudes sont disproportionnées par rapport à la réalité du système.

Oriane Mancini . - Bernard Thibault, quel souvenir gardez-vous des combats syndicaux contre les réformes des retraites ?

Bernard Thibault . - Je me souviens du nombre de kilomètres parcourus à pied ! Le système de retraite est au coeur du pacte social et républicain du pays. La question ne peut donc être résolue par des caisses enregistreuses. C'est aussi un choix de société. Pour le définir, il faut une méthode y participant. Sur ce sujet, un glissement s'est produit au fil du temps. A l'origine, dans notre histoire, les représentants des salariés étaient majoritaires dans la gestion du dispositif. Au fil des réformes, ils en ont été dépossédés. La méthode sera donc très importante : elle doit permettre un véritable débat et renvoie à une multiplicité de choix et à la question du travail.

Yannick Moreau évoquait les régimes spéciaux, qui sont un sujet d'actualité et de tensions. Dans leur pacte social, certaines professions ont convenu de reconnaître des conditions de travail particulières par des dispositifs de retraite dits « spéciaux ». Remettre à plat ces dispositions implique de revoir l'ensemble du pacte social d'une profession. En tant qu'« ancien combattant », je peux témoigner que la méthode participe de la possibilité d'aborder les questions de fond. Il importe de permettre au plus grand nombre de Français de participer au débat. Dans une démocratie, cela implique de permettre des approches contradictoires.

Oriane Mancini . - Marisol Touraine, pouvez-vous rappeler les grandes lignes de la réforme menée en 2014 ?

Marisol Touraine . - Si les Français sont prêts à manifester pour défendre leur système de retraite, ce n'est pas par conservatisme ou pour obtenir toujours davantage, mais parce qu'ils ont la mémoire, même inconsciente, du recul de la pauvreté chez les personnes âgées ces soixante-dix dernières années. Celle-ci a en grande partie disparu. La retraite a permis à notre société de se développer et d'avancer. C'est un pacte social entre les générations. Je suis donc sensible au lien entre les conditions de retraite et d'autres éléments.

La retraite fait partie d'un tout et s'inscrit dans le prolongement de la vie professionnelle.

Les enjeux financiers ne sauraient être considérés comme secondaires. J'ai constaté un déficit important, malgré les réformes déjà menées, et l'impossibilité de garantir l'avenir des retraites sans se préoccuper de la situation financière des régimes. J'ai donc engagé la réforme pour garantir l'équilibre financier, un régime par répartition et poursuivre sur le chemin du progrès et de la justice sociale. La retraite est composée d'un ensemble de droits qui doivent pouvoir s'améliorer dans le temps.

La réforme que j'ai fait voter comprend des mesures d'économies nécessaires, avec un allongement de la durée de cotisation, qui me semblait plus juste que le relèvement de l'âge légal de départ, ainsi que des avancées pour les populations les plus fragiles, dont les travailleurs précaires qui peuvent valider des droits après avoir travaillé quelques heures, les femmes, dont les congés maternité sont désormais pris en compte, les jeunes, avec une reconnaissance de l'apprentissage, et la pénibilité. Si les efforts doivent être partagés, ils ne peuvent être les mêmes pour tous, car certains exercent des métiers pénibles et d'autres commencent jeunes. J'ai combattu pour convaincre sur ces deux points. Je suis heureuse de voir que cette réforme n'est pas mise en cause aujourd'hui.

Oriane Mancini . - Raymond Soubie, vous avez inspiré la réforme de 2010. Quelles étaient vos motivations ? Etaient-elles financières ?

Raymond Soubie . - Oui. La réforme précédente, de 2003, était importante. En même temps qu'elle prévoyait un allongement de la durée de cotisation, elle rapprochait le régime de la fonction publique des dispositions du régime général. Le ministre de la Fonction publique d'alors a réalisé un remarquable travail de concertation. La réforme de 2008 sur les régimes spéciaux a été une nouvelle étape, tendant à une convergence dans le temps du nombre d'annuités de cotisations requises. Elle s'est déroulée sans trop de heurts.

En 2010, la situation était très dégradée à l'issue de la crise économique et financière de 2008 et de l'effondrement de la croissance. Les défis financiers à relever pour la survie des régimes de retraite étaient considérables. Nous avons décidé d'agir sur l'âge de départ en le portant de 60 à 62 ans, ce qui entraînait un effet mécanique considérable. L'ampleur du défi ne laissait aucune marge de manoeuvre de négociation sur le contenu de la réforme.

Pour cette raison, le gouvernement a assumé cinq journées de manifestations, menées notamment par Bernard Thibault, dont plusieurs ont dépassé le million de manifestants dans toute la France. En dépit de ces manifestations et des débrayages dans la fonction publique, à la SNCF, le gouvernement n'a pas modifié son projet.

A cette époque, la CFDT a soutenu le projet de passage à un système notionnel. Il eut fallût, s'il avait été adopté, étaler son application sur beaucoup d'années, or, seule une mesure paramétrique forte garantissait le sauvetage financier du régime. Pour ne pas fermer la porte à un système notionnel, le Sénat introduit dans le projet de loi un amendement prévoyant une rencontre en 2013 ou 2014 sur le système notionnel.

Les années ont passé et en 2015, aucune rencontre n'avait été organisée à ce sujet. Je me suis promis de demander à Marisol Touraine, la prochaine fois que je la verrai, les raisons pour lesquelles ce sujet n'avait pas été abordé... Enfin, au cours de la campagne présidentielle, le Président a annoncé le passage progressif à un système notionnel.

Donc, dans le cadre de la réforme de 2010 et dans un contexte de crise et d'effondrement de la croissance, le gouvernement n'a pas cédé.

Oriane Mancini . - Lorsque vous engagez une réforme des retraites, avez-vous à l'esprit les manifestations de 1995 ?

Raymond Soubie . - En 1995, il n'existait pas de projet précis de réforme des retraites. Le Premier ministre avait évoqué la perspective d'une étude sur une éventuelle évolution des régimes spéciaux. Il avait annoncé la création d'une commission dans ce but.

Bernard Thibault . - En 1995, le Premier ministre a tenu des propos précis sur une réforme des retraites. A chaque fois, les gouvernements ont affirmé que l'enjeu était de gagner en efficacité, en justice et en transparence. Je ne connais pas de gouvernement annonçant une réforme avec l'enjeu d'être moins efficace, moins clair et moins juste. Pour autant, il ne suffit pas d'énoncer ce slogan pour qu'il soit cru. Nous avons de l'expérience en la matière. En règle générale, les contestations sociales, sur la sécurité sociale ou les retraites, sont les sujets les plus mobilisateurs, ce qui confirme qu'ils participent du pacte républicain et social. Les systèmes de répartition sociale permettent de caractériser une société. Dans le monde, seuls 60 % des travailleurs ont droit à la retraite. Ce droit est loin d'être gagné partout. C'est aussi pour cette raison que les réformes des retraites n'ont pas porté chance aux majorités et Présidents en place : elles ont été considérées comme une régression plutôt qu'une avancée.

Oriane Mancini . - Les mots réforme et retraite déclenchent-ils immédiatement des grèves ?

Bernard Thibault . - Il ne suffit pas de poser le mot réforme pour enclencher une dynamique positive. Sur le plan social, ce mot est connoté négativement. Les décideurs l'emploient d'ailleurs de moins en moins.

Marisol Touraine . - Lorsque j'ai lancé la réforme des retraites, je n'ai pas pensé aux manifestations de 1995. Le contexte politique et social était très différent. En revanche, j'ai étudié la manière dont les réformes précédentes avaient été menées. La clé du succès résidait dans la négociation et la discussion avec les organisations syndicales, ainsi que dans l'engagement rapide de la réforme, c'est-à-dire au début du quinquennat.

Dans le discours politique et journalistique, la réforme est présentée comme punitive : une « vraie » réforme est financière, rapporte de l'argent et fait mal. Ma conviction est qu'il est impossible de considérer une réforme des retraites comme uniquement financière. Il serait irresponsable d'écarter ces enjeux, mais en rester là serait une faute, car un système de retraite est bien davantage qu'un simple équilibre financier. Il ne se réduit pas à des chiffres, des statistiques ou des additions. Nous devons permettre aux citoyens de savoir sur quoi ils pourront compter dans les dernières années de leur vie. Si le débat est aussi sensible, c'est parce que les retraités ont le sentiment de n'avoir aucune possibilité d'échapper aux décisions qui leur sont imposées. Alors qu'ils sont dans l'impossibilité d'effectuer des heures supplémentaires, de se réorienter ou de se former pour accroître leur rémunération, ils voient la règle modifiée. Lorsque j'ai engagé ma réforme, j'ai voulu négocier et trouver des points d'équilibre. Nous y sommes parvenus. Le gouvernement a renoncé à des dispositions, tout en demandant aux organisations syndicales de faire de même pour certaines revendications.

Bernard Thibault . - Pour la première fois depuis 1945, s'ouvre un débat sur le changement de système de retraite en France. Nous ne saurions considérer qu'il s'agit d'une énième réforme dans la droite ligne des précédentes. Le débat actuellement suggéré porte sur l'opportunité du changement du système de retraite dans notre pays. Il faut accepter qu'il génère des débats en profondeur. Il ne saurait être accompagné d'une posture autoritaire laissant entendre que le résultat est arrêté indépendamment de la nature des échanges.

S'agissant des cotisations sociales et de leur utilisation, il est légitime que ceux qui en sont « propriétaires » aient leur mot à dire sur la nécessité d'organiser leur prélèvement, leur redistribution, la finalité de leur usage, etc. Les attentes des salariés doivent être écoutées. Le propre des responsables politiques est aussi de refuser la facilité et d'accepter d'expliquer dans quelle mesure l'absence d'uniformité des systèmes n'est pas contraire au principe de la justice sociale. Cette dernière s'apprécie en fonction de multiples paramètres. Les considérer de manière isolée et assimiler la justice à l'uniformité de traitement des situations, règles, droits et procédures est une erreur.

Marisol Touraine . - Que nous soyons soit favorables ou défavorables au principe de la réforme, il est de notre responsabilité collective de ne pas agiter les anxiétés sociales dans le pays. Lors de la dernière campagne présidentielle, certains ont fait preuve d'une attitude catastrophiste irresponsable.

Oriane Mancini . - Etes-vous favorable ou défavorable à une réforme systémique ?

Marisol Touraine . - Je ne suis pas opposée au principe d'une réforme systémique, l'enjeu étant d'en définir la mise en oeuvre. Il est indispensable de rassurer les Français. Sur ce point, nous sommes confrontés à un échec collectif. Malgré les réformes engagées, les Français, notamment les plus jeunes, conservent le sentiment qu'ils n'auront pas de retraite. Il appartient à ceux qui porteront la réforme de ne pas la présenter comme justifiée par des raisons financières. C'est parce que les régimes sont à l'équilibre et le régime général excédentaire que la perspective d'une transformation du système devient possible. Pour quelle raison devrions-nous alors le modifier ? Aux yeux des Français, les régimes de retraite restent compliqués. Par principe, l'uniformité n'est pas meilleure en soi. Les Français ont le sentiment d'un manque de transparence et d'équité. De ce point de vue, le principe d'une réforme peut être intéressant. Tout dépend de la définition des conditions de cette réforme.

Oriane Mancini . - Marisol Touraine, avez-vous envisagé une réforme systémique ?

Marisol Touraine . - Oui. Nous avons réfléchi à un système fondé sur des critères de calcul différents en additionnant la durée de cotisations et l'âge de départ en retraite. A l'époque, l'enjeu était avant tout de rétablir les comptes. Cependant, modifier des règles peu compréhensibles des non-spécialistes risquait d'entacher la confiance dans la réforme. Nous avons donc préféré rétablir l'équilibre du régime en allongeant les cotisations et prendre les mesures sociales et de justice que j'évoquais tout à l'heure. La prise en compte de la pénibilité représente une avancée significative.

Oriane Mancini . - Raymond Soubie, avez-vous envisagé une réforme systémique ?

Raymond Soubie . - Oui, notamment avec la CFDT. Cependant, une réforme systémique demande de nombreuses années de mise en oeuvre. Or le défi de 2010 était financier et économique. Toutes les réformes des retraites menées depuis 30 ans en France ont poursuivi un objectif financier et un objectif d'harmonisation progressive des régimes. Deux possibilités s'ouvraient à nous : soit jouer sur les paramètres et une harmonisation accrue, soit engager une réforme systémique, une réforme « finale ».

En France, toute réforme annoncée recueille généralement au départ une large approbation. Au fur et à mesure qu'elle prend forme, des pans entiers de la population basculent dans l'opposition et les craintes ressortent. La reconnaissance du principe d'une réforme n'implique donc pas qu'elle soit facile à mettre en oeuvre.

La réforme systémique représente un projet d'une ampleur considérable. Les Français méconnaissent leur propre régime de retraite et bouleverser les repères est un défi. Cette réforme interroge la représentation qu'ont les salariés et les Français de leur régime de retraite. Or rien n'est plus déstabilisant. Avant toute décision, il faudrait expliquer les enjeux et les faire comprendre aux Français. Enfin, une telle réforme se déploie sur un temps très long et implique, pour chaque régime, de préciser son devenir à 3, 5, 10 et 15 ans. D'après les sondages, la majorité des Français âgés de moins de 30 ans est opposée aux réformes actuelles. Il n'est donc pas certain qu'ils adhèrent à une réforme sous prétexte qu'elle leur serait favorable. Un ralentissement de la croissance pourrait aussi générer une situation nouvelle qui perturberait le chemin de la réforme. Enfin, nous avons sans doute besoin que des particularités subsistent. S'attaquer au nom de l'uniformité à des régimes spéciaux revient à s'attaquer à l'identité des salariés qui en dépendent.

Je suis donc favorable au maintien de certains régimes spéciaux et au rôle des partenaires sociaux, du moins un temps. Il est possible de tendre vers le système envisagé sans abolir d'un trait de plume l'existant. Sans cela, le risque existe de ne pas aboutir et de déclencher l'expression de forts mécontentements.

Marisol Touraine . - Les conditions d'annonce de la réforme seront cruciales. Le jour de son annonce, 30 millions de Français se lanceront dans des calculs pour en comprendre les conséquences pour eux. L'absence de réponse serait anxiogène. Notre responsabilité collective est donc de veiller aux conditions d'annonce de la réforme, notamment pour ceux qui sont proches du départ à la retraite. J'ai tendance à penser que ces réflexions s'ouvrent une dizaine d'années avant le départ possible.

L'une des justifications de la réforme est la simplification. Celle-ci a beaucoup progressé depuis la loi que j'ai fait voter avec la mise en place du Groupement d'intérêt public Union retraite et d'instruments de simulation à la Cnav, désormais accessibles à la fonction publique. Dix ans avant un départ, un citoyen a la possibilité de calculer le montant des pensions en fonction de l'âge du départ et d'arbitrer. Il serait perturbant d'invalider toute projection dans l'avenir. Nous pouvons encore progresser dans ce domaine.

Le slogan d'un euro cotisé donnant accès aux mêmes droits est politique. J'espère qu'il ne se concrétisera pas, car il implique la suppression de la solidarité. Un chômeur et une personne en arrêt maladie ne cotisent pas de la même manière. Il est possible de défendre le rapprochement des modes de calcul en respectant des parcours et des identités, mais l'élément central de la réforme doit rester la solidarité. J'évoquais la pénibilité. Dans le système actuel, une personne qui a travaillé dans des conditions pénibles obtient la même pension de retraite qu'une personne ayant travaillé plus longtemps dans des conditions moins pénibles. Je comprends la force du slogan politique, mais encore faut-il l'accompagner d'une mise en oeuvre concrète permettant aux mécanismes de solidarité de continuer à fonctionner. Sans cela, la réforme ne sera ni envisageable ni supportable pour une partie de nos concitoyens.

Pour toutes ces raisons, l'annonce de la réforme impliquera d'entrer dans le détail des propositions. Ce peut être difficile.

Bernard Thibault . - Pour les salariés, les deux questions principales sont l'âge du départ et le montant de la retraite. Elles peuvent sembler basiques lorsqu'on parle d'un système de retraite collectif, mais sont logiques. Nous sommes tous confrontés à un certain matérialisme.

Les retraités sont majoritairement favorables à la modification des règles d'acquisition des droits... pour les actifs qui partiront plus tard ! Cette population étant de plus en plus nombreuse, sa position compte d'un point de vue électoral. D'un point de vue structurel, en revanche, elle ne suffit pas à faire adopter des mesures.

Parler de la retraite implique aussi de parler du travail. Il reste difficile d'annoncer le report de l'âge du départ en retraite quand une entreprise invite ses salariés à la quitter faute d'être suffisamment formé ou les encourage à intégrer un plan de départ anticipé, alors que leurs enfants ou petits-enfants sont au chômage. Ce manque de cohérence nourrit la polémique.

Enfin, j'attire votre attention sur la méthode de réforme. Si celle-ci consiste en la rédaction d'un projet par des experts placés aux côtés du gouvernement, nous prenons le risque que tout ne soit pas bien rédigé. Devons-nous parler de co-construction ? Ce peut sembler ambitieux pour un pilier du droit social en France, cet état d'esprit ne semblant pas d'actualité. Pour autant, refuser d'associer activement les salariés et leurs représentants aux réflexions et rejeter un débat contradictoire sur l'opportunité du changement du système de retraite s'avère risqué.

Oriane Mancini . - Marisol Touraine et Raymond Soubie, disposiez-vous de marges de manoeuvre dans la conception des réformes ?

Marisol Touraine . - Ma réforme n'était pas écrite d'avance. Le projet posait des principes et la méthode reposait sur des concertations constructives avec les organisations syndicales, y compris celles qui lui ont refusé leur soutien. La réforme a été construire de manière itérative. Nous avons testé les propositions des organisations syndicales. La conception de la pénibilité et sa mise en place ont fait l'objet de débats. A leur demande, la mise en oeuvre et le calendrier de la réforme ont fait l'objet d'un travail détaillé. Les discussions qui ont suivi les travaux du gouvernement ont été intenses et ont duré plusieurs mois.

Raymond Soubie . - Au printemps 2009, le Président de la République a annoncé au Parlement réuni à Versailles qu'il irait plus loin que la réforme de 2003, le mur des déficits étant avancé de dix ans par rapport aux prévisions. L'annonce a été conçue comme un acte politique fort. A l'intérieur du gouvernement, des discussions ont été menées sur les mesures. L'enjeu était notamment de déterminer le report de l'âge du départ en retraite : nous avons choisi de le porter à 62 ans en le remontant rapidement.

En termes de méthode, le ministre Eric Woerth a mené des discussions avec les organisations syndicales pendant plusieurs mois, de février/mars 2010 à novembre 2010. Sur cette période, trois à quatre réunions par mois ont été organisées autour du Président, du Premier ministre et des ministres concernés.

La période actuelle est plus difficile, car plus favorable économiquement. En 2010, il était facile de mettre en avant la situation financière dans un contexte de crise. En 2018, la contrainte financière est beaucoup moins forte. En revanche, il existe une volonté d'équité. Le gouvernement actuel aurait pu continuer à harmoniser les régimes, mais il a choisi une voie différente : un système universel dans lequel chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits. Le fait qu'une majorité de personnes s'estimeront maltraitées impliquera des compensations. Or il ne faudrait pas que cette réforme crée des problèmes financiers.

Tout temps perdu à préparer la réforme et à discuter est autant de temps gagné.

Oriane Mancini . - Bernard Thibault, les méthodes des gouvernements de droite et de gauche diffèrent-elles ?

Bernard Thibault . - Ce n'est pas une question de couleur politique. Au fil du temps, il semble que les gouvernements aient renoncé à la négociation sur le sujet des retraites. La dernière négociation date de 2003, sous pression de la rue. Le gouvernement a fini par organiser une négociation dans des conditions rocambolesques. Le nombre de réunions affiché n'est pas un gage de qualité de la concertation, a fortiori s'il est question de changer le système de retraite. Est-il envisageable de le faire sans l'accord des salariés ? Est-ce praticable ? La réponse réside dans des solutions négociées et la recherche d'un soutien social suffisant.

Depuis 2003, les gouvernements ont organisé des concertations. Cette évolution contribue à déresponsabiliser les salariés sur la situation de leur système de retraite, comme de la sécurité sociale. Les responsables politiques considèrent que prendre des décisions dans ces domaines est un moyen d'exercer le pouvoir. Cependant, le faire en autarcie les expose à se couper des premiers concernés et des premiers financeurs que sont les salariés et participe à la déresponsabilisation de la démocratie sociale qui a présidé à la mise en place de la sécurité sociale.

Il serait donc sain de revenir à des dispositions rendant aux salariés la propriété des dispositifs de protection sociale les concernant directement et de leur rendre une position d'acteur.

Marisol Touraine . - Les pouvoirs politiques ne décident pas seuls. Rappelons que la loi Larcher exclut la Sécurité sociale des négociations et impose des concertations et des discussions sur le sujet. En dehors de la CFDT, demandeuse d'une consultation approfondie, les autres organisations syndicales n'y étaient pas favorables pour préserver leur autonomie de réaction.

Aujourd'hui, il est question de changer de système. Ce n'est pas rien et cela suppose d'aller au-delà des négociations avec les organisations syndicales et salariées. Trouver des formes de discussion directe avec les Français serait utile, y compris pour faire évoluer le projet et en assurer le succès.

Un Français âgé de 25 ans ou de 35 ans n'a pas pour priorité les conditions de départ en retraite. Ce sujet ne domine pas sa vie. En revanche, une personne âgée de 55 ans, qui a construit un projet, sera attentive aux conséquences de la réforme sur sa situation personnelle.

Enfin, une situation économique plus favorable ne rend pas nécessairement plus difficile une réforme : elle crée des marges de manoeuvre pour mettre en place des compensations à destination de ceux qui seront perdants. En période de contraintes financières, une réforme systémique est inenvisageable.

Bernard Thibault . - Il est vrai que la loi Larcher exclut le champ de la protection sociale de la procédure de consultation préalable. La CGT était partisane de son élargissement. Juridiquement, aucune procédure n'est imposée au gouvernement sur ces sujets. Pour autant, la loi Larcher n'interdit pas aux gouvernements de faire preuve d'intelligence. J'en appelle donc à l'intelligence politique.

Marisol Touraine . - Les organisations syndicales ne sont pas toujours favorables à cette procédure. Certaines ont explicitement refusé des négociations formelles.

Bernard Thibault . - La nature du sujet impose de trouver les formes d'une adhésion large. Evoquer un système unique soulève des questions nouvelles d'articulation entre des régimes dont l'histoire et la construction diffèrent. Les consultations peuvent aussi être multiples. On ne saurait le traiter par un référendum proposant le choix entre deux réponses.

Dominique Leclerc, ancien rapporteur Assurance vieillesse de la commission des affaires sociales du Sénat . - Avec les réserves évoquées, on pourrait croire qu'une réforme systémique ne se justifie plus.

En 2010, comme Raymond Soubie l'a rappelé, l'impératif financier issu de la crise de 2008 était tel que le gouvernement a eu le courage de proposer cette réforme. L'article 16 de la loi de 2010, inscrit par le Sénat avec l'accord du gouvernement, prévoyait à partir de 2013 une large concertation avec les corps intermédiaires pour mettre fin à une succession de réformes paramétriques. Lorsque Marisol Touraine est arrivée au gouvernement, la période semblait favorable. Votre réforme a certes rempli des objectifs partagés. En 2010, la majorité de l'époque a inscrit les longues carrières, la pénibilité et le rapprochement de critères pour aller vers une réforme systémique. Celle-ci se justifie-t-elle encore ? Vos propos me permettent d'en douter.

Marisol Touraine . - En 2012, tout n'était pas réglé, loin de là. Le régime des retraites était déficitaire de plusieurs dizaines de milliards d'euros. Il fallait donc aller plus loin. Mon intention n'est pas aujourd'hui de tenir un débat partisan. En 2012-2013, nous avons mené une large concertation sur la conception de la pénibilité. Celle-ci n'était pas entrée dans la loi de 2010 sous une forme juste, puisqu'elle était médicalisée.

En 2012, l'enjeu financier était trop important pour mener en même temps une réforme structurelle. En 2018, je n'émets pas de réserve de principe sur l'engagement d'une réforme structurelle, bien qu'elle ne s'impose pas. Elle ne répond pas à un enjeu financier et n'est pas indispensable à une plus grande simplification. Elle peut en revanche servir les progrès d'équité et de transparence qui restent à accomplir. J'attire l'attention sur le caractère essentiel de la prise en compte des conditions, paramètres, éléments de solidarité, de temps, etc.

Jean-Louis Malys, CFDT . - Les réformes des retraites ont toutes été fondées sur des considérations financières, tout en faisant l'objet de considérations politiques. En 2010, il est évident que le gouvernement recherchait l'affrontement pour affirmer sa capacité à réformer dans la perspective des prochaines élections. Lorsque Marisol Touraine était ministre, le gouvernement affichait au contraire une volonté de concertation. Aujourd'hui, la question posée au gouvernement est de savoir si sa logique est de changer le système en menant une réforme punitive ou de prendre le temps de la concertation. Il importera d'expliquer que la réforme n'est pas punitive, qu'elle prendra du temps et qu'un régime universel ne signifie pas uniformité. Il doit notamment tenir compte des parcours professionnels et permettre des choix. La voie de l'intelligence, qui est celle du compromis, nécessite du temps. La situation financière étant plus saine, la période est favorable à la recherche d'un consensus.

Raymond Soubie . - Je vous assure que nous n'avons jamais eu la moindre volonté d'affrontement. Nous étions confrontés à une situation financière qui imposait une réponse. La CFDT souhaitait commencer par étudier le système notionnel, qui n'aurait pas permis de rétablir rapidement l'équilibre financier du régime.

Aujourd'hui, il convient de franchir une nouvelle étape, comme cela a d'ailleurs toujours été prévu. Il est intéressant d'explorer la piste d'une réforme systémique, en sachant qu'il n'existe pas de sujet plus conflictuel ni périlleux pour les politiques que les retraites.

Marisol Touraine . - Le système de retraite est un pilier de notre pacte social. Le revoir en profondeur implique de le recréer, c'est-à-dire de recréer les conditions ou les données du compromis et d'un contrat. En l'absence de contrainte financière, la dimension punitive n'a pas de raison d'être, mais la réforme peut devenir l'enjeu d'une marque politique. Les conditions de sa réussite résident dans la recréation d'un pacte social.

Oriane Mancini . - Au regard de votre expérience en matière de réforme des retraites, quel conseil donneriez-vous au Président de la République et au gouvernement ?

Bernard Thibault . - Je ne suis pas convaincu par l'utilité d'un conseil de ma part au Président de la République. L'échange m'a permis de développer des constats sur la méthode. En tant qu'« ancien combattant », je me garderai de définir la stratégie des combats à venir. Personnellement, je ne suis pas convaincu par la nécessité de changer de système de retraite dans notre pays. Dans tous les cas, le débat qui s'ouvrira ne peut être le résultat des procédures pratiquées jusqu'à présent pour réformer les mécanismes d'acquisition des droits à la retraite. Il convient donc d'imaginer des procédures différentes et j'ose prononcer le mot « négociation » et préconiser un accord matérialisant une majorité favorable. S'il n'est pas obtenu, il conviendra alors de le reconnaître pour ne pas l'imposer à la population.

Marisol Touraine . - Je ne conseillerai ni le Président de la République ni le Haut-Commissaire. Je recommanderai simplement d'être positif. Notre pays a besoin d'optimisme. L'absence de contrainte financière est une chance. Il serait regrettable de provoquer des inquiétudes, des tensions et des difficultés, alors que la réforme peut être positive. L'enjeu est donc de parvenir à rassembler les Français autour d'un projet d'avenir.

Raymond Soubie . - Je n'ai pas d'opposition à une réforme systémique, même si elle ne présente pas de caractère d'urgence. Elle équivaut à la fin de l'histoire, au sens hégélien du terme. Or celle-ci se prépare. Je recommanderai donc de prendre le temps. La détermination dont le Président de la République fait preuve peut s'accommoder du temps nécessaire à l'application de sa promesse. Un délai peut significativement contribuer à la réussite de la réforme.

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