II. GRAND TÉMOIN - LA RÉFORME DES RETRAITES, UN OBJECTIF ANCIEN DES POLITIQUES SOCIALES ?
Rolande Ruellan , présidente du Comité d'histoire de la sécurité sociale . - La réforme des retraites, un objectif ancien des politiques sociales ? Pour répondre à cette question, il est intéressant de s'interroger sur le moment où nous sommes passés de la création du système de retraite à sa réforme. Depuis trente ans, l'expression « réforme des retraites » est perçue négativement. Si on considère qu'elle n'est ni négative ni positive, ce phénomène est relativement ancien.
a) La naissance des régimes de retraite
La naissance des régimes de retraite s'est étalée dans le temps.
Un système de retraite comporte un ensemble de droits et d'obligations édictés par une autorité compétente et qui s'appliquent à tous les participants au système. Ainsi défini un système de retraite est une construction relativement récente dans notre histoire.
Certes, on peut trouver dès le 17 ème siècle, les prémices du régime des marins même si le régime des mines lui dispute l'antériorité. La création par Colbert de la caisse des invalides de la marine sera complétée sous Louis XVI par un système d'invalidité et de retraite. La Révolution a tenté de créer un régime pour les fonctionnaires, mais ce n'était pas une période très propice. Au 19 ème siècle, la Banque de France en 1808, la Comédie française en 1812, l'Imprimerie nationale en 1824 et des ministères créeront leurs propres régimes de retraite. En 1831, un régime de retraite pour les militaires est mis en place, suivi, en 1853, d'un régime de pension pour les fonctionnaires civils.
Le premier motif de la création des régimes de retraite est la fidélisation à des métiers difficiles. Henri IV porte cette idée dès 1604, en demandant aux mines de réserver une partie de leurs recettes aux secours aux mineurs. Les compétences techniques nécessaires pour exercer certains métiers à une époque où l'éducation est moins développée constituent un second motif. Les retraites sont considérées comme une récompense par les salariés concernés.
De cette histoire, naît une multiplicité de régimes qui concernent une partie seulement de la population des salariés. Ceux de l'industrie, de l'agriculture et des commerces seront les derniers servis. En 1910, les retraites ouvrières et paysannes naissent sans succès, la Cour de cassation jugeant les cotisations non obligatoires et le régime étant minimaliste. Un système de protection sociale est mis en chantier en 1920 et 1921 après la restitution à la France de l'Alsace et de la Moselle, qui bénéficiaient du système de protection sociale allemand. Cette réflexion débouchera sur la création des assurances sociales par les lois de 1928 et 1930. A noter qu'elles créent un régime de retraite par capitalisation.
a) Dès lors, en 1945, à la naissance de la sécurité sociale, s'agit-il d'une réforme ou d'une création ?
C'est une réforme, car il y avait un existant, dont il fallait tenir compte, soit les assurances sociales de 1928 et 1930, la loi de 1941 ayant substitué la répartition à la capitalisation et créé l'allocation aux vieux travailleurs salariés et enfin des régimes spéciaux de retraite
Mais au regard des ambitions énoncées, à savoir un régime universel couvrant toute la population et répondant aux principes d'équité, de progrès et de solidarité, nous pouvons aussi parler de création. L'universalité peut s'entendre en effet comme la généralisation d'un régime de retraite à l'ensemble de la population, notamment des actifs qui ne sont pas encore protégés (non-salariés et cadres salariés), mais aussi comme l'uniformité du régime, les régimes existants étant appelés à se fondre dans ce nouveau régime.
Certains historiens considèrent que les ambitions de 1945 n'ayant pas été réalisées totalement, il faut parler d'échec du plan français de sécurité sociale. Or, ses auteurs, dès 1944, déclaraient eux-mêmes qu'il serait impossible de créer à la Libération un régime unique pour tous les Français, y compris non-salariés, car les assurances sociales auxquelles succédait la sécurité sociale étaient considérées comme liées à un contrat de travail. L'ambiguïté entre le souhaitable et le possible figure même dans l'article 1 er de l'ordonnance du 4 octobre 1945 : « créer une organisation de la Sécurité sociale destinée à garantir aux travailleurs (terme normalement réservé aux salariés) et à leur famille une protection contre les risques de toute nature » qui prévoit la possibilité d'étendre cette protection à de nouvelles catégories de bénéficiaires par des ordonnances ultérieures.
Dès 1946, des tentatives de généralisation apparaissent. La loi du 22 mai 1946 prévoit ainsi l'assujettissement obligatoire aux assurances sociales de tout Français résidant sur le territoire français. Cependant, sa mise en oeuvre était subordonnée à l'atteinte d'un certain niveau de production industrielle.
Le 13 septembre 1946, le Parlement vote une loi qui prévoit dès le 1 er janvier 1947 l'extension de l'assurance vieillesse à toute la population active. Mais les non-salariés ont refusé et les agriculteurs ont voulu leur propre régime. Seront ainsi créés quatre régimes : agricoles, artisans, commerçants et industriels et enfin professions libérales, lesquelles se scinderont en quinze sections gérant un régime de base identique minime et des régimes complémentaires propres à chaque section. Les avocats iront même jusqu'à créer leur propre caisse à l'extérieur du régime des professions libérales.
Par ailleurs, si l'ordonnance du 4 octobre 1945 prévoyait dans son article 17 la survie provisoire de certains régimes spéciaux, appelés à être absorbés dans le régime général, l'article 61 d'un décret du 8 juin 1946, listant ces régimes, supprima l'adjectif « provisoire ».
Enfin, les cadres n'étaient pas assujettis aux assurances sociales en raison du plafond d'assujettissement. Ils s'étaient donc constitués des régimes professionnels qu'ils souhaitaient conserver au moins à titre complémentaire. Il a donc fallu créer un plafond de cotisations qui est relativement bas en France par rapport à d'autres pays.
b) La reprise des ambitions de 1945 dans les années 70 et l'amélioration des retraites
Les années 70 sont marquées par le plein emploi et le retour de l'optimisme dans l'avenir du pays. Dans ce contexte, sept lois sont votées entre 1972 et 1978 pour généraliser la protection et organiser l'harmonisation des régimes, dont l'une aligne le régime de retraites des artisans et commerçants sur le régime général, mais seulement pour l'avenir.
La loi du 24 décembre 1974 relative à la protection sociale commune à tous les Français a pour objectif d'harmoniser les régimes des trois branches et fixe une échéance : 1978.
Cette harmonisation ne sera réalisée que pour les prestations familiales. En 1978, la retraite sera généralisée pour les personnes exerçant une activité professionnelle. Cette multiplicité de régimes créait en effet des conflits négatifs. Des professionnels ne trouvaient pas de régime d'accueil, parce que leur métier ne correspondait pas aux définitions admises, notamment dans les sections des professions libérales.
Les années 70 sont également marquées par l'amélioration de la situation des retraités. Le rapport de la commission d'étude des problèmes de la vieillesse présidée par Pierre Laroque avait dénoncé en 1962 la misère des retraités. Depuis 1945, le niveau des pensions n'avait pas été amélioré. De nombreuses lois seront alors votées. La loi de 1972, organisant la généralisation des retraites complémentaires, améliore significativement la situation des personnes modestes appartenant à des secteurs non couverts jusque-là par des retraites complémentaires.
Citons également la loi Boulin de 1971 qui porte le taux des pensions de 40 % à 50 %, celle de 1975 qui supprime les conditions minimales d'assurance pour accéder à un droit proportionnel aux trimestres d'assurance et non sous condition de 15 ans, ainsi que les lois sur l'abaissement de l'âge de départ en retraite à taux plein, jusqu'à l'ordonnance de 1982 qui l'abaisse à 60 ans pour tous sous condition de réunir 150 trimestres d'assurance tous régimes.
c) La question de la soutenabilité de dépenses de retraite
Rapidement, les gouvernements s'inquiètent de la soutenabilité des régimes de retraite. En 1986, le rapport publié sous l'égide du Commissariat au Plan et élaboré par la commission d'étude de la solidarité entre les générations face au vieillissement démographique fixe les principes qui devront inspirer les réformes des retraites : répartition des efforts entre les actifs actuels, les futurs retraités et les retraités actuels en actionnant plusieurs paramètres de manière programmée dans le temps.
Le livre blanc de 1991 a été évoqué au cours de ce colloque. Préfacé par le Premier ministre, Michel Rocard, il intégrait pour la première fois des projections financières sur les régimes spéciaux.
La loi de 1993 réformant les retraites revêt une grande importance, dans la mesure où elle amorce un processus de réforme destiné à réaliser des économies en appliquant les principes dégagés par les rapports précités. La création du conseil d'orientation des retraites en 2000 constituera également une étape essentielle pour la poursuite des travaux sur les retraites, lesquels déboucheront sur les lois de 2003, 2010, 2014 et sur les premières réformes des régimes spéciaux par des décrets de 2007-2008.
En effet, le Parlement n'est pas intervenu dans les réformes des régimes spéciaux car depuis la Libération, sous l'égide de la Constitution de 1946, la réforme de ces régimes a été déléguée aux autorités réglementaires. Malgré la Constitution de 1958, les principes fondamentaux des régimes spéciaux restent régis par décret et non par la loi, à l'exception des fonctionnaires.