VII. Débat
M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Je voudrais poser une première question à Mme Chaze : comment se déroulent les négociations pour définir les critères d'identification avec l'ensemble des États de l'Union européenne et quelles sont les difficultés rencontrées dans ce cadre ?
Mme Nathalie Chaze. - Les négociations se déroulent selon un schéma bien établi au niveau européen : la Commission européenne soumet un texte à une table ronde d'experts des États membres, qui sont invités à présenter leurs commentaires. En parallèle se déroule un processus de consultations publiques : avant et après la finalisation du texte, toutes les parties intéressées sont invitées à faire part de leurs commentaires. En l'occurrence, nous avons reçu 27 000 réponses, ce qui montre le grand intérêt suscité par le sujet.
Une fois que le texte a été présenté au groupe d'experts, sa rédaction évolue en fonction des modifications demandées, dans la mesure où elles ont fait l'objet d'un certain consensus. Le texte ainsi amélioré est représenté. C'est donc tout un travail collectif qui vise à aboutir à un texte répondant aux attentes diverses des vingt-huit États membres tout en assurant une certaine cohérence européenne.
Ce travail prend du temps, mais il est nécessaire car il s'agit d'élaborer un texte qui recueille le soutien de la majorité des États membres. Il importe donc que chacun ait le temps de s'exprimer et de formuler ses commentaires pour contribuer à l'amélioration du texte.
Depuis la présentation de ce texte en juin 2016, cinq ou six séries de réunions se sont tenues, et nous continuons à discuter avec les experts pour l'améliorer. Je précise que, dans sa version actuelle, le texte ne prévoit pas que la preuve d'effets indésirables sur l'homme soit apportée : ce serait beaucoup trop peu protecteur. Il vise ce qu'il est convenu d'appeler les perturbateurs avérés et présumés : il est suffisant de disposer d'éléments de preuve que l'exposition à la substance considérée peut entraîner des effets néfastes sur l'animal.
Je souligne que nous travaillons dans une grande transparence. Ainsi, tous les textes intermédiaires et les comptes rendus des réunions sont accessibles sur le site internet de la direction générale de la santé : il est possible de suivre au jour le jour l'évolution du texte.
Les difficultés rencontrées sont de nombreux ordres.
Tout d'abord, comme l'a souligné dans son propos introductif M. le président Bizet, il s'agit d'une première mondiale : à ce jour, aucun État n'a encore introduit dans sa législation une définition des perturbateurs endocriniens. Beaucoup de travaux scientifiques ont été menés sur cette question, mais il n'existe pas de précédent réglementaire. Il est plus confortable d'être en situation de copier ou d'améliorer ce qu'a fait le voisin...
Ensuite, la Commission est parfois confrontée à des attentes un peu excessives. Nous ne faisons pas oeuvre scientifique. La science progresse, elle n'est jamais statique. L'étude des perturbateurs endocriniens représente encore un domaine assez nouveau. On a beaucoup appris sur le sujet au cours de ces dernières années, et cela va continuer, mais il n'est pas possible d'attendre : nous avons l'obligation d'agir sur le plan réglementaire. Traduire la science et ses évolutions dans la réglementation, c'est forcément traduire des doutes dans la décision. Nous sommes confrontés à une tâche d'une grande complexité, car il s'agit d'élaborer un cadre réglementaire devant nous permettre de décider sans incertitude, d'autoriser ou non telle ou telle substance : on peut le cas échéant prévoir certaines conditions, mais il ne saurait y avoir de « peut-être ».
Par ailleurs, en matière de niveau de protection, la règle européenne a posé l'interdiction des perturbateurs endocriniens avant d'avoir défini le champ matériel de cette interdiction et c'est ce que nous faisons actuellement. Inévitablement, pendant que l'on débat du champ matériel de l'interdiction, certains essaient de rouvrir la discussion sur le niveau de protection, mais définir ce dernier ne relève pas de la seule Commission. Le sujet des perturbateurs endocriniens est plus large que celui de leur interdiction dans les produits phytosanitaires et les biocides. Les vingt-huit États membres n'ont pas tous la même sensibilité ni la même vision des critères. Ce travail collectif prend du temps, mais il importe de le mener pour arriver à un consensus européen.
Pour le commissaire Andriukaitis, il est important d'adopter ces critères, car l'inaction n'apporte aucun bénéfice pour la santé et pour l'environnement. Ne pas agir, cela signifie laisser sur le marché des substances dont on sait qu'elles sont susceptibles d'être des perturbateurs endocriniens. Peut-être serait-il préférable, plutôt que de demander la perfection, de décider rapidement, afin de pouvoir commencer à agir. Parfois, la perfection est l'ennemi du bien ! Nous proposons d'agir dès maintenant, quitte à revoir la définition des perturbateurs endocriniens au fur et à mesure de l'évolution de la science. Cette définition ne sera pas figée dans le marbre. Elle sera régulièrement réévaluée, mais nous appelons de nos voeux une cohérence européenne et nous souhaiterions que l'on puisse rapidement commencer à retirer du marché des produits qui pourraient être des perturbateurs endocriniens.
M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Monsieur le professeur Young, quelles difficultés scientifiques pose l'identification des perturbateurs endocriniens ? Les études standardisées sont-elles vraiment plus fiables que les autres ?
M. Jacques Young . - En toute honnêteté, on ne peut pas répondre à votre question, car il nous manque des éléments de connaissance.
Cela étant, il me paraît important de souligner que la recherche doit avancer sans a priori. Les scientifiques ne sont pas des militants. Ils doivent évaluer les choses avec les outils dont ils disposent au temps « t », ce qui est parfois très difficile. J'ai entendu affirmer tout à l'heure que tout était simple et qu'il suffisait d'une étude cas-témoins pour décider de tout interdire. Je ne crois pas que l'on puisse procéder ainsi. Il y a selon moi deux niveaux : celui de l'étude des mécanismes et du niveau de preuve, et celui de la décision, qui relève de la dimension sociétale et politique. Ce n'est pas à nous, scientifiques, de prendre les décisions : notre rôle est de fournir des éléments factuels au sujet d'une molécule soupçonnée d'avoir des effets néfastes. Nous n'avons pas à nous prononcer sur son interdiction éventuelle : ce débat-là nous dépasse. Mais apporter des connaissances aux décideurs est essentiel et ce travail doit être accompli sans a priori. J'y insiste, parce que la problématique est complexe et recèle de nombreux pièges. Bien entendu, cela n'interdit pas d'appliquer le principe de précaution, mais cela relève d'une décision administrative ou politique.
Il revient aux décideurs de nous permettre de créer de nouveaux outils, la toxicologie classique étant effectivement prise en défaut sur un certain nombre de points difficiles. La science doit progresser dans ce domaine. En investissant, on fera avancer les connaissances, ce qui permettra peut-être d'apporter des démonstrations actuellement hors de portée. La première chose à faire est d'essayer de déterminer s'il existe une relation de causalité entre une exposition à une substance et un effet. Ce n'est pas facile ! Il faut créer les outils nécessaires. Prendre des mesures de précaution ne nous incombe pas, c'est du ressort des décideurs. Il leur appartient de trancher en fonction du seuil de tolérance de la société à un moment donné, des bénéfices et des risques. Il ne faut pas tout confondre ! Améliorer les connaissances et prendre les décisions ne relèvent pas des mêmes sphères.
M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Rejetez-vous ou acceptez-vous la référence aux études standardisées ?
M. Jacques Young . - Je ne la rejette pas : quand une étude standardisée établit des preuves, tout le monde l'accepte. Cependant, dans d'autres cas, nos outils sont peut-être en défaut.
M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Selon vous, les études non encore standardisées doivent-elles être prises en considération ?
M. Jacques Young . - Bien entendu, mais elles doivent être évaluées de façon critique, comme c'est la pratique constante en médecine.
M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Monsieur Genet, quelle est la position française sur les critères d'identification des perturbateurs endocriniens proposés par la Commission européenne ? Que pensez-vous du manque de coordination entre l'Union européenne et les États membres sur ce sujet ? M. Bizet a exprimé les inquiétudes que ce point inspire à la commission des affaires européennes.
M. Roger Genet . - Même s'il est nécessaire d'adopter une approche commune des critères d'identification des substances présentant un caractère de perturbateur endocrinien, les critères intérimaires ne nous laissent pas les mains vides. En établissant un niveau de preuve suffisant, on est aujourd'hui en mesure de prendre des décisions sur la base de l'expertise conduite. Depuis mon entrée en fonction, voilà un an, l'ANSES a été amenée à retirer des autorisations pour des produits contenant des substances qui sont des perturbateurs endocriniens ou des reprotoxiques présumés ou avérés. Je pense au chlorpyrifos ou, au niveau européen, à un certain nombre de substances présentant un caractère à la fois cancérigène reprotoxique et perturbateur endocrinien.
Cependant, nous avons évidemment besoin de critères partagés à l'échelon européen. De ce point de vue, nous avons pris bonne note que la Commission a fait un pas en avant et élargi le champ de son texte en incluant les perturbateurs endocriniens avérés et présumés. La position de l'ANSES a été rendue publique l'an dernier, chaque État membre devant se positionner dans ce débat en vue de parvenir à un consensus européen : nous pouvons admettre une évaluation de ces produits fondée sur les trois critères parfaitement acceptés pour les substances cancérigènes, avérées, présumées et suspectées. Il existe une graduation du risque et un niveau de preuve doit être établi. C'est toute la difficulté de l'évaluation du risque. C'est sur cette base que l'on peut établir un certain nombre de mesures, y compris de gestion de l'utilisation des produits qui contiennent ces substances. La position de l'ANSES demeure d'instaurer un système identique à celui qui a été adopté pour les substances cancérigènes.
Cela ne signifie pas forcément que toutes les substances suspectées d'être des perturbateurs endocriniens doivent être retirées du marché : il faut décider en fonction de l'usage de ces substances, de la façon dont elles sont contenues dans les produits, des modalités d'exposition du public à ces derniers. Il nous semblait logique d'adopter un système de graduation cohérent avec les recommandations de l'OMS relatives aux substances cancérigènes.
L'important est de parvenir à un consensus européen. Il appartient bien sûr aux pouvoirs publics de s'emparer des recommandations formulées par l'Agence après qu'elle a mené une expertise scientifique avec des comités d'experts indépendants. L'ANSES joue un rôle de gestionnaire de risques, puisqu'elle délivre les autorisations de mise sur le marché pour les produits phytosanitaires, les biocides ou les médicaments vétérinaires. Dans le cadre de nos missions réglementaires de délivrance d'autorisations de mise sur le marché, nous avons besoin d'une réglementation claire, sans équivoque, permettant de classer ces substances.
Contrairement à la Commission, une agence comme la nôtre ne peut limiter le champ de sa réflexion aux seuls produits phytosanitaires. En effet, nous sommes confrontés, dans le domaine de l'alimentation, à l'utilisation de produits qui sont potentiellement des perturbateurs endocriniens, et nous avons donc besoin de pouvoir nous appuyer sur des critères d'identification qui soient communs à toutes les substances, quel que soit leur usage et quel que soit le mode d'exposition du public ou de l'environnement. Cela nous a conduits à asseoir un niveau de preuve qui nous paraît suffisant, par exemple pour le bisphénol A. En juillet dernier, nous avons d'ailleurs saisi l'Agence européenne des produits chimiques d'un dossier de classement en tant que substance extrêmement préoccupante pour le bisphénol A. Il nous semble en effet que le niveau de preuve lié à cette substance au regard de ses usages, notamment dans l'alimentation, est suffisant pour instruire ce dossier. Il faut, de façon très scientifique, au cas par cas, établir les niveaux de preuve et, en fonction des usages et de l'exposition, faire des recommandations qui soient le plus fondées possible.
M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Voilà des propositions qui vont plus loin que celles de la commission des affaires européennes, qui s'en est tenue aux produits présentant un risque avéré ou présumé, et non pas simplement suspecté. Je rejoins la préoccupation que vous avez exprimée : outre les produits phytosanitaires, il faut également prendre en considération les biocides et les cosmétiques. Mais cela ne s'inscrit peut-être pas dans le mandat de la Commission européenne.
Monsieur Cicolella, quels sont, selon vous, les secteurs d'activité les plus concernés par la présence des perturbateurs endocriniens ? Faut-il établir des critères d'identification différents selon les secteurs ?
M. André Cicolella . - Poser le problème en ces termes ne me paraît pas très pertinent... Permettez-moi donc de reformuler la question : quand un organisme est exposé au bisphénol A, peu importe si c'est via un emballage plastique alimentaire ou un jouet. Il faut changer notre grille de lecture, du point de vue tant de l'évaluation du risque que de sa gestion.
Actuellement, notre réglementation repose sur les concepts toxicologiques des années soixante-dix. Je prendrai l'exemple des normes en matière de contamination de l'eau par les pesticides. La limite est aujourd'hui de 0,1 microgramme par litre. Elle a été établie dans les années soixante en fonction du seuil de détection analytique : à l'époque, on ne savait pas mesurer des concentrations inférieures. Ce seuil a depuis été abaissé au niveau du nanogramme. Le gain est donc considérable sur le plan analytique. On ne peut plus garder une norme dont tout le monde sait qu'elle est totalement obsolète, mais personne ne prend l'initiative de la modifier. Je suggère que le Sénat se saisisse de cette question.
Autre exemple de norme totalement obsolète, celle qui concerne les nitrates, lesquels sont des perturbateurs du fonctionnement des hormones thyroïdiennes. La norme est définie sur la base d'un effet qui a disparu. Cela n'a aucun sens ! Barbara Demeneix propose de faire la somme entre nitrates, perchlorates et thiocyanates, trois substances qui perturbent de façon majeure le fonctionnement des hormones thyroïdiennes. Il faut adopter une vision globale, la gestion du risque ne peut pas reposer sur une évaluation à l'ancienne de ce dernier. Je suis de ceux qui ont introduit cette démarche en France : en 1996, j'ai organisé un colloque visant à introduire les règles établies par l'EPA aux États-Unis. Cela a servi pendant un certain temps, mais cette façon de poser le problème n'est plus pertinente aujourd'hui. Il faut gérer le risque sur la base du danger : dès lors qu'une substance est identifiée comme potentiellement dangereuse, il faut l'éliminer. On ne peut pas gérer le risque en fonction de la dose. L'argument de la compétitivité a été invoqué : aujourd'hui, il faut repenser la notion d'innovation en intégrant la dimension sanitaire. Comment pourrait-on accepter que l'on mette un nouveau produit sur le marché sans se préoccuper des conséquences pour l'environnement et la santé humaine ? Certes, c'est ainsi que l'industrie chimique s'est développée, au XIX e siècle et encore au début du XX e , mais aujourd'hui ce n'est plus acceptable.
Je reviens sur l'exemple du bisphénol A, identifié comme une hormone de synthèse dès 1936. En 1995, on disposait de tous les éléments d'information pour repenser son utilisation. Au lieu de se saisir de ces données nouvelles pour mettre au point des résines ne contenant pas de bisphénol A, le Centre technique de la conserverie a investi le comité d'experts de l'AFSSA, ancêtre de l'ANSES, qui a établi une norme à partir des études dites de bonnes pratiques de laboratoire, éliminant 95 % de la littérature scientifique.
Je salue la décision unanime des sénateurs et des députés d'interdire la présence de bisphénol A dans les contenants alimentaires. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi l'Union européenne ne s'aligne pas sur cette position ! Les foetus allemands méritent autant de protection que les foetus français !
Le coût économique, évalué à 1,2 % du PIB européen, sans prendre en considération les cancers hormonodépendants, est un autre élément dont il faut tenir compte. Ce chiffre recouvre principalement les coûts liés aux troubles du comportement et à la baisse du quotient intellectuel. Selon une estimation faite aux États-Unis voilà quelques mois, il serait même de 2,3 % du PIB. C'est considérable ! Les gains en matière de santé se traduisent en termes économiques : il y a un cercle vertueux à mettre en oeuvre !
M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Monsieur Cicolella, vous êtes le poil à gratter de cette table ronde ! (Sourires.)
Monsieur Durand-Réville, peut-être souhaitez-vous réagir à ces propos ? Quelle différence doit-on faire entre perturbateurs endocriniens naturels et perturbateurs endocriniens de synthèse ?
M. Julien Durand-Réville . - En termes de toxicologie, il n'y a pas de corrélation entre l'origine de la substance et sa toxicité : certaines molécules naturelles sont très toxiques et certaines molécules de synthèse ne le sont absolument pas.
Un groupe de chercheurs allemands a repris l'objet de l'étude d'impact établie par l'Union européenne en examinant les effets de quatre substances naturelles sur les systèmes hormonaux, oestrogènes, androgènes, thyroïdiens et stéroïdiens. Ainsi, la génistéine, phytohormone présente dans un certain nombre de légumes, serait classée parmi les perturbateurs endocriniens quel que soit le système considéré. En revanche, le saccharose n'est jamais classé parmi les perturbateurs endocriniens. Pour la caféine, le résultat varie selon les critères fixés. Dans certains cas, il faudrait l'interdire au titre de perturbateur. Quant à la vitamine D, selon les critères actuels, elle pourrait être suspectée, en particulier au regard du système de la parathyroïde.
Cela nous place face à une véritable question sociétale. La vitamine D est prescrite à tous les nourrissons de France ; elle n'a pas d'effet néfaste à dose thérapeutique, mais, à forte dose, elle est mortelle. Elle est d'ailleurs employée comme raticide.
Bien sûr, les substances actives présentant un caractère avéré de perturbateur endocrinien ne doivent pas être employées : l'atrazine, le DDT ne sont déjà plus sur le marché. Mais il n'est pas envisageable de bannir toutes les substances potentiellement suspectées sur la base d'une application excessive du principe de précaution.
Nous sommes très favorables à la recherche, nous avons nos propres laboratoires et nous souhaitons oeuvrer en faveur d'une co-construction. Des tests reconnus doivent être rendus disponibles le plus rapidement possible. Dans cette perspective, nous proposons l'instauration d'une plateforme de prévalidation d'un certain nombre de tests, à l'échelle de la France et même, dans l'idéal, de l'Europe. Cela étant, pour l'heure, la France place le curseur beaucoup trop loin. C'est la raison pour laquelle elle est très isolée sur ce sujet.
Enfin, je tombe des nues quand j'entends affirmer que l'industrie devrait tenir compte de l'impact de ses produits sur l'environnement et sur la santé lorsqu'elle élabore les dossiers de demande d'autorisation de mise sur le marché : elle le fait depuis les années cinquante, surtout pour ce qui concerne la santé !
M. Genet suggère l'établissement d'une gradation entre les substances avérées, présumées ou suspectées d'être des perturbateurs endocriniens. C'est là une inflexion que je salue : j'avais cru comprendre, à la lecture de divers documents, que l'ANSES recommandait d'interdire l'ensemble de ces substances.
Aujourd'hui, on s'expose à un risque en dressant de telles listes : celui que la pression médiatique soit si forte qu'elle conduise à exclure diverses molécules du marché sans véritable justification. Nombre d'évolutions scientifiques se trouveraient alors mises en péril.
M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Nous allons maintenant passer aux questions du public.
M. François Veillerette, directeur et porte-parole de Générations futures . - Ma question s'adresse à Mme Chaze. Eu égard aux défis de santé publique, comment justifiez-vous la nouvelle dérogation visant à exempter de l'exclusion du marché certains perturbateurs endocriniens « par nature » ? Sur le plan de la méthode, j'ai été très surpris de voir cette dérogation surgir en décembre 2016 sans avoir jamais été débattue. D'ailleurs, l'Allemagne a aussitôt changé d'avis quant aux critères proposés par la Commission, ce qui me semble assez étrange. Comment justifiez-vous votre démarche scientifique ?
M. Pierric Le Neveu, du fonds d'alerte contre l'agent orange dioxine . - Madame Chaze, vous l'avez dit, la Commission européenne n'a pas la science infuse ; quelle est la part des lobbies et des ONG dans ses prises de position ?
M. André Picot, ancien chercheur au CNRS . - Les parallèles établis entre les travaux actuellement menés sur les perturbateurs endocriniens par l'OMS ou, à Lyon, le Centre international de recherche sur le cancer sont tout à fait intéressants. Le CIRC met-il déjà à disposition l'ensemble des données dont il dispose au sujet des produits génotoxiques, parmi lesquels figurent un certain nombre de perturbateurs endocriniens ? Il n'est peut-être pas nécessaire de mener trois fois de suite la même expérience !
Mme Clio Randimbivololona, journaliste pour Agrapresse . - Monsieur Genet, vous évaluez à 5 millions d'euros le montant des crédits de recherche publique consacrés à cette thématique. Pouvez-vous en dire plus quant à la nature des études menées, en particulier au sujet de l'effet cocktail ? Monsieur Durand-Réville, quel est l'effort de recherche et développement consenti par les industriels ?
M. Alain Lombard, toxicologue industriel . - À la page 15 du rapport de M. Vasselle et Mme Schillinger, il est question du laboratoire Watchfrog et, en particulier, de l'un de ses tests qui n'est pas encore validé. Le Sénat promeut-il ce type d'études ou n'a-t-il eu pour interlocuteur que ce laboratoire ?
En outre, je l'indique à M. Cicolella, j'ai appris avec le plus grand intérêt que le nitrate était un perturbateur endocrinien. Est-on prêt à faire figurer une tête de mort sur les cageots de salades, de carottes ou de radis ?
Mme Nathalie Chaze . - Pour l'heure, la Commission n'a rien imposé aux États membres : elle n'a fait que proposer diverses mesures. Quelques pays ont fait valoir que certaines d'entre elles conduiraient à retirer du marché divers insecticides qui ont des effets, non sur la santé humaine, mais sur le développement du squelette externe de certains insectes. Or, ces produits sont particulièrement employés dans l'agriculture biologique.
En définitive, la décision dépend des États membres. Si ces derniers sont majoritairement favorables à la dérogation, la Commission ne s'y opposera pas. Chacun doit pouvoir proposer les améliorations qu'il entend. Ce travail collectif est le propre de l'Union européenne.
Concernant la place des lobbies et des ONG, j'ai déjà indiqué que la consultation publique lancée par la Commission avait recueilli 27 000 réponses émanant de tous les acteurs de la société : particuliers, représentants des ONG, de l'industrie, etc.
Que ce soit à l'échelon européen ou à celui des États, le législateur doit faire des choix, et ceux à qui ses décisions déplaisent ont tôt fait de le considérer comme « vendu ». Nous faisons de notre mieux, en ayant pour seule motivation l'intérêt général ; mais si certains sont persuadés que nous sommes vendus aux lobbies , nous pourrons difficilement les convaincre du contraire !
M. Roger Genet . - L'ANSES est actuellement chargée de coordonner l'établissement d'un rapport destiné au Parlement et relatif au financement public de la recherche sur les perturbateurs endocriniens. Ce document dresse la liste de tous les projets financés ; il sera rendu public dans quelques semaines, au plus tard dans quelques mois. Les travaux financés sont très variés. L'Agence nationale de la recherche, l'ANR, soutient, elle aussi, des recherches consacrées aux perturbateurs endocriniens. Nous cherchons à promouvoir des sujets de recherche en appui aux politiques publiques. L'ANR double au moins les financements accordés par ailleurs : c'est ce que l'on constate avec l'Agence santé environnement. Il nous faut développer une connaissance très précise des mécanismes moléculaires. Aussi est-il nécessaire de développer la recherche fondamentale.
Au-delà des financements compétitifs, il existe le financement des plateformes, par exemple les plateformes d'essais créées par l'industrie. De nombreuses initiatives ont été déployées depuis une dizaine d'années dans le cadre des différents plans nationaux. Cela étant, il est indispensable de dynamiser encore la recherche en écotoxicologie.
Quant au CIRC, il consacre des travaux très détaillés aux dangers intrinsèques des diverses substances. L'ANSES avance elle aussi dans ce domaine, et nos deux institutions correspondent régulièrement. L'ANSES étudie six substances chaque année. Néanmoins, selon nous, il faut aller au-delà de l'analyse des dangers intrinsèques, pour prendre en compte le critère de l'exposition.
M. Julien Durand-Réville . - L'industrie phytosanitaire et l'industrie pharmaceutique sont les premiers pourvoyeurs de fonds pour la recherche, toutes industries confondues. Elles investissent chaque année 10 % de leur chiffre d'affaires dans la recherche.
Je n'ai pas connaissance des montants spécifiques dédiés par chaque société à la recherche relative aux perturbateurs endocriniens. Néanmoins, j'appelle l'attention sur le fait que plusieurs entreprises ont développé leurs propres tests de screening . Diverses collaborations public-privé sont envisagées pour établir une batterie de tests commune.
M. André Ciccolella . - Je connais bien et j'apprécie le côté provocateur de M. Alain Lombard, mais les troubles du comportement sont une réalité ! Autisme, baisse du QI, hyperactivité : les données sont claires. Les perturbateurs endocriniens ont un effet sur le fonctionnement du système thyroïdien. Cela étant, il y a bien des sources naturelles sur lesquelles il est difficile d'agir : on aura du mal à interdire le cadmium ou l'arsenic. En conséquence, il faut éliminer tout ce qui peut l'être : c'est là tout le sens de la stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens.
Il faut poursuivre dans cette voie. Si Mme Royal a pu contribuer à bloquer l'initiative de la Commission européenne, c'est parce que la France joue, avec la Suède, un rôle moteur en la matière à l'échelle européenne.
M. Jacques Young . - Pour notre part, notre rôle est de détecter des événements reliant des molécules et des effets délétères, pour établir des causalités. À cette fin, il faut construire de nouveaux outils : en physique ou en médecine, on procède ainsi en permanence. Apporter de nouveaux financements est essentiel pour avancer encore dans cette direction. Encore faut-il mener une recherche sans a priori .
M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Monsieur Lombard, c'est à sa propre demande que le représentant du laboratoire Watchfrog a été auditionné par le Sénat. Mais nous n'avons jamais eu pour intention de privilégier une étude par rapport à une autre.
Avant de céder la place à ma collègue Patricia Schillinger, je tiens à remercier de nouveau l'ensemble des intervenants.