II. MIX ÉLECTRIQUES COMPARÉS DE LA FRANCE ET DE L'ALLEMAGNE
Réalisés par l'Union française de l'électricité, ces graphiques se passent de commentaires.
III. LA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE DE L'ALLEMAGNE
La traditionnelle complémentarité franco-allemande dans le domaine de l'énergie reposait à la fois sur les bouquets énergétiques et sur les modèles de consommation.
Les gouvernements de part et d'autre du Rhin ont depuis longtemps conduit des politiques énergétiques extrêmement différentes, surtout après la guerre du Kippour et le quadruplement des prix du pétrole : la France a privilégié l'installation d'un parc électronucléaire, à une échelle sans commune mesure avec l'orientation de l'Allemagne dont le bouquet énergétique est resté bien plus axé sur l'exploitation des ressources nationales de lignite.
Cette diversité de la production s'est accompagnée de choix extrêmement contrastés quant au chauffage, le « tout électrique » l'emportant en France. Cette caractéristique est habituellement présentée comme le corollaire d'une filière électronucléaire hypertrophiée, alors que l'inertie de la production d'origine nucléaire n'est que difficilement compatible avec les fortes variations de la consommation induites par l'évolution brutale de la température. La complémentarité franco-allemande se manifestait donc par la capacité d'exportation électrique en provenance d'Outre-Rhin, au moment où les pics de consommation ne pouvaient être satisfaits en France, alors qu'ils n'existaient guère en Allemagne. Cette heureuse complémentarité s'était établie hors de toute politique commune de l'énergie. Cette situation faisait intervenir à la fois la diversité de l'offre et des modèles différents de consommation. L'équilibre ainsi établi a vu son contexte largement modifié par l'orientation unilatérale de l'Allemagne en faveur d'une transition énergétique pour sortir du nucléaire à marche forcée depuis l'accident survenu à Fukushima.
Il convient donc de préciser ce virage (I) avant d'évoquer ses conséquences pour l'Europe de l'énergie (II).
I - Le tournant énergétique allemand : tout dépend de l'horizon temporel considéré
1° Un tournant immédiat anti-nucléaire plus qu'environnemental
a) La réaction post-Fukushima
Quelques semaines seulement après l'accident survenu à Fukushima, le Bundestag a voté une stratégie de transition énergétique devant porter la part des énergies renouvelables à 35 % du mix énergétique en 2020, puis à 50 % en 2030, 60 % en 2040 et 80 % en 2050. Mais le principal aspect à brève échéance de cette transition est la renonciation à l'énergie nucléaire, la fermeture de la dernière centrale étant programmée pour 2022.
Trois explications principales semblent avoir motivé cette réorientation décidée par le gouvernement de Mme Merkel : le soutien de la population allemande (favorable à 80 % d'après les sondages) ; l'élimination d'un obstacle majeur à l'inclusion des Verts dans la majorité parlementaire ; la disponibilité d'alternatives crédibles sur le plan technique à une filière électronucléaire (12 centrales et 17 réacteurs produisant en 2010 un quart de l'énergie électrique consommée dans le pays) en tout état de cause bien moins développée qu'en France (où l'on dénombre 19 centrales et 58 réacteurs produisant aujourd'hui les trois quarts de l'énergie électrique consommée).
En 2013, la filière nucléaire a procuré seulement 15 % de l'électricité consommée en Allemagne, après la fermeture de huit centrales. Le repli est donc réel outre-Rhin.
b) Le maintien du lignite, source d'énergie anti-écologique par excellence
Les énergies d'origine fossile conservent la première place en Allemagne, avec presque 80 % du mix énergétique en 2012.
Pour des raisons liées à aux ressources naturelles disponibles sur place, l'Allemagne utilise beaucoup de charbon et encore plus de lignite 6 ( * ) . Les centrales à charbon ou lignite assurent plus de 40 % de l'électricité produite en Allemagne, qui demeure le premier producteur d'électricité à base de carburant solide en Europe de l'Ouest. En 2013, l'Allemagne a importé environ 50 millions de tonnes de charbon, soit une hausse de 6,5 %. Surtout, l'Allemagne est le principal producteur de lignite, avec plus de 176 millions de tonnes par an, contre seulement 13 millions de tonnes de charbon. À titre de comparaison, la Pologne produit 63 millions de tonnes de lignite et 76 millions de tonnes de charbon, complétées par l'importation de 15 millions de tonnes. Le lignite est privilégié en Allemagne pour deux raisons : il est amplement disponible sur place (l'Allemagne en est de loin le premier producteur au monde) et disponible à très bon marché.
Ce carburant solide reste cependant contraire à toute politique environnementale, puisque son faible pouvoir calorifique (environ 20 000 kilojoules par kilogramme contre 29 000 pour le charbon) s'accompagne d'un bilan carbone calamiteux. S'ajoute une forte pollution chimique, notamment avec les sulfures, sources de pluies acides.
2° Une orientation à terme vers un modèle de développement durable dans le domaine énergétique
a) L'essor complexe des sources renouvelables d'énergie
Les énergies d'origine renouvelable bénéficient d'investissements massifs, avec 20 milliards d'euros environ en 2013. Ces dernières années, l'énergie d'origine renouvelable a connu un taux de croissance d'environ 8 %. La transition énergétique est donc clairement engagée. Elle se heurte pourtant à d'importants obstacles techniques.
Le premier est le caractère intermittent de la production éolienne et des centrales photovoltaïques. Il est possible de stocker l'énergie électrique sous forme d'hydrogène (par électrolyse de l'eau) puis de méthane (après réaction de l'hydrogène et de gaz carbonique 2H 2 +CO 2 -> CH 4 +O 2 ), ce gaz combustible servant ensuite à faire fonctionner une centrale électrique. Aujourd'hui, ce stockage de l'énergie électrique reste limité, car les techniques utilisées sont extrêmement récentes. En outre, il nécessite la présence de sources importantes de gaz carbonique. Or, les principaux émetteurs de gaz carbonique sont les établissements industriels, très présents dans le Sud de l'Allemagne, alors que les éoliennes et les panneaux photovoltaïques sont disposés dans le Nord... La modestie des pourcentages moyens ne doit pas induire en erreur, ce que montre fort bien l'exemple danois : les éoliennes suffisent à satisfaire la totalité de la demande danoise en électricité lorsqu'il y a suffisamment de vent, mais ne procurent en moyenne « que » 28 % de l'électricité consommée au Danemark en un an. L'écart entre le maximum et la moyenne est donc compris entre un coefficient trois et un coefficient quatre. Le stockage des pointes de production constitue à terme un défi crucial de la transition vers un mix faisant une large part aux énergies renouvelables intermittentes.
Tant que cette condition n'est pas satisfaite, il reste indispensable de compléter cette production intermittente déterminée soumise à la météorologie en ajoutant une fourniture variable, mobilisable à la demande. Pour des raisons techniques, la filière électronucléaire est peu flexible, alors que le relief de l'Allemagne n'autorise pas à se fonder massivement sur des barrages en montagne. Il faut donc utiliser des centrales à charbon ou à gaz. Les premières étant très polluantes, une transition à finalité environnementale se doit de privilégier les secondes. Mais plus le recours effectif aux centrales à gaz est imposé par l'intermittence du soleil et du vent, plus le prix de revient de cette électricité s'accroît, le coût de la structure restant inchangé alors que la production annuelle diminue : les dépenses en intrants sont sensiblement proportionnelles à l'électricité vendue, mais les coûts fixes demeurent même lorsqu'un fort vent s'accompagne d'un soleil radieux. Ainsi, plus les énergies intermittentes se développent, plus il faut disposer des capacités complémentaires dont la rentabilisation est problématique. Il en irait bien sûr autrement si l'électricité d'origine intermittente faisait systématiquement l'objet d'un stockage sous forme d'hydrogène puis de méthane alimentant des centrales au gaz : celles-ci fonctionneraient alors à un rythme calqué sur la consommation d'énergie, mais indépendamment des conditions météorologiques.
L'éloignement géographique entre l'électricité supplémentaire produite dans le Nord et les besoins à satisfaire concentrés au Sud ne paraît pas susceptible d'être évité dans un avenir tant soit peu prévisible. Il a imposé la construction d'importantes lignes à haute tension à travers le pays, mais trop souvent avec un transit par les réseaux de pays voisins. Ceux-ci sont déstabilisés, conformément aux lois de Kirchoff. Paradoxalement, les découvertes faites en 1845 par ce physicien allemand aboutissent au fait que l'absence d'une Europe de l'énergie, combinée avec l'existence d'une Europe des réseaux électriques, débouche sur la tentation de fermer les frontières nationales.
L'essor ultérieur de l'électricité d'origine intermittente est freiné à la fois par l'insuffisance du stockage et par une caractéristique géographique : les sources d'énergies apparaissent dans le Nord, alors que la demande à satisfaire est au Sud, où les centrales nucléaires sont progressivement fermées.
Tout cela explique sans doute que la part renouvelable n'ait guère dépassé 23,5 % de l'électricité produite en 2013, avec 4,5 % pour la filière photovoltaïque, 8 % pour l'électricité d'origine éolienne, 4 % pour les déchets urbains et l'hydraulique, enfin 7 % fournis par la biomasse. Si les énergies renouvelables devaient encore augmenter leur contribution au mix global, ce serait inévitablement au profit presque exclusif des ressources intermittentes, avec le coût exorbitant des investissements exigés et la déstabilisation des marchés tant que le stockage des excès d'électricité n'est pas assuré.
S'ajoute l'obstacle tarifaire, puisque les consommateurs acquittent en dernier ressort les subventions publiques massives dont les producteurs d'énergie renouvelable bénéficient à guichet ouvert.
b) Le défi des prix de revient, donc des subventions publiques
Avec 24 millions d'euros, les subventions versées à l'énergie solaire, éolienne ou tirée de la biomasse ont avoisiné 1 % du PIB, en comptabilisant les seuls propriétaires d'usines déjà installées. Ce montant est supérieur à la valeur marchande de l'électricité produite ! Quelque 2 800 entreprises à très forte intensité énergétique (au moins un gigawattheure par an, l'énergie représentant au minimum 14 % de la valeur ajoutée), qui utilisent environ 20 % de toutes l'électricité consommée en Allemagne, versent, au titre de la loi sur les énergies renouvelables, moins du centième de la contribution de droit commun : 0,05 cent par kilowattheure au lieu de 6,24 cents en 2014. En ajoutant l'ensemble des dérogations, le coût budgétaire avoisinait 5,6 milliards d'euros en 2013, atténuant la charge pesant sur un tiers de la consommation allemande d'électricité. Les exemptions ajoutées depuis 2009 ont coûté environ 400 millions d'euros en 2013.
II - Cette politique lance de graves défis à l'Europe de l'énergie
1° L'insertion difficile dans le contrôle des aides d'État
a) L'interdiction de principe des aides d'État
Le droit de l'Union européenne interdisant de façon générale toute aide d'État tendant à fausser le marché, la plainte déposée début 2012 auprès de la Commission européenne par l'Union des consommateurs allemands d'énergie ( Bund der Energieverbraucher ) pourrait déboucher sur des sanctions.
L'acceptation pure et simple du dispositif existant ne semble pas garantie par la jurisprudence exigeante appliquée par la Cour de justice de l'Union européenne en matière d'aides d'État. M. Almunia, commissaire à la concurrence, a déclaré en décembre 2013 que les consommateurs industriels allemands profitaient « d'un avantage sélectif susceptible d'entraîner une distorsion de concurrence sur le marché intérieur de l'UE ».
L'Allemagne s'expose en outre à des procédures antidumping au niveau de l'OMC.
b) Le temporaire, jusqu'à quand ?
Les aides d'État peuvent être admises par le droit de l'Union, mais de façon restrictive et pour un temps limité.
Il semble raisonnable de pronostiquer au moins l'obligation pour l'Allemagne de limiter les exemptions ; plus vraisemblablement, elles devraient disparaître à relativement court terme ; au maximum, les entreprises concernées devraient rembourser les exemptions dont elles ont bénéficié au cours des dix dernières années. Cette dernière solution serait la plus solide sur le plan juridique, mais l'ampleur de ses conséquences la rend improbable. D'ailleurs, M. Oettinger, commissaire à l'énergie, s'est interrogé sur les critères et les contours de l'exemption pratiquée en Allemagne plus que sur son principe même.
2° La déstabilisation du marché de l'énergie
a) La modification de l'offre allemande interne, donc de l'offre vers les marchés extérieurs, notamment les plus proches.
Les problèmes strictement de réseau électrique déjà mentionnés à propos des lignes à haute tension reliant le Nord et le Sud de l'Allemagne surchargent certaines connexions transfrontalières empêchant le maintien du véritable marché commun de l'électricité de gros, qui existait il y a encore deux ou trois ans. Il est prévu de réaliser plus d'une demi-douzaine de nouvelles connexions, mais ces chantiers ont pris du retard. Ainsi, la bourse de l'électricité allemande affiche encore aujourd'hui des prix inférieurs à ceux de ses voisins, comme la France et les Pays-Bas.
S'ajoute un effet sur la concurrence entre producteurs d'énergie renouvelable au sein de l'Union européenne, par attribution de conditions privilégiées en faveur de certains opérateurs allemands, ceux dont le portefeuille se compose pour moitié d'électricité renouvelable produite en Allemagne par des centrales en exploitation depuis moins de 20 ans.
b) Un obstacle à la réindustrialisation de l'Union européenne.
Fort logiquement, le coût de l'énergie est l'un des défis à relever pour la réindustrialisation de l'Union européenne, au même titre que la recherche et l'innovation.
Dans ces conditions, toute politique coordonnée de l'Union en matière industrielle doit comporter un volet énergétique substantiel, assurant au moins la complémentarité des politiques suivies en la matière, et surtout un véritable réseau transfrontalier.
Conclusion : Vers une Europe de l'énergie au service de l'environnement ou de la réindustrialisation ?
1° Les initiatives récentes en faveur d'une coopération énergétique plus poussée entre la France et l'Allemagne font référence à la transition énergétique.
Conceptuellement, elles ne semblent pas distinguer clairement les trois objectifs de celle-ci : l'élimination de la pollution chimique due à la diffusion de substances toxiques ou chimiquement dangereuses (sources de pluies acides par exemple) ; la contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (sujet qui est loin de se limiter à la production énergétique stricto sensu ) ; le traitement des déchets radioactifs et l'élimination du risque d'accident nucléaire.
À ce jour, la principale forme de coopération formalisée est la création de structures dédiées à l'émergence des énergies renouvelables, la dernière étape étant la création de l'Office franco-allemand pour les énergies renouvelables dans le cadre de la transition énergétique, en février 2013.
Notons qu'un partenariat unissant l'Agence allemande de l'énergie et l'Union française de l'électricité a été entériné le 2 juillet 2013, à Paris, en marge de la première conférence franco-allemande sur l'énergie.
2° Reste que la transition énergétique n'aura pas la même incidence macroéconomique selon qu'elle met en oeuvre des produits fabriqués au sein de l'Union européenne ou importés de Chine... Il y a là une dimension industrielle négligée à ce jour, mais qui prend toujours plus d'ampleur avec la compétition sur les marchés mondiaux, au moment où l'extraction du gaz de schiste aux États-Unis fait baisser leurs prix de revient, alors que l'essor de la filière nucléaire en Chine conforte la compétitivité des produits fabriqués dans l'Empire du milieu.
Jusqu'à présent, la Commission européenne semble bien isolée dans ses appels à une politique commune de l'énergie au service de la réindustrialisation, un thème capital pour l'avenir du vieux continent, mais dont l'articulation avec la transition énergétique n'est pas spontanément assurée, surtout sous l'angle temporel.
* 6 Techniquement, le lignite et la houille sont deux formes de charbon, mais le rapport reprend la convention appliquée par les énergéticiens, qui désignent la houille par le mot charbon, alors que le lignite est désigné comme s'il n'était pas du charbon.