UNE RÉGULATION TARDIVE : LE CAS DU TRANSPORT MARITIME

Le secteur du transport maritime est sans doute le plus libéralisé au monde. La concurrence entre les États pour maintenir la compétitivité de leurs flottes, induite en partie par la multiplication des pavillons de complaisance, a longtemps primé sur les conditions de travail à bord. Ce qui s'est traduit notamment au sein de l'Union européenne par une multiplicité de statuts pour les gens de mer et de nombreuses dérogations aux droits reconnus à l'ensemble des travailleurs. L'adoption de la Convention maritime internationale en 2006, entrée en vigueur le 20 août 2013, semble néanmoins enclencher aujourd'hui un mouvement vertueux dans le domaine social.

Il convient de rappeler que 90 % des échanges commerciaux mondiaux sont assurés par 50 000 navires de commerce, immatriculés dans plus de cent cinquante pays. Un million de travailleurs seraient employés sur ces bateaux. L'Union européenne représente près de 20 % de la flotte mondiale.

LE DROIT APPLICABLE

Les gens de mer font l'objet ces dernières années d'un alignement progressif de leurs conditions de travail sur la norme européenne admise pour l'ensemble des salariés. Cette mise à niveau est en partie motivée par le souhait de répondre à la crise des vocations qui touche ce secteur.

LES NORMES ÉLÉMENTAIRES
L'affiliation au régime de sécurité sociale et la question du droit du travail

La réglementation européenne en matière de coordination des régimes de sécurité sociale pose comme principe depuis 1971 que l'activité salariée ou non salariée exercée normalement à bord d'un navire en mer battant pavillon d'un État membre est considérée comme une activité exercée dans cet État membre.

Le règlement n°1408/71 puis le règlement n°883/2004 distinguent trois cas différents :

- le travailleur occupé sur un navire battant pavillon d'un État membre est soumis à la législation de cet État ;

- dans le cadre d'une affectation sur un navire battant pavillon d'un autre État membre : le travailleur reste soumis à la législation du premier État ;

- le travailleur occupé sur un navire battant pavillon d'un État membre, rémunéré par une entreprise ayant son siège dans un autre État membre est soumis à la législation de ce dernier État s'il a sa résidence dans celui-ci.

La question du droit du travail applicable aux gens de mers employés à bord d'un navire d'un État membre est en principe traitée par le règlement n°3577/92 du 7 décembre 1992 concernant l'application du principe de la libre-circulation des services au transport maritime à l'intérieur des États membres. Ce cabotage maritime s'applique aux armateurs communautaires exploitant des navires immatriculés dans un État membre et battant pavillon de cet État membre

L'article 3 du règlement dispose ainsi que pour les navires pratiquant le cabotage continental et les navires de croisière, toutes les questions relatives à l'équipage relèvent de la responsabilité de l'État dans lequel le navire est immatriculé, soit l'État du pavillon, Seuls les navires jaugeant moins de 650 tonnes brutes peuvent se voir appliquer les conditions de l'État d'accueil.

Le règlement prévoit néanmoins une exception visant le cabotage avec les îles. Toutes les questions relatives à l'équipage relèvent de la responsabilité de l'État dans lequel le navire effectue un service de transport maritime, soit l'État d'accueil. Néanmoins, pour les navires de transport de marchandises jaugeant plus de 650 tonnes brutes et pratiquant le cabotage insulaire, lorsque le voyage concerné suit ou précède un voyage à destination d'un autre État ou à partir d'un autre État, toutes les questions relatives à l'équipage relèvent de l'État du pavillon. La Cour de justice a précisé le 6 avril 2006 dans l'arrêt Agip Petroli SpA que le voyage qui suit ou précède pouvait être à vide, à condition que ces déplacements sans cargaison à bord ne soient pas entrepris de façon abusive afin de contourner le règlement.

La Commission a précisé dans sa communication de décembre 2003 relative à l'interprétation par la Commission du règlement (CEE) n° 3577/92 du Conseil concernant l'application du principe de la libre circulation des services aux transports maritimes à l'intérieur des États membres (cabotage maritime) la nature des questions relatives à l'équipage. Elle estime ainsi que les États d'accueil sont compétents pour déterminer la proportion requise de ressortissants de l'Union à bord des navires qui pratiquent le cabotage avec les îles. Un État membre peut ainsi exiger que l'équipage de ces navires soit entièrement composé de ressortissants de l'Union. Les États membres peuvent également exiger que les marins à bord aient une couverture sociale dans l'Union européenne. S'agissant des conditions de travail, ils peuvent imposer le respect du salaire minimum en vigueur dans le pays.

Il convient de relever par ailleurs que l'article premier de la directive n°96/71 relative au détachement des travailleurs précise que le dispositif mis en place n'est pas applicable au personnel navigant de la marine marchande .

Dans la lignée de l'arrêt Koelzch du 15 mars 2011, la Cour de justice de l'Union européenne a cependant, dans l'arrêt Voogsgerred/Navimer rendu le 15 décembre 2011, étendu aux marins le raisonnement concernant les routiers. Le cas visait un marin employé par un transporteur maritime luxembourgeois, Navimer , et exerçant son activité depuis le port d'Anvers. Le requérant, licencié ensuite par Navimer , demandait une indemnité en vertu du droit belge. Selon la Cour, la relation de travail doit être rattachée au port d'exploitation réelle et non au lieu administratif d'immatriculation. Ce faisant, elle rend neutre la question du pavillon, la loi de l'État de celui-ci n'étant plus, de fait, la seule à s'appliquer à bord. Le juge s'appuie, comme dans l'arrêt Koelzch , sur le règlement Rome I pour aboutir à de telles conclusions. Il relativise ainsi la législation européenne existante tant en matière de sécurité sociale, où les règlements n°883/2004 et 987/2009 consacrent le principe du rattachement à l'État du pavillon, qu'en matière de droit du travail.

Le temps de travail

En ce qui concerne le temps de travail, la directive n°2003/88 du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail exclut les gens de mer de son champ d'application. La directive n°2009/13 du 16 février 2009 mettant en oeuvre l'accord européen conclu par les Associations des armateurs de la Communauté européenne (ECSA) et la Fédération européenne des travailleurs des transports (ETF) concernant la Convention du travail maritime leur est par contre applicable.

Cet accord renvoie à la directive n°1999/63 concernant l'accord relatif à l'organisation du temps de travail des gens de mer, conclu par l'Association des armateurs de la Communauté européenne (ECSA) et la fédération des syndicats des transports dans l'Union européenne (FST). Celle-ci prévoit que :

- La durée maximale de travail ne doit pas excéder 14 heures par période de 24 heures et 72 heures sur une période de 7 jours ;

- Le temps de repos est, à l'inverse, supérieur ou égal à 10 heures par période de 24 heures et 77 heures par période de 7 jours.

Ces périodes correspondent de fait à celles contenues dans la directive n°2003/88.

Vers une application du droit commun pour les marins

La Commission européenne a présenté le 18 novembre 2013 une proposition de directive éliminant la majeure partie des dérogations au droit social de l'Union européenne appliquées aux gens de mer -345 455 personnes au sein de l'Union européenne - et aux pêcheurs - 157 561 personnes - (COM (2013) 798). Ces exclusions du champ d'application de cinq directives européennes étaient cependant laissées à l'appréciation des États membres. La France et sept de ses partenaires européens n'ont jamais exonéré les gens de mer de l'application des dispositions communautaires 6 ( * ) .

La Commission européenne estime aujourd'hui qu'une telle exonération est contraire à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Elle juge en outre que cette absence de garanties sociales peut dissuader les ressortissants des États membres d'embrasser la carrière de marin, le nombre de citoyens européens dans la profession étant en constante diminution. Elle relève enfin que la situation actuelle ne permet pas de garantir des conditions égales de concurrence sur le marché européen.

L'adoption de la Convention maritime internationale de l'Organisation internationale du travail de 2006 et sa transposition au sein du droit de l'Union induit parallèlement une mise à niveau nécessaire de la législation européenne dans ce domaine. La proposition de la Commission est assortie d'une période de transition de cinq ans.

Le projet de la Commission intègre ainsi gens de mer dans le champ d'application de la directive n°2008/94 du 22 octobre 2008 relative à la protection des salariés en cas d'insolvabilité des employeurs et dans celui de la directive n°2009/38 du 6 mai 2009 concernant l'institution d'un comité d'entreprise européen ou d'une procédure dans les entreprises de dimension communautaire et les groupes d'entreprises de dimension communautaire en vue d'informer et de consulter les travailleurs .

Le premier texte vise à permettre le versement des salaires en cas d'insolvabilité, les États membres étant tenus de mettre en place une institution destinée à garantir ces paiements. La directive définit une période de garantie minimale qui couvre la rémunération des trois derniers mois (dans une période de référence d'au moins six mois) ou de huit semaines (dans une période de référence d'au moins dix-huit mois). Les États membres sont également tenus d'adopter les mesures nécessaires pour protéger les droits à pension découlant de régimes complémentaires. Si un employeur insolvable exerçait des activités dans plusieurs États membres, les créances impayées du salarié doivent être réglées par l'institution située dans l'État membre où ce salarié travaillait. Cette directive modifie un dispositif mis en place en 1980 et déjà amendé en 2002.

La deuxième directive doit garantir le droit d'information et de consultation au sein d'entreprises ou de groupes d'entreprises de dimension européenne. Elle prévoit la mise en place d'un comité d'entreprise européen ou d'une procédure d'information et de consultation.

Les directives n°98/59 du 20 juillet 1998, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs et n°2001/23 du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprises, d'établissements ou de parties d'entreprises ou d'établissements sont, quant à elles, adaptées pour tenir compte à fois de la situation actuelle des gens de mer mais aussi de celle du secteur maritime . La Commission européenne estime en effet que le secteur se caractérise notamment par des ventes régulières de navires, l'adoption de règles sociales ne devant pas constituer un handicap concurrentiel pour un vendeur d'un navire établi au sein de l'Union européenne.

La modification apportée au texte sur les licenciements collectifs permet ainsi aux États membres de déroger aux dispositions relatives au délai de réflexion de trente jours lorsque le projet de licenciement collectif est effectué à la suite d'un transfert portant exclusivement sur un ou plusieurs navires ou lorsque l'employeur n'exploite qu'un seul navire. Si les États membres souhaitent avoir recours à cette dérogation, ils doivent consulter les partenaires sociaux lors de la transposition de cette disposition dans leur législation. En outre, l'alignement prévoit des mesures allégeant la procédure pour les sociétés n'exploitant qu'un seul navire. Il convient de souligner que dans le cas d'une vente portant exclusivement sur un ou plusieurs navires ou d'un employeur exploitant un seul navire, l'obligation d'information et de consultation prévue continue de s'appliquer.

La directive sur les transferts d'entreprises s'applique, quant à elle, pleinement aux navires de mer immatriculés dans un État membre et/ou battant pavillon d'un État membre, quel que soit le lieu où ils se trouvent. Toutefois, compte tenu des caractéristiques spécifiques du secteur maritime, les États membres peuvent, après consultation des partenaires sociaux, déroger aux dispositions du chapitre II de la directive qui vise les droits des travailleurs, dans le cas de transferts concernant exclusivement un ou plusieurs navires de mer ou dans le cas du transfert d'une entreprise ou d'un établissement n'exploitant qu'un seul navire de mer. Il est néanmoins prévu que s'appliquent les dispositions de la directive en matière d'information et de consultation.

Le projet de la Commission européenne vise en outre la directive n°2002/14 du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne - Déclaration conjointe du Parlement européen, du Conseil et de la Commission sur la représentation des travailleurs. La solution retenue a consisté à remplacer l'exclusion des gens de mer par une disposition autorisant les États membres à s'écarter des dispositions de la directive pour cette catégorie de travailleurs, dès lors qu'un niveau de protection équivalent à celui de la directive est garanti et que les salariés concernés en bénéficient effectivement. Cette solution tient compte de l'éloignement des gens de mer du siège de la société pour de très longues périodes.

Le projet de la Commission européenne ne vise pas la directive n°96/71 relative au détachement des travailleurs.

Ce texte qui va incontestablement dans le sens d'une harmonisation des conditions de travail sur les navires européens n'a, pour l'heure, pas été adopté par le Parlement européen. Le rapport de la députée européenne Licia Ronzulli (Italie - PPE) invitait la Commission européenne à revoir son projet, afin de tenir compte de l'impact de ces changements sur la compétitivité de la flotte européenne. Il a été rejeté par les membres de la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen.


* 6 Autriche, Bulgarie, Espagne, Pologne, République tchèque, Suède et Slovénie.

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