2. Le rôle ambigu de l'INRS
Dans l'affaire de l'amiante, l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) , association de type « loi de 1901 » créée en 1947, a indéniablement joué un rôle ambigu , dont sa composition paritaire (salariés et employeurs) est en partie à l'origine.
Tiraillé entre sa mission de recherche en matière de sécurité au travail et son souci du consensus, il apparaît que l'INRS n'a pas toujours adopté des positions aussi impartiales qu'il le dit , comme l'a d'ailleurs rappelé, au cours de son audition, M. Marcel Royez, secrétaire général de l'Association des accidentés de la vie (FNATH), pour qui l'INRS « est loin d'être indépendant. Il est géré paritairement et a été présidé pendant des décennies par les employeurs. Or un certain nombre de ses chercheurs qui ont eu l'outrecuidance non seulement de chercher, mais aussi de trouver et de vouloir publier ont été sanctionnés. Il faut absolument mettre la recherche et l'expertise en santé au travail à l'abri de telles influences ».
De fait, la manière dont l'amiante a été traité par l'INRS constitue manifestement un sujet d'embarras pour ses responsables, comme l'a montré l'audition de MM. Philippe Huré et Michel Héry, respectivement responsable du département risques chimiques et biologiques et chargé de mission à la direction scientifique de l'INRS. Qu'on en juge !
Ainsi M. Michel Héry affirma-t-il que « l'amiante, sauf exception, n'était nullement un sujet de polémiques ou de discussions au sein du conseil d'administration de l'INRS jusqu'en 1995. [...] Pour ma part, je ne considère pas que l'amiante constituait, jusqu'en 1995, le dossier sur lequel travaillait prioritairement l'INRS ». Une telle affirmation peut paraître surprenante, alors que c'est précisément le directeur général de l'INRS de l'époque, M. Dominique Moyen, qui est à l'origine de la création du comité permanent amiante en 1982.
M. Philippe Huré, n'hésitant pas à contredire son collègue, dut reconnaître que le conseil d'administration de l'INRS ne s'était pas désintéressé du sujet, précisant que « l'INRS a produit 334 documents entre 1950 et 2000 au sujet de l'amiante et sur les moyens de s'en protéger ». Il a alors fourni force exemples pour prouver le rôle actif de l'Institut en la matière. M. Dominique Moyen a d'ailleurs présenté le même argument au cours de son audition.
En fait, l'intérêt de l'INRS pour l'amiante a été inégal et s'est heureusement nettement accru avec le temps.
En effet, selon un document remis aux membres de la mission par MM. Philippe Huré et Michel Héry, l'Institut a été à l'origine, entre 1950 et 2004, de 362 publications et documents divers sur l'amiante et ses effets, notamment dans sa revue Travail et sécurité . On peut relever, par exemple, un article de 1954 sur la prévention technique de l'asbestose, un article de 1964 comportant des informations sur le mésothéliome, une note documentaire de 1967 conseillant d'utiliser des produits de substitution de l'amiante, conseils réitérés notamment en 1972, ou encore une autre note documentaire de 1975 proposant de fixer une valeur limite d'exposition.
Toutefois, au travers de ce seul paramètre, on notera que, sur ce total, 192 publications ont paru avant l'interdiction de l'utilisation de l'amiante en 1997, soit un peu plus de quatre publications par an en moyenne avant cette date, contre 170 publications entre 1997 et 2004, soit plus de 24 publications par an depuis l'interdiction ! Entre 1950 et 1977, date du premier texte réglementant l'emploi de cette fibre, l'INRS avait produit 35 publications, soit seulement un peu plus d'une publication par an pendant les années d'emploi massif de l'amiante.
La mission ne peut que se poser la question : les fonctionnaires des administrations compétentes, les employeurs et leurs collaborateurs, du moins dans les entreprises d'une certaine taille, les médecins du travail... ont-ils jamais pris connaissance de ces informations ? Ont-ils jamais lu les publications de l'INRS ?
De même, la mission ne peut que s'étonner que l'INRS, qui, à travers ces très nombreux documents élaborés au cours de plusieurs décennies, devait particulièrement bien connaître l'amiante et ses effets nocifs sur la santé des salariés, n'ait jamais officiellement décidé d'alerter les pouvoirs publics.
« L'INRS n'a pas un rôle d'alerte des pouvoirs publics, même s'il a eu l'occasion de les prévenir sur certains risques », expliqua M. Philippe Huré. Alors pourquoi pas sur l'amiante ?
Le docteur Ellen Imbernon a ainsi expliqué : « Je puis formellement vous assurer qu'aucun organisme n'était réellement chargé de l'évaluation des risques professionnels, si ce n'est l'Institut national de recherche et de sécurité. [...] L'INRS avait donc délégation, me semble-t-il, pour assurer la mission de l'évaluation des risques professionnels », même si « la mission d'évaluation des risques professionnels par l'INRS n'était pas formalisée ».
M. Henri Pézerat a dressé le même constat et regretté que l'INRS n'ait pas pris l'initiative d'alerter les pouvoirs publics : « Ses statuts auraient très probablement pu le lui permettre. Malheureusement, le paritarisme a conduit, dans de tels cas, à une inertie totale et à un blocage ».
Toutefois, l'INRS n'est pas toujours resté inerte ! Il a même joué un rôle déterminant, par la personne de son directeur général de l'époque, M. Dominique Moyen, dans la création du comité permanent amiante, ce lobby si efficace.
La mission considère que l'INRS n'a pas rempli toute la mission, même non écrite, qui aurait dû être la sienne dans cette affaire.
Il convient cependant de préciser que l'INRS n'est pas le seul acteur auquel ce type de reproches pourrait être adressé.
Tel est le cas également de la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), qui développe d'ailleurs la même argumentation que l'INRS pour se dédouaner. Au cours de son audition, M. Gilles Evrard, directeur des risques professionnels de la CNAMTS, a ainsi indiqué que, « s'agissant de l'amiante, la branche n'a absolument pas attendu l'interdiction de 1996-1997 pour formuler un certain nombre de recommandations. Plusieurs centaines de communications ont été effectuées au sujet de l'amiante. La branche avait assez largement évoqué tous les aspects du problème. Le fait est que cette information, qui paraissait abondante, n'a peut-être pas été suffisamment diffusée. Je considère que la branche ATMP a rempli son rôle en produisant de nombreux documents sur ce sujet ».
M. Albert Lebleu, vice-président de l'association des anciens salariés de Metaleurop Nord, « Choeurs de fondeurs », s'est également montré sévère avec les CRAM, plus qu'avec l'INRS lui-même : « J'estime que le rôle de conseil de la CRAM a été insuffisant. Les ingénieurs-conseils dans le Nord-Pas-de-Calais, pendant toute cette période, par rapport à beaucoup de collègues que j'ai rencontrés dans les formations de sécurité, notamment à la CRAMIF, en Île-de-France, n'ont pas été très dynamiques. [...] L'INRS a donc fait beaucoup de choses et un très bon travail, mais j'estime que les ingénieurs-conseils de la CRAM ne l'ont pas suffisamment fait redescendre dans notre région Nord-Pas-de-Calais ». Il a tout de même ajouté, s'agissant de l'INRS : « Quand [les responsables de l'INRS] voyaient des choses alarmantes, toute la hiérarchie disait : « Attendez, il faut qu'on soit plus sûr », si bien que le temps passait et que des gens se décourageaient. Tout est à cette mesure ».