3. Le silence de la médecine du travail et de l'inspection du travail
La passivité de la médecine du travail et de l'inspection du travail face au drame de l'amiante a souvent été soulignée au cours des auditions et des déplacements de la mission. Ainsi, M. François Martin, président de l'ALDEVA de Condé-sur-Noireau, a estimé qu'« il est regrettable que la médecine du travail n'ait pas fait son travail de prévention à Condé-sur-Noireau. L'inspection du travail n'a pas été plus active ».
a) La médecine du travail
Les victimes, leurs associations de défense, mais aussi les représentants des organisations syndicales, ont sévèrement mis en cause la responsabilité de la médecine du travail dans le drame de l'amiante.
Ainsi M. Didier Payen, pour la CGT, a-t-il déclaré que « les médecins d'entreprise de l'amiante ont fait preuve d'une incroyable incompétence notoire. Ils avaient le devoir de veiller à la non-altération de la santé ; à aucun moment ils ne l'ont fait ». Selon les représentants de l'ARDEVA rencontrés à Dunkerque, les salariés travaillant au contact de l'amiante n'étaient, à l'époque, absolument pas informés des dangers de ce matériau ; certains ignoraient même qu'ils travaillaient au contact de l'amiante, y compris dans des établissements publics comme le Port autonome. Certains médecins du travail expliquaient même que l'amiante était sans danger ou que le risque pris n'était pas plus grand que le fait de fumer.
Les représentants de la CGT rencontrés à Dunkerque ont indiqué que les ouvriers de l'amiante, au cours de leur carrière, n'avaient jamais été avertis de la nocivité de ce matériau ni par la médecine du travail, ni par l'inspection du travail. On conseillait même, après usage, aux ouvriers de la sidérurgie, de secouer leur protection ignifugée contenant de l'amiante, ce qui avait pour conséquence de disperser les fibres. Ce n'est qu'à partir du milieu des années 1990 que l'on a commencé à parler des risques sanitaires de l'amiante.
L'avis des médecins du travail rencontrés à l'occasion des déplacements de la mission est quelque peu différent. Ainsi, à Dunkerque, certains médecins du travail auraient observé des mésothéliomes dès 1966. Ils se sont alors intéressés à l'amiante-ciment ou à l'isolation, mais ont reconnu n'avoir jamais songé aux autres risques d'exposition, pour les dockers par exemple. Leur connaissance des pathologies liées à l'amiante a donc été progressive. Certains médecins du travail, confrontés à des cas de cancer du poumon dans la réparation navale, pour des opérations de carénage, au milieu des années 1980, n'avaient pas même émis l'hypothèse que l'amiante pouvait être la cause de la maladie. Mais, au milieu des années 1990, seul un pneumologue sur dix connaissait les risques de l'amiante.
En outre, selon ces médecins du travail, il était difficile, jusqu'au milieu des années 1980, de persuader les directions des entreprises et les CHSCT de prendre des précautions contre le risque amiante. Ainsi, à Usinor, à la fin des années 1970, la direction n'aurait pas pris en considération l'alerte donnée par le médecin du travail. En outre, le débat à l'époque portait sur la prime de risque : cela ne voulait pas dire qu'il n'y avait pas de débat sur l'existence d'un risque mais que celui-ci n'était pas abordé sous l'angle de la prévention mais sous celui de la réparation. De ce point de vue, on peut parler d'un échec de la prévention, voire d'un échec personnel pour les médecins du travail.
Il est vrai que le rôle de la médecine du travail a été ambivalent sur ce dossier. La mission rappellera à cet égard les « tribulations » de Mme Marianne Saux. Fonctionnaire à la direction des relations du travail, elle a été embauchée par la compagnie Saint-Gobain, en 1987, avant de revenir au ministère en 1991, où elle a dirigé la médecine du travail. Cette anecdote semble illustrer une certaine proximité, à l'époque, entre le ministère du travail et les industriels de l'amiante. Précisons que M. Claude Imauven, au cours de son audition, a affirmé que « Mme Saux n'a jamais travaillé sur l'amiante à Saint-Gobain ». Sur ce point, M. Jean-Denis Combrexelle, directeur des relations du travail, a noté, qu'« à l'époque, les questions de déontologie des fonctionnaires n'étaient pas aussi importantes qu'actuellement. Une telle situation serait désormais inenvisageable ».
Au cours de son audition, le docteur Ellen Imbernon a estimé que « les médecins du travail n'ont pas suffisamment alerté les autorités sur ce problème », ajoutant cependant que « ceux qui se sont risqués à le faire ont rencontré de graves difficultés » et relatant à l'appui de son affirmation son cas personnel : « La mise sur la place publique de certaines questions qui concernent la santé publique en relation avec le travail, dont l'exposition à l'amiante, a profondément déplu à une entreprise à laquelle j'ai appartenu », EDF, qui, à l'époque, était une entreprise publique.
Cette anecdote pose la question du statut du médecin du travail , qui est un salarié de l'entreprise dans laquelle il exerce. Il n'est donc pas indépendant par rapport à son employeur.
M. François Martin a lui aussi illustré ce problème, dans le cas de Condé-sur-Noireau : « Le médecin du travail de l'usine aurait dû informer l'employeur des dangers de l'amiante, dangers qu'il connaissait parfaitement puisqu'il avait participé à des réunions et congrès sur la question. Mais ce médecin était en poste sur le site et salarié par l'entreprise. Dans ces conditions, il lui a sans doute paru difficile d'aller à l'encontre de celui qui était aussi son employeur ».
Il a ajouté : « La médecine du travail a une responsabilité indéniable. Elle a l'obligation d'informer impérativement l'employeur et les salariés dès lors que ces derniers courent un danger. [...] La médecine du travail aurait dû intervenir au plus haut niveau en liaison avec les services de prévention de la direction départementale du travail et les CRAM » et a indiqué que « le médecin du travail de Condé-sur-Noireau a participé au comité permanent amiante ».
M. Jacques Barrot a d'ailleurs estimé qu'il n'était pas possible de « lier les problèmes passés de la prévention des risques liés à l'amiante en France à un manque d'indépendance des médecins du travail qui les aurait empêché de jouer convenablement leur rôle d'alerte. Même en l'état du statut antérieur de la médecine du travail, un médecin du travail attaché à ses missions, compétent et volontaire était en mesure de mener une action déterminée et efficace si lui-même avait conscience d'un risque important ».
M. Marcel Royez a noté que « peu de médecins du travail [...] se préoccupent des conditions dans lesquelles travaillent réellement les salariés. Les médecins du travail sont présents sur le respect de la réglementation mais sont absents sur les conditions d'hygiène et de sécurité. [...] Il existe donc un ensemble de dysfonctionnements qui tiennent à un manque de moyens, mais aussi d'une approche culturelle de la santé au travail dans l'entreprise ».
En outre, les médecins du travail sont souvent isolés et pâtissent de ne pas avoir d'interlocuteur public.
Ainsi, le docteur Ellen Imbernon a estimé que « rien n'est organisé dans le champ de la médecine du travail en faveur de la santé publique. Comme vous le savez, il existe un corps d'inspecteurs de la médecine du travail qui est constitué d'environ cinquante médecins. Ils disposent de réels pouvoirs régaliens et accordent aux services médicaux du travail des agréments. Ils sont cependant tous des contractuels. Ils ne sont pas des fonctionnaires et sont moins bien payés lorsqu'ils sont des contractuels du ministère ou des directions régionales du travail. Jusqu'à maintenant, aucun effort significatif n'a donc été accompli en ce domaine ».
Pour le docteur Gilles Brucker, « la situation de la médecine du travail en France, déconnectée de la santé publique et du ministère de la santé car placée sous la tutelle des ministères du travail et de l'environnement, soulève un certain nombre d'interrogations ». Il a estimé que « nous n'avions pas encore les moyens de mettre en place des réseaux de médecins du travail : en effet, les médecins du travail sont isolés et enfermés dans une logique d'aptitude à l'emploi, qui diffère d'une vraie logique de santé. Le développement d'un réseau de médecins du travail est donc un objectif prioritaire. Dans ce cadre, il convient de réfléchir à la définition d'une organisation cohérente avec les branches ou secteurs d'activités ».