c) Le principe shumpeterien de destruction créatrice
L'économiste Joseph Schumpeter, en centrant ses travaux sur la notion de déséquilibre créateur, a considérablement enrichi l'analyse économique traditionnelle consacrée aux structures de marché et à la formation des prix dans une économie de circuit. Ce faisant, il a apporté un éclairage très novateur à l'étude du commerce international.
Le déséquilibre créateur identifié par Schumpeter est l'innovation : c'est l'innovation qui vient rompre l'économie de circuit, dans laquelle le profit tend à s'annuler . En effet, en théorie, le profit attire d'autres entrepreneurs, ce qui entraîne une augmentation de l'offre accompagnée, en application du principe de la concurrence, d'une baisse des prix les rapprochant tendanciellement des coûts de revient et amenuisant donc le profit jusqu'à le faire disparaître. Si dans aucune économie de marché ce phénomène ne se poursuit jusqu'à son terme, c'est grâce à l'innovation. Pour Schumpeter, celle-ci peut prendre cinq formes : la fabrication de biens nouveaux, l'application de nouvelles méthodes de production, l'ouverture de nouveaux débouchés, l'utilisation de nouvelles matières premières et la mise en oeuvre d'une nouvelle organisation du travail.
Ces innovations, survenant en « grappes », c'est-à-dire à termes irréguliers et de manière en général groupée, sont à l'origine du processus de croissance mais portent également en elles les conditions de la dépression : selon Schumpeter, « la seule cause de la dépression, c'est l'essor » . En effet, en créant de nouveaux produits, techniques et marchés, l'innovation détruit les produits, techniques et marchés en place en les rendant obsolètes . Le mouvement est alors continu : les anticipations de profits élevés dans les branches novatrices y stimulent les investissements, mais l'accroissement de la production dans ces branches entraîne bientôt une baisse du profit et l'épuisement de la croissance, qui ne reprend qu'avec la grappe suivante d'innovations.
Cette théorie économique présente une double vertu : explicative et optimiste . Elle justifie en effet les restructurations de l'économie par la rupture introduite par l'innovation ; elle présente en outre ces ruptures comme salutaires puisque, sans elle, la croissance s'essoufflerait . Les crises économiques se trouvent ainsi réhabilitées parce qu'elles sont nécessaires : c'est en elles que l'essor prend racine. La destruction est créatrice .
C'est ce qu'a démontré dans le milieu des années soixante, en appliquant ce principe aux échanges économiques internationaux, l'économiste américain Raymond Vernon. Sa théorie du « cycle productif » explique ainsi, pour les produits dits « matures » ou encore « banalisés » (production de masse, coûts de production bas, faible valeur ajoutée), le transfert du processus de production des pays industriels, créateurs d'innovations, vers les pays à bas salaires .
A la lecture de la théorie schumpeterienne et de ses développements dans le cadre mondial, les délocalisations, manifestations de crises sectorielles et symptômes de l'abandon de segments de production devenus obsolètes, apparaissent ainsi au plan économique comme un phénomène naturel et intrinsèque à toute économie dynamique .
Leur impact sur l'emploi n'est toutefois pas nécessairement négatif. Comme le fait observer M. Pierre-Noël Giraud, la destruction inévitable d'emplois exposés provoquée par l'accroissement des échanges, même équilibrés, entre pays riches et pays à bas salaires, n'implique pas mécaniquement une hausse du chômage : « En dynamique, tout dépend des rythmes relatifs de destruction d'emplois exposés et de création d'emplois compétitifs » (27 ( * )). Cette vision dynamique de destruction/création d'emplois permet de considérer différemment les délocalisations, en les ramenant à un maillon d'un processus de long terme dont l'issue n'est pas écrite d'avance.
* (27) Voir Délocalisations, emploi et inégalités - in S. Cordellier et B. Didiot, Dr. : « L'Etat du monde. Annuaire économique et géopolitique mondial » - Editions La Découverte - 1995.