b) La théorie ricardienne des échanges et ses prolongements
Comment la théorie économique envisage-t-elle la répartition géographique des activités et justifie-t-elle l'intérêt de l'échange commercial ? Les raisonnements des économistes libéraux du XIX ème siècle sont fondés sur l'hypothèse que la localisation des industries entre les nations dépend de leurs dotations en facteurs de production et donc du coût de ces derniers .
Ainsi, un pays se spécialise dans les productions pour lesquelles il bénéficie d'un avantage en termes de coût : avantage absolu , aux yeux d'Adam Smith qui estimait, à la fin du XVIII ème siècle, qu'un pays pouvait participer à l'échange mondial s'il produisait un bien moins cher que tous les autres pays ; avantage comparatif , selon David Ricardo, qui affina l'analyse quelques décennies plus tard en soulignant que deux pays ont intérêt à échanger en se spécialisant dans la production d'un bien pour lequel leur avantage comparatif en termes de coût est le plus marqué (25 ( * )). Ainsi, la répartition des industries entre les nations dépendrait de leurs dotations en ressources naturelles nécessaires à la production : l'existence de mines, par exemple, ou la capacité de production agricole.
L'apport théorique de Eli Hecksher et Bertil Ohlin au début du XX ème siècle, enrichi peu après par Paul Samuelson (modèle « HOS »), a permis d'identifier les différences de dotations en facteurs de production comme sources des avantages comparatifs : un pays a intérêt à se spécialiser dans la production du bien qui utilise intensément le facteur dont il est relativement plus doté que son partenaire commercial . En effet, la localisation des entreprises n'était plus, à cette époque, aussi étroitement liée qu'au siècle précédent à la proximité des matières premières. Selon le modèle HOS, le commerce international ne s'organise plus essentiellement selon le principe de complémentarité imaginé originellement par Ricardo (les pays riches en mines de charbon et de fer, par exemple, produisant de l'acier), mais en fonction de la concurrence qui s'exerce en matière de coûts du travail et du capital pour toute production librement localisable . Ainsi, la spécialisation des pays à bas salaires, c'est-à-dire bénéficiant d'une abondance du facteur travail relativement aux pays industrialisés, se fera mécaniquement dans la production de produits banalisés, laquelle mobilise essentiellement une main d'oeuvre peu qualifiée et/ou des investissements légers, contrairement à la production de biens hautement intensifs en capital, ou de produits innovants obtenus grâce à une technologie nécessitant du travail qualifié.
Le consommateur, dont l'intérêt est d'acheter au plus bas prix un produit à qualité donnée, est en dernière analyse le moteur de la concurrence. En écartant délibérément un certain nombre de facteurs pour simplifier le raisonnement, on peut affirmer que de son comportement dépend ainsi en partie le rythme de l'activité économique et, de ce fait, le niveau d'emploi. Toutefois, dans un cadre d'échanges mondialisé, cet impact n'est pas direct. Comme le relevait M. Claude Vimont (26 ( * )), l'avantage que le consommateur retire en termes de pouvoir d'achat pour avoir acquis un bien à moindre coût peut aussi bien être utilisé à acquérir des biens et services étrangers supplémentaires qu'à acquérir de nouveaux biens ou services nationaux.
L'augmentation des importations de biens à faible coût fait, en application du principe de la concurrence, disparaître les entreprises locales (ou les incite à délocaliser leur outil industriel pour, elles-mêmes, importer leur production sur la marché domestique) et, en conséquence, diminuer le nombre des emplois locaux à faible qualification. Pour parvenir à un équilibre commercial, il convient de compenser ce surplus d'importations par un accroissement des exportations de produits à haute valeur ajoutée, obtenus grâce à la qualification élevée de la main d'oeuvre nationale. La perte d'emplois peu qualifiés est donc contrebalancée, afin d'équilibrer la balance courante, par la création d'emplois très productifs et mieux rémunérés. Cependant, et c'est là que le bât blesse, ces emplois sont structurellement moins nombreux : ainsi, affirme M. Claude Vimont, dans les conditions actuelles d'exercice de la loi de Ricardo, la spécialisation par avantage comparatif se traduit inéluctablement par une baisse du niveau de l'emploi lié au commerce extérieur dans les pays les plus industrialisés.
L'analyse présentée lors de son audition devant le groupe de travail par M. Pierre-Noël Giraud, directeur du Centre de recherche en économie industrielle (CERNA) de l'Ecole nationale supérieure des mines de Paris, se situe dans le prolongement de ce raisonnement : la destruction inéluctable de l'emploi dans les secteurs exposés à la concurrence internationale et caractérisés par des désavantages comparatifs a pour conséquence d'accroître le nombre de chômeurs, sauf à parvenir à créer suffisamment de nouveaux emplois à haute valeur ajoutée dans les secteurs compétitifs, qui exportent en raison de leur avantage comparatif favorable, ou à augmenter le nombre des emplois dans les secteurs abrités de la concurrence internationale, en soutenant la demande domestique de biens et services protégés de celle-ci.
* (25) La théorie ricardienne de l'avantage comparatif permet ainsi d'expliquer pourquoi un pays ayant des coûts de production plus bas qu'un autre sur deux types de produits a tout de même intérêt à se spécialiser sur l'un pour l'exporter et abandonner la production de l'autre pour l'importer : la richesse globale de chaque partenaire est en effet plus élevée dans cette hypothèse que s'ils continuaient tous deux à produire en autarcie chacun les deux biens, ou que le premier « écrasait » le second en poussant jusqu'à son terme le jeu de la concurrence sur les deux produits.
* (26) In Le commerce extérieur français, créateur ou destructeur d'emplois ? - Economica - 1993.