2. L'accès aux marchés
Au-delà des considérations de coûts, un second facteur intervient de façon substantielle pour décider d'une délocalisation : l' accès aux marchés . Si cette préoccupation résulte, en dernière analyse, d'une logique concurrentielle , on peut néanmoins distinguer à cet égard la politique offensive , exprimant un choix délibéré , de la politique défensive , déterminée par un certain nombre de contraintes .
a) La politique offensive
Une dynamique offensive est à l'oeuvre dans un grand nombre de délocalisations : il s'agit pour l'essentiel de s'ouvrir de nouveaux marchés porteurs en accédant à une clientèle étrangère, qui reste à conquérir . La plupart du temps, cela a été relevé précédemment, cette politique ne s'accompagne pas de la fermeture de sites historiques de production dans le pays d'origine : il ne s'agit donc pas à proprement parler de délocalisations, sauf à considérer que les investissements envisagés auraient pu être effectués localement pour développer une production essentiellement destinée aux exportations. Mais, outre le fait que la plupart des pays émergents peuvent, dans le respect des règles de l'OMC, instaurer des droits de douane prohibitifs ou édicter des législations en matière de normes qui limitent la pénétration commerciale, chacun sait que, d'une manière générale, la qualité des relations avec les clients impose autant que possible une réelle proximité . Ces deux raisons cumulées expliquent pour beaucoup l'attrait actuel de pays comme la Chine et l'Inde, dont les marchés intérieurs ouvrent des perspectives de croissance auxquelles nul industriel ne saurait être indifférent.
C'est dans cette optique que se place, par exemple, un patron comme M. Edouard Michelin, qui déclarait récemment (71 ( * )) que les opportunités de croissance de son groupe étaient partout identiques, entre marchés matures et marchés émergents : « Notre objectif n'est donc pas de délocaliser, mais "de muscler l'Ouest et de faire grandir l'Est" » . C'est également l'explication qu'en a donnée à votre groupe de travail, lors de son audition, M. Martin Folz, PDG de Peugeot SA, qui a souligné que les nouveaux investissements du groupe en Europe centrale résultaient de considérations logistiques, et qu'ils ne s'opposaient pas au maintien d'un haut niveau d'activité en Europe occidentale. Il a ainsi pris pour exemple la politique de recrutement en France de PSA (depuis cinq ans, 43.000 recrutements de salariés en contrats à durée indéterminée, dont 11.000 créations nettes d'emplois) et d'investissements (2 milliards d'euros depuis 2000, notamment à Mulhouse et Valenciennes), combinée à son développement récent en République tchèque (création en 2002, avec Toyota , d'une plate-forme commune à Kolin, d'une capacité de 300.000 véhicules, qui fonctionnera à partir de 2005) et en Slovaquie (construction à Trnava, depuis 2003, d'une usine de montage dont le début de production est programmé en 2006), pour alimenter le marché des PECO en petits véhicules d'entrée de gamme à un prix avoisinant les 8.000 euros.
On relèvera toutefois que cette logique peut aussi conduire à la fermeture de sites de production locaux ou à la réduction de leur activité , lorsque tout ou partie de celle-ci était précisément destinée à l'exportation. Tel a par exemple été le cas de l'entreprise francilienne Sediver , qui produisait jusqu'en février dernier des isolateurs électriques, en partie pour le marché chinois. La construction en 2003 d'une unité de production en Chine a naturellement conduit à l'arrêt de l'exportation annuelle de 600 appareils vers ce pays. On observera que cette décision menace l'activité du transporteur sous-traitant, le groupe Reviron , lui-même contraint de trouver rapidement un autre client capable de compenser la perte de 25 % de chiffre d'affaires induite par cette délocalisation.
Il arrive par ailleurs que l'investissement direct à l'étranger ait pour objet de faciliter non pas la relation avec le client, mais avec les fournisseurs , de même que l' accès aux matières premières ou à l'énergie . Ainsi, par exemple, M. Guy Dollé a indiqué au groupe de travail lors que la localisation des usines sidérurgiques du groupe Arcelor devait autant au déplacement des zones de profit qu'à l' enchérissement du coût de transport des matières premières (minerai et ferraille), qui condamnait à terme les installations placées au coeur de l'Europe continentale. On pourra citer également, à titre anecdotique puisqu'il s'agit, ce n'est pas encore courant, d'un investissement chinois en France, la création actuellement en cours dans le Lot d'une unité de recyclage de 40.000 tonnes de plastiques industriels et agricoles dont la totalité de la production sera exportée vers la Chine, qui souffre structurellement d'une pénurie de matière plastique (72 ( * )).
La politique offensive s'exprime enfin dans le cadre de la rationalisation des processus de production des entreprises déjà mondialisées : les mouvements, dans ces circonstances, sont extrêmement divers et les sens des flux sont indifféremment Nord/Sud, Nord/Nord, Sud/Nord, voire Sud/Sud, selon les objectifs poursuivis . Ainsi, à quelques semaines d'intervalle, le groupe français Gemplus , numéro un mondial de la carte à puce, a-t-il annoncé :
- début avril, le prochain arrêt de la production en France de cartes téléphoniques (au nombre de 5 millions par mois fin 2003) et sa délocalisation vers les sites polonais et mexicain de l'entreprise : ce mouvement est la délocalisation Nord/Sud classique d'un produit arrivé à maturité , laquelle n'est pas envisagée pour la production de cartes bancaires et de cartes GSM, plus sophistiquées et personnalisées ;
- mi-mai, la fermeture du site allemand de Herne, dont l'ensemble des activités PVC sera transféré vers celui d'Havant, en Grande-Bretagne, à l'exception des « activités locales » comme la personnalisation des cartes de santé et des cartes bancaires pour le marché d'Outre-Rhin, quant à elle désormais réalisée sur le site allemand de Filderstadt : ces deux types de délocalisation Nord/Nord s'inscrivent dans un plan de restructuration classique pour lequel se combinent des considérations de coûts , de synergies industrielles et de proximité du marché .
Aux côtés de ces deux exemples traditionnels, qui structurent actuellement l'immense majorité des délocalisations , commencent à apparaître des mouvements nouveaux, probablement appelés à s'accroître dans l'avenir. Il en est ainsi des mouvements Sud/Nord se justifiant par une montée en gamme ou la recherche de valeur ajoutée . Le groupe indien de télécommunications Bharti Tele-Ventures a ainsi confié à IBM, fin mars 2004, un très important contrat de sous-traitance informatique, d'un montant de plus de 250 millions de dollars et portant sur cinq ans, qui conduira à la délocalisation d'Inde vers les Etats-Unis de tous les services de l'entreprise indienne liés à la relation client et au stockage de données. Quant aux délocalisations Sud/Sud , elle sont déjà nombreuses dans certains secteurs comme le textile ou la chaussure , les pays producteurs du pourtour de la Méditerranée (Maghreb, Turquie, Roumanie), tout comme l'Inde ou le Pakistan, craignant à cet égard que la concurrence chinoise s'aggrave en 2005 avec la fin des accords multifibres, et donc que ce mouvement s'accélère.
* (71) Interview à La Tribune - 17 mai 2004.
* (72) Cette délocalisation est rendue nécessaire par l'édiction de normes environnementales plus protectrices par l'Union européenne, interdisant le transport des déchets plastiques à l'état brut. Leur transformation en granulés sur le lieu même de leur collecte est donc indispensable pour que la matière plastique puisse être exportée du territoire européen vers la Chine.