B. UNE ROUTE ENCORE LONGUE À PARCOURIR
1. La dynamique du développement n'est pas encore enclenchée
Malgré la croissance soutenue enregistrée ces dernières années, l'économie russe n'a pas encore acquis une dynamique propre combinant production et consommation domestiques.
Sa principale source de richesses demeure, en effet, l'exploitation des matières premières énergétiques (pétrole et gaz) qui représente 15 % du PIB et plus de la moitié des recettes d'exportations. Les trois-quarts des exportations concernent des matières premières (combustibles, minerais et métaux).
L'exploitation de la rente énergétique place l'Etat dans une situation de dépendance, dans la mesure où les recettes fiscales tirées de la vente de ces ressources alimentent en grande partie le budget fédéral.
Une telle dépendance fragilise à la fois l'Etat et l'économie russe, qui sont à la merci d'une diminution des cours des matières premières.
Drainant l'essentiel des investissements (75 %), le secteur énergétique tend à brider le développement des autres secteurs d'activité (« syndrome hollandais »). Les industries les plus développées sont la production électrique, l'industrie des combustibles, la sidérurgie, les constructions mécaniques, la chimie et l'agroalimentaire. L'économie domestique n'est, de ce fait, pas en mesure de répondre à la demande intérieure , en particulier en matière de biens de consommation courante, ce qui favorise les importations.
Il convient d'ajouter que l'appréciation du rouble liée à l'entrée massive des devises tirées de l'exportation de pétrole dégrade la compétitivité des produits fabriqués en Russie et encourage aussi les importations.
Pour parvenir à un développement autonome, une diversification du tissu industriel est nécessaire , ce qui implique une croissance de la formation brute de capital fixe.
Celle-ci est encore insuffisante, puisqu'elle ne représente que 15 % du PIB, alors que les besoins de modernisation des équipements et d'acquisition de matériels sont considérables.
Or, la progression de l'investissement bute sur la faiblesse des financements disponibles , compte tenu de l'absence de système financier adapté à une économie de marché. L'autofinancement, qui représente la principale source de financement des investissements ne permet de satisfaire qu'une infime partie des besoins de modernisation de l'économie russe.
Cette situation a été aggravée par la fuite illégale des capitaux russes qui, comme M. Pierre Cochard, sous-directeur de l'Europe continentale au ministère des Affaires étrangères, l'a rappelé lors de son audition au Sénat, a concerné jusqu'à 20 milliards de dollars par an à la fin des années 1990. Cependant, il convient de noter que la tendance s'est infléchie, puisqu'en 2002, 11 milliards de dollars ont été exportés illégalement.
2. Des freins endogènes demeurent
Par ailleurs, l'économie russe pâtit de l'existence d'obstacles endogènes au développement, qui sont l'héritage de l'époque soviétique et de la période de désorganisation qui a suivi l'effondrement de ce régime.
L'interférence entre les sphères économique et politique
L'interférence entre les affaires et le monde politique reste une donnée fondamentale du paysage économique russe. La transition économique et politique des années 1990 ne s'est, de ce point de vue, pas traduite par de grands changements par rapport à la période antérieure.
Lors des privatisations menées sous l'ère Eltsine, les oligarques, groupe d'apparatchiks proches du président, ont mis la main sur le secteur des ressources naturelles, de sorte que l'interpénétration des affaires et du pouvoir est au fondement de l'actuel régime politique en Russie.
Aujourd'hui, alors que le président s'appuie plutôt sur le parti des forces de sécurité (les « silovikis »), c'est la Douma qui est investi par le secteur économique. Tous les grands groupes industriels et financiers font en sorte d'avoir des représentants à la chambre basse , quelle que soit la couleur de la liste électorale sur laquelle ils figurent. Même le parti communiste a des élus issus des milieux d'affaires. Il s'agit, pour les entreprises, d'influencer l'élaboration de la loi et de se garantir les protections nécessaires, au grand dam, évidemment, de la politisation des débats et de la vitalité de la démocratie.
Cette confusion se retrouve au niveau des régions, dont les gouverneurs sont souvent passés d'une réussite économique à des responsabilités politiques.
Dans ce contexte, on peut se demander si l'ambition de M. Vladimir Poutine de contenir les oligarques, illustrée notamment par l'arrestation récente du président de Youkos (la plus grande fortune de Russie) qui avait laissé entendre qu'il pourrait s'engager en politique, témoigne d'une véritable volonté de remise en ordre ou dissimule, au contraire, d'autres intérêts.
L'inadaptation culturelle de la société aux exigences de l'économie de marché
Elle transparaît, tout d'abord, dans le comportement au travail. Certes, le manque de zèle généralement constaté est sans doute lié à la faiblesse des salaires officiels, les Russes justifiant leur absence d'implication par une formule très couramment citée : « Ils font semblant de nous payer, alors nous faisons semblant de travailler ».
Dans ce contexte, la faiblesse de la productivité en Russie n'a rien d'étonnant. Sa stagnation contraste avec l'augmentation sensible des salaires réels depuis deux ans. Il en résulte une augmentation des coûts unitaires de production qui dégrade la rentabilité des entreprises. Cependant, compte tenu du niveau peu élevé des salaires, ce n'est pas la limitation de leur progression qu'il faut rechercher, mais bien plutôt l'augmentation de la productivité.
L'attitude généralement constatée face au travail se traduit par une lourdeur et une lenteur des procédures administratives . Toute démarche requiert ainsi patience et ténacité, sans que le résultat soit jamais garanti. La délégation a pu le constater s'agissant des procédures d'enregistrement aux aéroports au cours de son déplacement.
Votre rapporteur a également été saisi par un collectif d'enseignants du lycée français de Moscou des difficultés qu'ils rencontrent dans leur vie quotidienne en Russie , en raison de la complexité, pour ne pas dire de l'opacité, des procédure administratives . Parmi les nombreux faits relatés figurent, par exemple, l'obligation d'assurer une deuxième fois en Russie un véhicule déjà assuré en France, l'obligation d'obtenir un permis avant d'engager toute rénovation d'un logement « ne serait-ce que pour élargir une porte » ou encore le refus des autorités russes de délivrer un visa aux enfants franco-russes nés en Russie, parce qu'elles refusent de les considérer comme français.
La pesanteur administrative, aggravée le plus souvent par les changements d'interprétation des règles et donc par une grande insécurité juridique, s'avère aussi décourageante pour les entreprises , d'autant que les exigences administratives sont souvent un non-sens sur le plan économique . Ainsi, le président de la commission des Affaires économiques du Conseil de la Fédération a expliqué aux membres de la délégation que le service des pompiers interdisait aux entreprises, notamment du secteur de la joaillerie, de placer, pour se prémunir des risques de cambriolage ou d'intrusion et respecter aussi les exigences des compagnies d'assurance, des grilles aux fenêtres des bâtiments au motif qu'il convient de garantir l'évacuation en cas d'incendie. L'application stricte de ces deux corps de règles contradictoires (celles des assureurs et celles des pompiers) oblige, en conséquence, les entreprises à rémunérer des agents du ministère de l'Intérieur pour en assurer la sécurité.
En outre, au-delà du problème de l'efficacité au travail, l'économie russe est pénalisée par d'importants gaspillages , en raison des habitudes prises à l'époque soviétique, quand la fourniture de nombreux biens de consommation (électricité, chauffage, téléphone, eau...) était gratuite.
L'omniprésence de la corruption
Le manque d'efficacité et la lourdeur des procédures sont aussi, bien souvent, un moyen déguisé de réclamer « pots-de-vin » et « bakchichs ». La corruption est ainsi très répandue dans l'administration, où elle permet aux fonctionnaires de compléter des rémunérations dérisoires. Cependant, elle ne se limite pas à cette sphère, mais irrigue l'ensemble de la société russe, minant le développement de l'économie.
3. D'importantes réformes structurelles restent à accomplir
Le processus de réforme n'est pas achevé. Des chantiers essentiels doivent encore être menés à bien.
C'est, bien sûr, le cas dans le secteur des monopoles naturels . Ainsi, malgré la définition d'orientations générales en décembre 2002, aucune avancée n'a été enregistrée dans le secteur gazier, la libéralisation de Gazprom ayant été repoussée sine die à l'automne 2003. En outre, si des réformes ont bien été adoptées en 2002 s'agissant du transport ferroviaire et de la production d'électricité (ouverture à la concurrence), elles doivent encore être mises en oeuvre, ce qui pourrait prendre du temps.
Par ailleurs, le fonctionnement de l'administration doit faire l'objet d'une réforme en profondeur , si on veut éviter qu'elle continue à être un facteur d'asphyxie de l'économie. Si les privatisations ont permis l'apparition d'activités économiques distinctes de l'Etat, une réforme de celui-ci en apparaît, à ce stade, un complément indispensable.
Il importe, dans cette optique, de clarifier les compétences des différentes administrations (ministères, cabinet du Gouvernement, administration présidentielle...), dont l'imbrication est une source de confusion et d'insécurité juridique pour les citoyens.
Il serait également nécessaire de freiner la progression du nombre de fonctionnaires , qui est passé de 997.000 en 1994 à 1,2 million en 2001, sous l'effet de la croissance des administrations régionales et locales. Les moyens ainsi libérés pourraient permettre de mieux rémunérer les agents en poste et donc de diminuer la corruption.
Enfin, incitation et répression devraient être combinées pour favoriser un changement d'état d'esprit au sein de l'administration . Cela passe par la diffusion d'une culture du mérite et du résultat, mais aussi par l'émergence d'une justice indépendante qui soit à même de sanctionner les abus de pouvoir.
Une autre réforme s'impose s'agissant du système bancaire et financier.
Le secteur bancaire russe reste d'une taille très étroite , la capitalisation bancaire ne représentant que 7 % du PIB. Il est également très morcelé (1.330 banques), même si une banque publique, la Sberbank, concentre près du tiers des actifs. L'absence d'instruments pour stimuler l'épargne et offrir des financements aux petites et moyennes entreprises pose problème. Certes, une amélioration de l'intermédiation est perceptible depuis 2001. Ainsi, les crédits à l'économie ont progressé de 50 % en termes réels entre juillet 2001 et mars 2002.
Si la faiblesse des dépôts est souvent mise en cause, le problème réside également dans la réticence des banques à consentir des prêts , en raison de l'insuffisante transparence des entreprises et des lacunes dans la protection des intérêts des créanciers, notamment en cas de faillite. Ainsi, les banques se montrent peu enclines à accorder des prêts à d'autres secteurs que celui des matières premières.
Le développement du secteur bancaire passe donc par l'instauration d'un climat de confiance , qui requiert l'élaboration de règles prudentielles , l'instauration d'un système de garantie des dépôts , la diversification des portefeuilles, ainsi que la mise en place d'une surveillance des banques . Pour l'heure, seule une loi renforçant les pouvoirs de la banque centrale a été adoptée en 2001.
Pour favoriser les investissements de long terme, il serait également pertinent de mettre en place un fonds public qui, à l'instar de la Caisse des dépôts et consignations, financerait les investissements publics en infrastructures qui sont le complément indispensable des investissements privés.