C. UN RAPPORT AMBIVALENT À L'OUVERTURE INTERNATIONALE
Tout en affichant une volonté d'ouverture aux échanges internationaux et d'intégration aux marchés mondiaux, les acteurs économiques et les pouvoirs publics russes adoptent une attitude ambivalente face à l'extérieur dès que des intérêts nationaux sont menacés.
1. Une certaine méfiance à l'égard de la présence étrangère
L'insuffisance des capacités de financement sur le marché domestique devrait naturellement conduire la Russie à rechercher les capitaux étrangers. Pourtant, une certaine défiance se manifeste en pratique à leur égard, notamment en ce qui concerne les investissements directs.
Certes, les investissements internationaux ont sensiblement progressé ces dernières années. Selon M. Yvan Materov, vice-ministre du développement économique, leur croissance a atteint 12 % au premier semestre de l'année 2003.
La part des investissements directs dans l'investissement total en Russie reste cependant limitée. Le montant total des investissements directs étrangers réalisé en 2003 serait proche de six milliards de dollars.
Le gouvernement russe a, très tôt, manifesté le souhait de contrôler les prises de participations étrangères sur le territoire national , en contraignant les opérateurs intéressés à s'associer à des entreprises russes. Cette démarche s'est illustrée, dans le domaine de l'exploitation des matières premières, par l'imposition d' accords de partage de la production (PSA), avec des groupes locaux. Or, ces instruments ont, le plus souvent, été une source de difficultés pour les investisseurs étrangers.
C'est, en tout cas, l'expérience qu'en a le groupe Total, qui a conclu en 1995 un accord de ce type pour l'exploitation du champ de pétrole de Kharyaga, situé sur le territoire autonome des Nenets. Détenant 50 % des parts, Total s'est associé à deux sociétés russes, possédant respectivement 40 % et 10 % du capital. L'accord passé définit la part de la production qui revient à Total, au territoire autonome et à la Fédération de Russie. Cette coopération fait pourtant aujourd'hui l'objet d'un différend. En raison du refus du gouverneur des Nenets d'approuver le programme de travaux et le budget soumis par Total pour les années 2001 et 2002, l'administration fiscale fédérale réclame au groupe pétrolier le paiement d'un arriéré ne tenant pas compte des investissements qu'il a dû consentir depuis deux ans pour la poursuite de l'activité.
On comprend, dès lors, que les mésententes qui apparaissent dans le cadre de ces partenariats rendent réticents les investisseurs occidentaux .
Ainsi, le représentant d'une entreprise française implantée en Russie, rencontré par les membres de la délégation au cours du déplacement, a estimé que « les entreprises étrangères qui réussissent en Russie sont celles qui sont restées indépendantes ».
Le succès n'est pourtant jamais garanti. Même indépendants, les opérateurs étrangers sont confrontés à des difficultés. C'est notamment le cas lorsqu'il s'agit d'accéder aux moyens de production. Par exemple, si leur activité relève du secteur agroalimentaire, ils ne peuvent acheter des terres pour produire leurs propres cultures, ce qui les oblige à passer des contrats hasardeux avec des anciens sovkhozes (Bonduelle).
Outre des tracasseries en tout genre dans les relations avec les administrations (pesanteur des contrôles, exigences de prébendes...), des difficultés sont aussi susceptibles d'apparaître avec la justice , en raison du caractère insuffisamment stabilisé du droit applicable .
Ainsi, alors même que cette société ne dispose d'aucune implantation économique dans cette région, le tribunal de Krasnodar, se fondant sur un différend commercial survenu en République tchèque, a contesté le droit de propriété de Pernod-Ricard sur les marques de l'une de ses filiales pourtant enregistrées auprès de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) et a ordonné à son encontre une saisie d'un montant de 123 millions de roubles.
Les droits de la propriété intellectuelle sont encore insuffisamment garantis en Russie. La contrefaçon , que le gouvernement russe affirme combattre activement, est très répandue . M. Ivan Materov, vice-ministre du développement économique, a indiqué à la délégation sénatoriale qu'un tiers des télévisions mises sur le marché en Russie depuis trois ans provenait d'un lieu indéterminé. Un représentant de l'entreprise Bonduelle nous a, quant à lui, assuré qu'il était possible de trouver en Russie des contrefaçons de boîtes de conserves. Cependant, comme l'a souligné M. Materov, la sensibilité des consommateurs russes à l'argument du prix reste un obstacle de poids à la lutte contre la contrefaçon.
Enfin, les opérateurs économiques russes veillent jalousement à leur mainmise sur la production nationale . A cet égard, la Douma a tout récemment adopté, sous la pression des grands groupes pétroliers, des dispositions tendant à empêcher la conclusion de nouveaux accords de partage de la production.
Dès lors, force est de constater que l'implantation en Russie n'est pas des plus aisées. Ce constat rejoint d'ailleurs celui établi par notre collègue député, M. Hervé Mariton, dans un récent rapport d'information 7 ( * ) .
2. Une volonté affichée d'adhésion à l'OMC
La question de l'adhésion de la Russie à l'Organisation mondiale du Commerce (OMC) est très débattue. Pour beaucoup, à l'instar du vice-président de la Chambre de commerce et d'industrie de Russie, M. Georgy Petrov, elle semble s'imposer comme une évidence.
Le pouvoir politique russe en place exprime également avec force sa volonté de voir la Russie adhérer rapidement à l'OMC . Si des négociations ont été entamées dans ce sens dès 1993, il est vrai qu'elles se sont intensifiées depuis deux ans.
Les discussions en cours portent sur les tarifs douaniers, les soutiens à l'agriculture, les services (banques et assurances), ainsi que sur l'harmonisation de la législation russe avec les règles de l'OMC en matière de propriété intellectuelle, de certification et d'importations.
L'aspiration de la Russie à faire partie de l'OMC est cohérente avec son choix de l'économie de marché. Elle va également dans le sens d'une reconquête de sa légitimité internationale. Enfin, elle donne à ce pays une caution internationale lui permettant d'attirer les investisseurs étrangers et de favoriser le développement.
Dans la pratique, ce discours volontariste vis-à-vis de l'adhésion à l'OMC contraste cependant avec certaines réticences, non seulement des milieux économiques, mais également d'une partie de la bureaucratie.
Elles concernent, en particulier, les privatisations qui restent à conduire . Comme l'a souligné M. Alexandre Avdeev, ambassadeur de Russie en France, lors de son audition au Sénat, les privatisations exigées par les membres de l'OMC sont difficiles à réaliser, d'un point de vue économique autant que social. Ainsi, la situation des chemins de fer russe est très dégradée, les hausses de tarifs décidées ces dernières années ayant entraîné un effondrement de la demande.
De même, la libéralisation du secteur gazier , actuellement sous le monopole de l'entreprise d'Etat Gazprom, et la réévaluation des tarifs du gaz se heurtent aux importants besoins de la société russe, ne serait-ce qu'en raison de la rigueur du climat, qui rend indispensable la fourniture de chauffage à un prix abordable. La question des tarifs de l'énergie a donné lieu à un différend avec la Commission européenne qui reproche à la Russie de subventionner le faible prix du gaz sur le marché domestique par une surévaluation des tarifs à l'exportation. Pour les Russes, le gaz est « un avantage naturel qu'ils sont en droit d'exploiter » (M. Georgy Petrov).
Par ailleurs, les Russes se montrent très méfiants s'agissant de l'accès aux marchés . Il en est ainsi dans le domaine bancaire, pour lequel le gouvernement russe a déclaré qu'il se réservait le droit de prendre des mesures visant à limiter la présence étrangère. De même, dans le secteur agricole, les Russes sont partisans d'un « protectionnisme raisonnable ». Ainsi, pour M. Petrov, l'ouverture doit concerner les produits agricoles pour lesquels la Russie n'est pas autosuffisante, alors que les autres doivent faire l'objet de mesures de protection. En revanche, la Russie plaide vivement pour un démantèlement des soutiens européens aux productions agricoles, qui s'apparentent pour elle à de la concurrence déloyale et auxquels elle entend réagir par une élévation des taxes à l'importation.
Ainsi, malgré un discours politique très favorable à l'adhésion à l'OMC, la Russie ne semble pas encore prête à mettre en oeuvre les concessions réciproques qui en découlent.
* 7 « L'implantation des entreprises françaises en Russie : la force et le droit », rapport d'information n° 995 de M. Hervé Mariton, au nom de la commission des Finances de l'Assemblée nationale, 1 er juillet 2003.