2. Responsabiliser et former l'ensemble des acteurs
Le
problème des drogues n'est pas et ne doit pas être perçu
comme étant l'affaire des seules personnes directement touchées
par ce fléau. Toute la société est concernée,
chacun d'entre nous pouvant être un jour amené à en
expérimenter les effets, soit directement comme usager, soit
indirectement et plus fréquemment comme parent, membre de la famille,
ami, collègue, camarade, victime ou même simple citoyen.
Comme l'a très justement dit devant la commission le directeur
général de la gendarmerie nationale, M. Pierre Mutz, le sens de
la responsabilité qui nous incombe s'agissant du problème des
drogues «
doit être partagé par tous. Il n'appartient
pas à une catégorie ou à une autre de lutter contre la
drogue. C'est toute une chaîne qui doit se mettre en route à
partir des parents en continuant par les enseignants, les policiers, les
gendarmes et toute la chaîne sociale pour y parvenir
».
S'il revient donc à chacun de se sentir concerné, il est vrai
néanmoins que cette prise de conscience ne peut souvent intervenir
spontanément tant les phénomènes d'usage et de trafic
paraissent souvent lointains. C'est là que les
pouvoirs publics
doivent agir, en responsabilisant et en formant l'ensemble des acteurs
concernés, qu'ils appartiennent à la société civile
ou qu'il s'agisse d'acteurs institutionnels.
a) La société civile
(1) Faire des parents et de la famille des interlocuteurs privilégiés
L'information des parents doit être largement
renforcée
, à la fois dans et en-dehors de l'espace scolaire.
Hors du cadre scolaire, il serait utile que la MILDT édite un petit
livret d'information
spécialement consacré aux parents,
les instruisant de façon simple et concrète sur les
différents produits et les risques qu'ils représentent, la
façon de dépister au plus tôt les problèmes
d'addiction, le comportement à adopter lorsqu'ils apprennent que leur
enfant se drogue et les structures pouvant leur apporter aide et soutien.
Les conseils sur la conduite à tenir face à un enfant qui se
drogue devraient être validés par des spécialistes de la
psychologie adolescente. A cet égard, le docteur Curtet formule aux
parents concernés toute une série de recommandations. Selon lui,
il faut d'abord leur expliquer le plus tôt possible que la toxicomanie
«
n'est pas une maladie qu'on attrape à
l'adolescence
» mais un trouble qui se prévient
«
depuis qu'on porte son enfant et depuis qu'il est
né
». Il faut ensuite apprendre aux parents à
donner à leur enfant «
le droit d'avoir des
défaillances de toute nature
» et de les exprimer sans
pour autant le rejeter. Lorsqu'il est avéré que l'enfant utilise
des drogues, il faut éviter de culpabiliser les parents, ce qui ne
ferait que les en éloigner davantage. Il faut également dire aux
parents d'«
oser poser (à l'enfant) des limites
justifiées
», en les lui expliquant et en lui disant quel
intérêt il a à les respecter. Il faut enfin
«
réfléchir, en tant que parent, au modèle
qu'on lui présente (...) en lui parlant des valeurs qu'on lui
transmet
».
La nécessaire exemplarité des parents à l'égard de
leurs enfants a été également relevée par le
professeur Roger Nordmann. Après avoir rappelé qu'il fallait que
les familles «
ne fuient pas devant leurs
responsabilités
», M. Nordmann a indiqué
à la commission que «
les jeunes, contrairement à ce
qu'on a prétendu un certain temps, ont besoin d'interdit et il faut donc
que les parents ne consomment pas de substances psychoactives vis-à-vis
de leurs enfants, qu'ils donnent l'exemple et que si (...) ils
s'aperçoivent que leur enfant a consommé, ils n'en fassent pas un
rejet ou une culpabilisation mais qu'ils soient au courant des structures
d'accueil, qu'il faut absolument développer, de ces jeunes en
difficulté, sans attendre de les laisser s'insérer dans une
consommation régulière et intensive
».
Dans le cadre scolaire, l'information devrait davantage passer par les
réseaux d'écoute et d'aide à la parentalité, ainsi
que par les CESC dont l'activité devrait être
«
revitalisée
», de l'avis de tous les
intervenants concernés. Les CESC constituent en effet des structures
qui, par la multiplicité des acteurs représentés,
offriraient un cadre idéal pour procurer aux parents une information
adaptée et validée par des spécialistes sur les
problèmes de dépistage et de prise en charge des conduites
à risques.
A cet égard, il existe une multitude de structures travaillant en
partenariat avec le milieu scolaire dont il serait nécessaire de
coordonner l'action pour l'orienter davantage vers les parents :
- le système de santé scolaire, en premier lieu
(médecins, infirmières, pédiatres, psychologues
scolaires), dont on connaît les carences ;
- la protection maternelle et infantile, dont les puéricultrices et
les psychologues sont très bien placés pour connaître les
familles ;
- les centres médico-psychopédagogiques, centres publics
relevant de l'éducation nationale recevant gratuitement les enfants en
échec scolaire et faisant de la psychothérapie, ainsi que les
centres médico-psychiatriques, relevant du ministère de la
santé et accueillant des enfants en plus grande difficulté ;
- sans oublier les médecins de famille, souvent les premiers
à être consultés par les parents dont les enfants souffrent
d'addiction.
«
Le problème
», a expliqué à
la commission Mme Edwige Antier,
pédiatre,
«
c'est
qu'il n'y a pas d'anastomose. Entre l'école et le centre
médico-psychiatrique, malheureusement, les relais et les transmissions
sont insuffisants
».
Plutôt que de multiplier les intervenants, Mme Antier a
préconisé «
de créer une mission qui puisse
coordonner ces différents services et les sensibiliser. C'est à
ce moment là que les familles peuvent être
détectées : les choses sont toujours articulées avec
l'école et un enfant en difficulté va très vite être
en difficulté à l'école. Par conséquent, les
parents, qui sont très demandeurs de réussite scolaire, seront
sensibilisés par ces difficultés scolaires de leur enfant et
pourront ainsi être conduits vers la structure qui prendra en charge
l'enfant
».
(2) S'assurer de la crédibilité des acteurs associatifs
Les
associations sont particulièrement impliquées dans la gestion des
problèmes de drogues puisqu'elles sont à l'origine de la
majorité des initiatives en la matière et gèrent les
trois-quarts des centres spécialisés. Si de nombreuses personnes
y effectuent un travail remarquable, celles-ci connaissent toutefois certaines
faiblesses qui avaient été pointées par le rapport public
de la Cour des comptes de 1998 sur le dispositif de lutte contre la toxicomanie
et auxquelles il n'a pas été remédié depuis, ainsi
que l'ont confirmé divers intervenants.
En effet, les associations ont une tendance marquée à agir en
« circuits fermés », cherchant à rendre
« captifs » les toxicomanes dont elles assurent la prise en
charge et ignorant en partie l'intervention des autres acteurs du champ
sanitaire et social. De plus, elles se livrent souvent à une quête
effrénée de subventions publiques en diversifiant de façon
injustifiée leurs activités et obtiennent parfois des fonds en
« passant par dessus » les structures
départementales censées les attribuer pour s'adresser directement
aux ministères ou à la MILDT, qui eux mêmes ne se
consultent pas, d'où de fréquents doublons.
D'autre part, certaines d'entre elles, et non des moindres, seraient
infiltrées par des courants scientologues les instrumentalisant pour
récupérer une nouvelle clientèle particulièrement
vulnérable. Enfin, le degré de compétences des divers
intervenants en toxicomanie évoluant dans le monde associatif est
très hétérogène et fréquemment insuffisant,
ce qui est d'autant plus préoccupant que les associations
spécialisées en ce domaine ne sont régies par aucun
système d'autorisation préalable si elles ne font appel à
des concours financiers publics.
Il conviendrait donc de rationaliser l'action des associations en
décidant d'un niveau et d'une structure qui aurait compétence
pour vérifier la pertinence de leurs projets et la probité de
leurs membres, coordonner leur activité et décider de
l'attribution des subventions.
Une plus grande professionnalisation des
intervenants en milieu associatif pourrait être recherchée en
mettant au point un système de validation ou de certification des
compétences par la MILDT. Un premier effort a déjà
été effectué en ce sens à travers la
création en 1999 d'une commission de validation des outils de
prévention y étant rattachée et dont l'objet est
d'examiner et de donner un avis sur les instruments de prévention
élaborés par différents acteurs publics et
privés ; peut-être serait-il envisageable d'élargir
ses compétences à la validation des « acquis
professionnels » en matière de prévention.
Enfin, l'Etat et ses institutions devraient prendre leurs
responsabilités en réinvestissant les lieux et les personnes dont
ils ont sous-traité ou abandonné la prise en charge à des
associations. «
Peut-on accepter que des associations, avec des
habitants relais qu'on a installés et formés comme on a pu, avec
leurs qualités et leurs défauts, se substituent de fait aux
institutions ? Est-ce ce que veut la
République ?
» s'est interrogé très
justement à ce sujet le député-maire de
Chanteloup-les-Vignes, M. Pierre Cardo, lors de son audition.
(3) Impliquer et former davantage les médecins
Les
médecins, et notamment le médecin généraliste de
famille, devraient être parmi les premiers à être avertis en
cas d'usage de drogues
, notamment chez les jeunes, afin d'assurer une
première prise en charge physiologique et psychologique et d'orienter la
personne concernée vers les structures spécialisées les
plus adaptées. Plus encore, ils devraient être à même
de détecter les premiers symptômes de conduites à risques,
dès la préadolescence, afin d'effectuer une réelle action
de prévention au plus près des personnes en souffrance.
Les médecins constituent en effet les interlocuteurs
privilégiés des personnes concernées par les
problèmes de drogues : une récente étude indique en
ce sens que 72 % des personnes dont un proche aurait des problèmes
d'addiction iraient consulter en priorité un médecin.
Or, les médecins ne semblent pas, dans leur très grande
majorité, préparés à de telles tâches ni
désireux de les assumer
. C'est le constat lucide qu'a fait devant la
commission le ministre de la santé, M. Jean-François Mattei,
indiquant que les médecins «
ne sont pas formés
(...) pour des malades toxicomanes
» et qu'«
une
révolution est à faire
» sur ce point. M. Mattei
s'est dit inquiet et «
un peu
déconcerté
» par «
l'état
d'esprit du corps médical qui ne va pas chercher les informations dont
il a pourtant besoin
», expliquant que «
cela pose
tout simplement la question de la formation médicale continue et
également celle pour le médecin d'aller chercher des informations
dont il a besoin, y compris sur internet
».
L'implication des médecins
doit se faire selon deux axes. Le
premier
consiste à organiser leur intervention systématique
pour prévenir les conduites à risques
, ce que M. Mattei a
renvoyé à la prochaine loi sur la santé publique où
sera selon lui prévue «
une consultation de
prévention à intervalle régulier par les médecins
généralistes
».
Le second axe, en amont, repose
sur la mise en place à leur égard d'un système de
formation sur les produits stupéfiants et les conduites addictives digne
de ce nom.
Concernant ce second point, le rapport Roques notait en 1998 qu'il était
«
indispensable et urgent d'initier des programmes d'enseignement
spécialisés sur la toxicomanie (aspects médicaux,
socio-culturels et législatifs) auprès des acteurs de
santé (médecins, pharmaciens, personnel soignant
etc.)
» qui devraient être mis en place «
sous
le couvert de l'éducation nationale dans un nombre limité de
villes universitaires
». Il appelait également à
«
mieux introduire le problème de la toxicomanie dans les
enseignements secondaires et universitaires (médecine,
pharmacie)
». Ces recommandations restent plus que jamais
d'actualité.
Mme Edwige Antier, pédiatre, a insisté de son côté
sur le fait qu'«
une formation des pédiatres à
l'intérieur (de leur) cursus serait vraiment bienvenue
»,
afin que ces derniers puissent être en mesure de dépister les
conduites à risques au plus tôt et en tout état de cause
à trois stades successifs du développement de l'enfant :
«
en tant que bébé
» d'abord,
«
quand il commence à se mettre en révolte scolaire
ou parentale, quand il connaît l'échec scolaire ou quand il entre
dans les phobies
» ensuite, et «
quand il s'agit
d'un grand « ado » devant lequel les parents ferment les
yeux
» enfin.
Lors de sa visite au centre de jour de l'hôpital Saint-Antoine, la
délégation de la commission d'enquête a rencontré
des médecins-psychiatres qui ont attiré son attention sur la
nécessité qu'il y aurait à mieux former les
médecins aux problèmes psychiatriques dont souffrent les
toxicomanes, qu'ils ne détectent souvent pas ou face auxquels ils se
trouvent démunis.
b) Les acteurs institutionnels
(1) Responsabiliser les élites et les politiques
Si la
prévention des conduites à risque est l'affaire de tous, elle est
sans conteste d'abord celle des responsables politiques qui doivent se saisir
du sujet, l'analyser et y apporter des réponses adéquates. Or,
leur perception du problème est largement brouillée, non
seulement parce qu'ils ne le connaissent pas bien, mais aussi parce que de
nombreux messages contradictoires ont circulé sur ce thème depuis
quelques années.
C'est le constat qu'a fait devant la commission M. Bernard Leroy, conseiller
interrégional au programme d'assistance législative du programme
des Nations-Unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID). Il
a regretté que les gouvernements n'aient pas de vision d'ensemble du
problème des drogues et agissent de façon
désordonnée en déléguant leurs pouvoirs à
des structures ou des personnes ayant une approche discutable du
phénomène et intervenant sans véritable contrôle
politique.
M. Jacques Franquet, premier vice-président de l'Organe international de
contrôle des stupéfiants (OICS), a adhéré à
ce constat de démission des élites politiques, ajoutant qu'il y a
aujourd'hui «
un vide en matière de formation des
élites et des cadres
». Prenant l'exemple des chefs de
projet départementaux, M. Franquet a regretté leur manque de
formation sur les conventions internationales liant la France, ignorance qu'il
a rattachée à celle plus globale des responsables politiques et
administratifs sur ce point.
Il faudrait à présent, selon M. Bernard Leroy, que des
professionnels théorisent et rationalisent les problématiques
liées aux drogues afin de fournir
une information claire et objective
aux décideurs politiques, base indispensable à la prise de
décisions éclairées et dépassionnées.
(2) Informer les professionnels du droit sur la dimension humaine du problème des drogues
Avocats et magistrats sont tout spécialement
concernés par les problèmes liés à l'usage et au
trafic de drogues
, soit qu'il défendent les personnes
interpellées à ce sujet, soit qu'ils instruisent leur dossier et
rendent ensuite un jugement. Or, si leur niveau de connaissances juridiques sur
le sujet est souvent exhaustif, leur appréhension du
phénomène des drogues se limite souvent au cadre normatif,
notamment pénal, régissant leur usage et leur commerce.
En ce qui concerne les seuls avocats, M. Gérard Tcholakian a ainsi
indiqué lors de son audition que la commission libertés et droits
de l'homme du Conseil national des barreaux (CNB) «
n'a jamais eu
de réflexion particulière et étoffée sur le
problème de l'usage des drogues illicites
». Plus
préoccupant, M. Tcholakian a reconnu que, s'agissant des familles de
toxicomanes, les avocats ont «
souvent le sentiment (...) de ne
pas pouvoir répondre à leur attente immédiate s'agissant
de l'usage qu'elles ont découvert
», mais aussi de ne
«
pas bien orienter ni répondre à des questions,
qu'il s'agisse de la toxicomanie, de l'orientation (qu'ils pourraient)
éventuellement donner ou des conseils (qu'ils pourraient) apporter en
termes d'orientation
». Il a regretté que
«
la profession, sur ce point, (ne soit) pas équipée
du fait d'un manque de formation à la fois initiale et
continue
».
Il y aurait donc un réel
travail d'information à effectuer en
direction des professionnels du droit
dans leur ensemble, afin de les
documenter sur les aspects sanitaires et sociaux liés à l'usage
de drogues et sur les structures les plus appropriées pour prendre en
charge les toxicomanes. Une telle formation pourrait être
intégrée dans les programmes de formation initiale et continue de
l'Ecole nationale de la magistrature (ENM) pour les magistrats et dans ceux des
Ecoles de formation du barreau pour les avocats, ce sur quoi s'est d'ailleurs
engagé à réfléchir M. Tcholakian.
(3) Mieux former les acteurs de terrain
A ce
niveau de la mise en oeuvre concrète, sur le terrain, des politiques
publiques de lutte contre les drogues, il semble que les divers acteurs
concernés, malgré leur grande motivation et leur
dévouement à la tâche, ne soient pas parfaitement en mesure
de remplir leur mission de prévention ou de prise en charge des usagers
de drogues en raison des carences de leur formation.
Là également devrait être entrepris, à l'initiative
de chaque ministère et en coordination avec la MILDT,
un vaste effort
de sensibilisation et d'éducation de tous les personnels actifs
impliqués à un titre ou à un autre dans la lutte contre la
drogue :
les éducateurs spécialisés, afin
notamment de leur apprendre l'utilité d'un travail en réseau avec
l'ensemble des structures intervenant au niveau local ; les personnels de
la protection judiciaire de la jeunesse, dont le directeur, M. Jean-Pierre
Carbuccia-Berland, a reconnu que le niveau de formation était encore
insuffisant, tout en indiquant que des actions étaient actuellement
initiées afin d'y remédier ; les personnels
pénitentiaires, que M. Didier Lallement, directeur de l'administration
pénitentiaire, a souhaité sensibiliser davantage aux
problématiques des conduites à risques ; ou encore les
éducateurs sportifs que M. Jean-François Lamour, ministre des
sports, s'est engagé à mieux former encore.
Un tel travail de sensibilisation, de formation et d'information devra
être mené par des professionnels au plus près des
différents acteurs auxquels il s'adresse afin de leur délivrer
les connaissances et instruments dont ils ont concrètement besoin. Il ne
doit pas être limité à l'un des aspects de la lutte contre
la drogue et des phénomènes d'addiction, mais les aborder de
façon transversale afin d'irriguer l'ensemble des acteurs
concernés d'une véritable culture commune en la
matière.