B. LES PARTICULARISMES DU DROIT CIVIL ET DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE : LE " STATUT PERSONNEL " ET LA JUSTICE CADIALE
La
très grande majorité des Mahorais ont conservé leur statut
personnel, comme le leur permet
l'article 75 de la Constitution
, aux
termes duquel : "
Les citoyens de la République qui n'ont
pas le statut de droit civil commun, seul visé à l'article 34,
conservent leur statut personnel tant qu'ils n'y ont pas
renoncé
".
Il en résulte une dualité de statuts de droit civil : statut
de droit commun résultant du code civil et statut de droit local, ce qui
entraîne une dualité des règles applicables dans le domaine
de l'état des personnes et du droit des biens, ainsi qu'une coexistence
de la justice coutumière exercée par les cadis avec les
juridictions de droit commun.
1. Le statut personnel
Le
statut personnel est un statut de droit civil local inspiré du droit
coranique et de la coutume mahoraise. Il n'intéresse que les
Mahorais
(c'est-à-dire les Français
considérés comme originaires de Mayotte, même s'ils sont
nés aux Comores ou dans le Nord-Ouest de Madagascar)
musulmans
.
En effet, les résidents de Mayotte non originaires de Mayotte
(métropolitains ou étrangers même musulmans) ainsi que les
Mahorais non musulmans, relèvent obligatoirement du statut civil de
droit commun.
Tout Mahorais musulman a cependant la faculté d'opter pour le statut
civil de droit commun par simple requête auprès du tribunal de
première instance (TPI) qui rend alors un jugement portant changement de
statut et entraînant dès lors la compétence de la
juridiction civile de droit commun (et non plus des cadis), mais cette option
pour le statut civil de droit commun est irréversible
10(
*
)
.
Dans la pratique, il semble que très peu de Mahorais décident
d'opter pour le statut civil de droit commun, le TPI de Mamoudzou enregistrant
seulement une dizaine de requêtes par an (contre une centaine au cours
des années qui ont suivi le choix de l'appartenance à la
République française).
Le statut personnel régit principalement les droits de la personne et de
la famille ainsi que les droits patrimoniaux.
Il se caractérise notamment par la reconnaissance de la
polygamie
, la possibilité de
répudiation
de la
femme par le mari, l'absence de reconnaissance des enfants naturels, l'absence
de régime matrimonial entre les époux,
l'
inégalité des sexes
en particulier en matière
successorale.
La dualité de statut civil entraîne un double système
d'
état civil
. Le service d'état civil de droit commun est
concentré à la mairie de Dzaoudzi-Labattoir tandis que
l'état civil de droit local, régi par une
délibération du 17 mai 1961 de la Chambre des
députés des Comores, est dispersé dans les
17 communes, les maires et leurs adjoints ayant compétence pour
dresser les actes de naissance et de décès alors que les cadis
ont compétence pour les actes de mariage, de divorce et les jugements
supplétifs d'actes de naissance. Or les registres d'état civil
des communes semblent très mal tenus : lacunes, conservation dans
des conditions précaires, recopiage avec des erreurs...
La situation est en outre compliquée par l'absence de nom patronymique
transmissible en droit musulman, car celui-ci ne distingue pas le nom du
prénom.
Toutefois, une réforme de l'état civil destinée à
pallier ces difficultés est actuellement en cours et vient de faire
l'objet de deux ordonnances n° 2000-218 et n° 2000-219 du
8 mars 2000. Une commission de réforme de l'état civil
chargée de procéder à la refonte de l'état civil
dans toutes les communes devrait être installée en septembre
prochain ; un poste de magistrat vient d'être créé en
vue d'assurer la présidence de cette commission. D'autre part, le
Parquet a d'ores et déjà organisé un contrôle de
fait sur l'activité juridictionnelle des cadis en matière
d'état civil.
Par ailleurs, le
régime foncier
se caractérise par
l'
absence de cadastre
et de nombreux problèmes d'identification
de la propriété foncière. Il est théoriquement
fixé par le décret du 4 février 1911 portant
création du système de l'immatriculation foncière,
décret étendu à Mayotte par un décret du
9 juin 1931. Toutefois, des crédits ont été
inscrits au contrat de plan afin de financer l'élaboration d'un
cadastre. Celle-ci a déjà débuté dans les communes
de Dzaoudzi-Labattoir et de Mamoudzou.
2. La justice cadiale
La
dualité de statut civil se traduit également par la coexistence
des juridictions civiles de droit commun
11(
*
)
et des juridictions coutumières
musulmanes exercées par les cadis.
Ceux-ci, au nombre de 16 avec le Grand Cadi, ont le statut de fonctionnaires
territoriaux, de même que leurs greffiers et secrétaires greffiers.
Les
compétences
des cadis sont définies par un
décret du 1
er
juin 1939 et par une
délibération du 3 juin 1964 de la Chambre des
députés des Comores.
Les cadis exercent les fonctions de
notaire
s'agissant des citoyens
relevant du statut civil de droit local
12(
*
)
.
Ils célèbrent les
mariages
musulmans (qui concernent
parfois des fillettes âgées d'une dizaine d'années
seulement), reçoivent les répudiations et prononcent les divorces
13(
*
)
.
En ce qui concerne les fonctions juridictionnelles, les cadis sont
compétents en matière d'
état civil
de droit local
et d'une manière générale en matière de
contentieux civil et commercial entre musulmans relevant du statut personnel
de droit local ; en effet, aux termes de l'article 1
er
de la délibération précitée du
3 juin 1964, "
la justice musulmane connaît de toutes
les affaires civiles et commerciales entre musulmans autres que celles relevant
du droit commun
".
En revanche, les cadis ne sont pas compétents en matière de droit
pénal car celui-ci relève des juridictions de droit commun.
Toutefois, selon le témoignage des magistrats de Mayotte
rencontrés par la commission, dans les années 90, on a
encore pu constater une condamnation (heureusement non exécutée)
d'une femme adultère et de son amant à être enterrés
vivants.
Les cadis appliquent un droit musulman coutumier basé sur le Minhadj
(texte datant du XIIIè siècle).
L'
appel
de leurs jugements peut être porté devant le Grand
Cadi. Toutefois, ce dernier est compétent en premier ressort pour
certaines affaires qui peuvent être portées en appel devant le
tribunal supérieur d'appel (TSA).
Les jugements rendus en appel par le Grand Cadi peuvent être
déférés en
cassation
par les parties ou par le
Procureur de la République au tribunal supérieur d'appel
constitué en chambre d'annulation musulmane. Cette juridiction est
présidée par le président du TSA, assisté de deux
cadis jouant le rôle d'assesseurs sans voix
délibérative ; elle applique en principe le droit musulman.
Selon les statistiques communiquées par le Grand Cadi, les cadis ont
rendu 6.317 jugements en 1998 (hors état civil).
En matière d'état civil, ils ont prononcé au cours de
cette même année :
- 675 jugements supplétifs de naissance ;
- 4.974 jugements rectificatifs de naissance ;
- 386 actes de tutelle ;
- 15 actes de reconnaissance d'enfant ;
- 123 jugements de décès ;
- 28 certificats de non-mariage ;
- 475 jugements supplétifs de mariage ;
- 135 actes de divorce ;
- 69 répudiations.
En matière notariale, ils ont effectué au cours de l'année
1998 :
- 16 actes de procuration ;
- 41 donations ;
- 91 actes de partage ;
- 15 actes de vente ;
- 162 certificats d'hérédité ;
- 109 liquidations de successions.
La justice cadiale ignore la procédure contradictoire et les avocats
n'y sont pas admis
, ce qui ne va pas sans poser problème au regard
des principes généraux du droit et de la Convention
européenne des droits de l'homme.
Plusieurs articles de cette Convention affirment d'ailleurs des droits qui sont
susceptibles d'être directement remis en cause par les règles
applicables à Mayotte : article 6 (droit à un
procès équitable), article 8 (droit au respect de la vie
privée et familiale), article 12 (droit au mariage " à
partir de l'âge nubile "), article 14 (interdictions des
discriminations fondées sur la différence de sexe).
Certes, lors de la ratification de cette Convention, la France a
déclaré que celle-ci s'appliquerait à l'ensemble du
territoire de la République française sous réserve, pour
ce qui concerne les territoires d'outre-mer et Mayotte, de la prise en compte
des "
nécessités locales
".
Il n'en demeure pas moins que le statut personnel et la justice cadiale
heurtent de nombreux principes fondamentaux du droit de la République
française.
Leur maintien n'apparaît pas compatible avec une
départementalisation qui supposerait l'abandon du principe de
spécialité législative au profit du principe de
l'assimilation législative, sous réserve des adaptations
nécessitées par la situation particulière des
départements d'outre-mer prévues par l'article 73 de la
Constitution, adaptations dont la portée est limitée par la
jurisprudence du Conseil constitutionnel
14(
*
)
.