2. Des simulations économiques qui obscurcissent le débat
Plusieurs études économiques ont
été réalisées pour évaluer l'impact sur
l'emploi du dispositif de réduction du temps de travail tel qu'il est
envisagé par le Gouvernement.
La commission d'enquête
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)
sénatoriale sur les 35 heures a remarquablement mis en
évidence les limites de ces études du fait de la fragilité
de leurs hypothèses. Ces études, et notamment celles
réalisées par la Banque de France (selon des hypothèses
déterminées par le ministère de l'Emploi), par l'OFCE et
par la Direction de la prévision, s'inscrivent dans le cadre de
modèles keynésiens. Ceci signifie qu'elles considèrent
plus ou moins l'économie nationale comme une économie
fermée dans laquelle un secteur extérieur figé
réagit selon des élasticités historiques aux
évolutions des données fondamentales de l'économie
(croissance, inflation, taux de change, solde extérieur,
compétitivité...).
Ces modèles n'intègrent pas les effets de la concurrence
monétaire, fiscale et sociale qui s'est instaurée depuis 1990,
s'est accélérée en 1996-1997 et devrait devenir totale en
1999 avec l'instauration de la monnaie unique.
Dans ces conditions, les centaines de milliers d'emplois constituent des
virtualités auxquelles il serait hasardeux de se fier. Le risque n'est
pas nul d'ailleurs que dans le cadre d'une économie ouverte sur
l'international, les éventuelles créations d'emplois profitent
à nos voisins qui pourraient tirer profit d'une dégradation de la
compétitivité des entreprises françaises et d'une
augmentation de la consommation comme en 1981-1982.
Pour l'économiste Christian Saint-Etienne, dans ce contexte,
"
au total, on peut anticiper que les 35 heures vont
effectivement
créer en net environ 200.000 emplois. Mais rien ne permet d'exclure
que ce chiffre net serait la résultante de 300.000 emplois
créés à l'étranger et 100.000 détruits
en France !
".
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)
Les simulations économiques réalisées
à la demande du Gouvernement
sont-elles crédibles ?
Pour Jean-Paul Fitoussi, directeur de l'Observatoire
français des conjonctures économiques (OFCE), une projection
n'est pas une prédiction et encore moins une prévision, mais
seulement un exercice qui permet de réfléchir aux conditions du
présent.
Il considère comme incontestable le fait que les conclusions des
études menées sur la réduction du temps de travail peuvent
servir à manipuler l'opinion. Il précise qu'il se trouvera
toujours un parti ou un groupe de pression pour utiliser les conclusions des
travaux des chercheurs dans le sens qui lui est le plus favorable.
Evoquant des simulations réalisées sur un scénario noir
caractérisé par une forte dégradation du climat social,
des entreprises refusant toute réorganisation et des salariés
exigeant une compensation salariale intégrale, Jean-Paul Fitoussi a
précisé que le projet du Gouvernement pourrait se traduire par
une destruction nette de 100.000 emplois accompagnée d'une
dégradation des équilibres économiques (davantage
d'inflation, perte de près de quatre points de croissance, etc.). Il a
estimé également qu'entre le scénario rose et le
scénario noir, il existait toute la palette des scénarios gris.
Evoquant la projection tablant sur une création nette de
470.000 emplois, il a insisté sur la rigueur des conditions
à respecter pour arriver à ce résultat : nette
augmentation de la productivité, modération salariale, maintien
de la durée d'utilisation des équipements et
réorganisation des entreprises. Evaluant le résultat au regard
des efforts nécessaires, il a estimé que le résultat
était décevant puisqu'il ne représentait qu'une baisse
d'un peu plus d'un point du taux de chômage.
Le directeur de l'OFCE déclare être, quant à lui,
réservé sur le partage du travail comme solution au
problème de l'emploi, car elle lui semble être une solution de
résignation. Elle est fondée sur l'hypothèse que
l'économie ne peut plus atteindre le plein emploi. Il est convaincu
qu'"
une politique de croissance pourrait dans les conditions
présentes combattre beaucoup plus efficacement le chômage, et que
l'amélioration des niveaux de vie qui s'ensuivrait conduirait beaucoup
plus sûrement, mais cette fois spontanément, à la
réduction du temps de travail
. ".
Votre commission vous invite donc à considérer ces simulations
avec la plus grande prudence. Ceci d'autant plus que le détail des
études réalisées par la Direction de la prévision
ne lui ont pas été communiquées. Il aurait pourtant
été intéressant de connaître toutes les
hypothèses qui ont déterminé les résultats obtenus.
Quoi qu'il en soit et compte tenu du caractère proprement
expérimental de la décision qu'il a prise, on peut
s'étonner que le Gouvernement ait pu annoncer des centaines de milliers
de créations d'emplois sans prendre en compte l'immense déception
que pourraient engendrer des résultats beaucoup plus modestes.